Erkhän ajustait les vêtements qu’on venait de lui apporter et arrangeait distraitement ses cheveux d’encre pure. Même l’esprit préoccupé, son apparence demeurait toujours indéniablement parfaite. Il enfila son long manteau brodé de fils d’argent et fit mine de remettre ses bagues, mais celles-ci n’avaient pas quitté ses doigts la veille.
Sans même jeter un regard à la somptueuse pièce dans son dos, il s’approcha du balcon et regarda la vue qui s’offrait à lui. La neige avait enfin cessé de tomber, ne prenant qu’un peu de répit avant d’envahir à nouveau le ciel. Il observa attentivement les bâtiments qui se découpaient en contrebas, bien différents de ceux qu’il voyait de sa propre chambre. D’ici, il pouvait même apercevoir les vitraux aux teintes pourpres de sa petite chapelle.
Derrière Erkhän, une jeune femme s’enroula dans des draps de soie et s’approcha d’une démarche élégante et légère dans un bruissement de tissu. Comme il ne se retournait pas, elle appuya la tête contre son dos et passa les bras autour de la taille du Duc.
— Avons-nous vraiment besoin de leur aide ? souffla Erkhän après un moment.
Bien évidemment, il connaissait la réponse à cette question, mais il ne pouvait s’empêcher d’essayer de trouver d’autres alternatives. Seulement s’il y en avait eu il les aurait trouvées depuis longtemps.
— Tu sais bien que oui. Pourquoi détestes-tu autant les Prêtres de l’Aube ?
Erkhän ne prit pas la peine de lui répondre. Il ne savait pas vraiment pourquoi, mais il trouvait leurs idées parfois trop radicales. Pour eux, tout tournait autour de l’Affinité, les gens se classaient uniquement en deux catégories, les purs et les impurs. Or, même si c’était souvent le cas, rien ne prouvait que l’Affinité se transmettait absolument par l’ascendance. Elle sautait parfois des générations et quelqu’un pouvait très bien la développer alors que les parents y étaient étrangers. Dès lors, penser qu’il suffisait de réunir des personnes « pures » pour concevoir seulement d’autres « purs » n’avait aucun sens. La seule chose que cela pouvait permettre, et qui ne marchait pas toujours, était de s’assurer la naissance d’un affilié puissant, à condition que ses parents le soient aussi. Et encore, cela arrivait de moins en moins souvent. Et puis, même s’il n’était pas concerné, Erkhän pensait parfois à la descendance qu’il aurait un jour. Il était incapable de prévoir à quelle catégorie ses enfants appartiendraient.
— Je les trouve plutôt sympathiques, lui dit Seknä. J’aime la dévotion avec laquelle ils me regardent.
Erkhän se tourna vers elle.
— Vraiment ? demanda-t-il en la déshabillant des yeux.
La princesse esquissa un sourire des plus enjôleurs et se pressa un peu plus contre lui. Elle le laissa caresser la peau nue de son dos du bout des doigts, puis prit soudain un air attristé.
— Hélas, j’ai bien peur que nous ne puissions nous revoir avant de longs mois.
— Je me languirai chaque jour de vous revoir, ma dame, répondit Erkhän en embrassant ses mains.
Seknä parut troublée un instant et se figea, perdant aussitôt la fausse expression qu’elle avait adoptée. Lorsque ses joues commencèrent à se teinter de rouge, elle se détourna vivement et s’éloigna du jeune homme. Quelques secondes plus tard, elle traversait la pièce avec élégance en laissant doucement glisser la soie sur sa peau nue, de nouveau maître de ses émotions. Elle s’arrêta devant la salle d’eau qui jouxtait la chambre, tourna légèrement son beau visage vers Erkhän et laissa entièrement tomber le drap.
— Au moins, je vous ai donné un aperçu de ce qui vous attend quand vous ferez de moi votre reine. Ne tardez pas trop.
Erkhän ne put s’empêcher de sourire. Il aimait beaucoup le petit jeu auquel ils jouaient tous les deux. Un instant, il se demanda quel pouvait être la part de sincérité dans ce qu’elle lui avait dit, mais au fond ça n’avait pas la moindre importance, tous deux avaient tendu leurs pièges et il fallait maintenant qu’il redouble de prudence pour ne pas y tomber le premier. Son sourire s’élargit un peu plus. Il ne perdait jamais à ce genre de jeu.
À contrecœur, Erkhän se hâtait de rejoindre ses appartements privés où l’attendait le Prêtre de l’Aube. C’était bien la dernière chose qu’il avait envie de faire, et pourtant, il savait qu’il ne pouvait pas y couper.
Sur sa route, il croisa de nombreux serviteurs qui s’inclinaient devant lui en baissant les yeux, mais il ne leur prêtait pas plus attention que d’habitude. Aucun d’entre eux ne se serait jamais permis la moindre remarque sur le fait qu’il sorte des plus beaux appartements de la tour des invités ni qu’il ait déserté sa chambre la veille. De plus, il avait pris soin d’éliminer tous les potentiels espions. Il songea soudain à son demi-frère, le Vicomte de Vornatus, qui serait très certainement bientôt fiancé à la princesse Seknä. Erkhän sourit intérieurement, il se demandait quelle serait sa réaction si l’un de ses domestiques lui rapportait la nouvelle du lien étroit qui s’était installé entre elle et lui. Pendant une fraction de seconde, il eut envie de se laisser aller à la tentation et provoquer la fuite de l’information, mais il valait mieux que leur relation reste secrète, du moins pour le moment.
Erkhän arriva devant les portes du grand salon attenant à ses appartements où l’attendait son fidèle page. À la vision de son serviteur aussi tendu que la corde d’un arc, il sut que le Prêtre de l’Aube était déjà arrivé.
Tandis que le page refermait la porte derrière lui, Erkhän fila droit vers la console où reposait l’un des plus doux nectars du royaume. Il admira la bouteille entre ses mains, ignorant totalement son visiteur, et après une brève hésitation décida d’en choisir une autre. Il avait besoin de quelque chose de plus fort.
Sans même un regard pour le prêtre, Erkhän tira sur ses manches avant de boire une longue gorgée du breuvage qu’il venait de se servir. Le liquide picota agréablement ses lèvres puis lui brûla la gorge, achevant de le réveiller. Le verre à la main, il se dirigea vers l’un des douillets fauteuils de satin noir et d’un geste, proposa à son invité de faire de même.
— Dites-moi mon cher prêtre, quelles nouvelles m’apportez-vous donc ?
— Grâce à Votre Seigneurie, Lignis sera bientôt la toute première cité à connaître un recensement exact de l’Affinité de sa population. Vous êtes d’ores et déjà considéré par la plupart de vos voisins comme un visionnaire.
Erkhän hocha la tête en signe d’assentiment, même s’il ne croyait pas un mot des ridicules flatteries du prêtre.
— Quand est-ce que vos confrères vous rejoindront pour vous aider dans votre tâche ?
— Très bientôt mon seigneur, cela ne saurait tarder.
En vérité, Erkhän n’était pas très enthousiaste à l’idée de recevoir autant de représentants de l’Église Indicible au sein de sa cité, mais il n’avait guère le choix. Même si le Prêtre de l’Aube ferait son possible pour l’aider, ne serait-ce que pour ne pas laisser un impur monter sur le trône, il ne pouvait pas négliger la motivation qui le pousserait à l’élever au titre de prince héritier coûte que coûte. Et pour cela, il devait les laisser investir Lignis.
— J’attends avec une grande hâte vos résultats, mentit-il dans un sourire. N’oubliez pas, quand je serai prince, vous aurez accès à toutes les autres cités du royaume, ainsi que les prérogatives nécessaires.
— Je suis au moins aussi impatient que vous, jubila le prêtre. Certains confrères m’ont déjà rejoint ici, mais d’autres sont en route et ils ne tarissent pas d’éloges à votre sujet. Ce n’est qu’une question de temps avant que cela n’arrive aux douces oreilles de notre souverain, si ce n’est déjà fait.
— À ce propos, intervint Erkhän, je me suis entretenu avec la princesse Seknä. Celle-ci s’apprête à rejoindre la capitale pour rappeler sa présence à mon père, le roi. Je pensais la laisser partir seule, mais après réflexion, il serait peut-être tant que je fasse de même.
Le Prêtre de l’Aube garda le silence une petite minute, mais c’est sans la moindre once d’hésitation qu’il releva la tête et s’adressa au Duc.
— Puis-je me permettre de vous exposer mon avis, monseigneur ?
Erkhän le fixa avec intérêt, curieux.
— Vous avez mon attention.
— Bien que je sois ravi de vous savoir en si bons termes, je pense qu’il n’est peut-être pas préférable que vous vous retrouviez tous les deux à la capitale au même moment. Au contraire, faites-vous désirer. La princesse Seknä se chargera de vous rappeler au bon souvenir de Sa Majesté, et je suis certain qu’elle ne manquera pas de tarir d’éloges sur vous. De plus, le Vicomte de Vornatus se méfiera beaucoup moins si vous n’êtes pas présent.
— Hum…
Erkhän appuya son menton contre l’une de ses mains, en proie à une intense réflexion. Il avait décidément beaucoup de mal à lutter contre son impatience. Combien de temps cela allait-il prendre, des années ? C’était bien trop long. Il comptait profiter du statut de prince pendant ses belles années et non quand il serait en âge de fonder une famille. Et après ça, combien de temps encore devrait-il attendre pour être désigné prince héritier ?
Face à lui, le Prêtre de l’Aube l’observait, silencieux. Ce dernier le savait sans doute, il n’obtiendrait rien de plus du Duc sans l’ombre d’un résultat. Erkhän pouvait lire en lui comme dans un livre ouvert : même s’il avait hâte de transformer Lignis, empêcher le Vicomte de Vornatus de devenir prince héritier faisait aussi partie de l’une de ses priorités. Qu’allait-il bien pouvoir trouver pour faire accélérer les choses dans son sens ? Soudain, un éclair traversa les prunelles sombres du prêtre.
— J’ai une requête à vous soumettre, monseigneur. Permettez-moi de me rendre à la capitale. Là-bas, je ferai en sorte de faire adhérer le roi à notre Église. Une fois qu’il aura rejoint notre cause, je pourrai le conseiller et le guider vers nous. Je ferai également en sorte de le convaincre d’envoyer certains de mes frères dans la cité du Vicomte pour y semer les premières graines de nos croyances.
Un infime sourire apparut sur les lèvres d’Erkhän, le prêtre n’avait pas une si mauvaise idée, mais ce n’était pas sans risques.
— L’idée me semble intéressante, cependant, vous oubliez que mon demi-frère ne semble pas posséder l’Affinité, ne craignez-vous pas de vous mettre à dos le roi ?
— Je ne connais pas personnellement Sa Majesté, mais je sais que je réussirai à lui faire entendre raison. Le Roi de Piques ne manque ni d’intelligence ni d’ambition, il finira forcément par se ranger de notre côté. Mais si vous préférez, ajouta-t-il, j’agirai avec parcimonie.
Erkhän hésitait. La proposition n’était pas dénuée d’intérêt, mais beaucoup trop d’éléments étaient incertains et il détestait que les choses ne se passent pas comme prévu. Le Prêtre semblait aussi négliger une chose essentielle, il sous-estimait grandement Ëkhyr de Sectra, le père d’Erkhän. D’un autre côté, il suffisait de faire en sorte que l’on ne puisse pas remonter jusqu’à lui pour ne pas se retrouver impliquer en cas de bévue du prêtre.
— Hum… soit, trancha finalement Erkhän, mais à une condition. Je vous laisse faire à votre guise, mais agissez dans l’ombre, ne m’affiliez pas à vous, pas tant que le roi ne sera pas de votre côté.
— Évidemment monseigneur, lui assura le prêtre. Je partirai donc dans les prochains jours pour la capitale avec quelques adeptes de l’Église Indicible et laisse à vos bons soins ceux qui ne devraient plus tarder à arriver à Lignis.
Cette fois, Erkhän s’autorisa un large sourire satisfait. La capitale serait bientôt truffée de ses pions et le Vicomte n’aurait pas le temps de voir le piège se refermer sur lui. Le roi retrouverait la raison et le choisirait lui plutôt que son insolent de demi-frère et en prime, il allait pouvoir se débarrasser de la vision écœurante du prêtre pendant quelque temps. Décidément, cette journée s’annonçait particulièrement belle.
Sinon je trouve sa relation avec la princesse intéressante. J'ai hâte de voir comment ça va évoluer ! Par contre le prêtre, hors de ma vue ! Je l'aime pas ! Il a une mauvaise influence sur tout ce qui l'approche !
Oui il a des fréquentations assez douteuses xD c'est qu'il est prêt à tout pour monter sur le trône ! J'ai hâte que tu découvres comment ses manigances vont tourner ^^
Merci pour ton commentaire !!