Annyaëlle ouvrit les yeux dans un endroit qui lui était totalement inconnu et pourtant vaguement familier à la fois. Elle cligna des paupières à plusieurs reprises, comme si ce simple geste pouvait parvenir à raviver sa mémoire.
Parfaitement immobile, la jeune fille observait l’immense pièce aux grands murs blancs dans laquelle elle se trouvait. Un frisson parcourut aussitôt son corps, la glaçant de l’intérieur sans qu’elle en connaisse la véritable raison. Elle pouvait le sentir, il y avait quelque chose d’étrange dans ce lieu. Au centre de la pièce, l’espace était occupé par un gigantesque tapis de velours rouge, dont les extrémités étaient jonchées de fauteuils luxueux et de tables basses recouvertes d’une multitude de mets et de boissons. L’endroit était rempli de monde, mais personne ne lui accordait la moindre attention, tous avaient les yeux rivés sur les deux enfants accroupis sur le tapis. Mal à l’aise, la petite fille aux cheveux brun-roux n’avait visiblement aucune envie d’être là. Non, c’était plus que ça, elle était terrorisée par toute cette foule. Elle ne pouvait s’empêcher de trembler tandis que le petit garçon aux mèches rouges à côté d’elle faisait de son mieux pour lui donner du courage, en vain, elle était morte de peur.
Annyaëlle observait la scène en plissant les yeux, comme si ça pouvait lui permettre de distinguer plus aisément ce que disaient les gens devant elle. Étrangement, elle n’entendait que des murmures, une sorte brouhaha diffus, et chaque fois qu’elle pensait discerner un mot il s’évaporait avant qu’elle n’ait eu le temps de s’en saisir.
Sur le tapis, elle remarqua que l’un des enfants s’agitait pour attirer l’attention des adultes. Le petit garçon leva les bras et bougea lentement ses mains, l’air extrêmement concentré. À ses pieds se trouvait une bassine dont l’eau commençait légèrement à bouger. Des gouttes de sueur perlaient déjà sur le front du garçon quand enfin, une toute petite quantité d’eau s’éleva dans les airs et se mit à onduler au rythme de ses mains. C’était magnifique. L’eau s’étirait au ralenti devant lui, comme si elle entamait une danse majestueuse sur sa seule volonté.
À cet instant, tout devint clair dans l’esprit d’Annyaëlle. Elle prit soudain conscience qu’elle avait déjà vécu ce moment et qu’elle se trouvait donc probablement dans un rêve. Dès lors, elle cessa d’être une simple spectatrice des événements qui se déroulaient sous ses yeux et retrouva la pleine maîtrise de son corps. Les visages qui lui étaient familiers se précisèrent et certains détails lui apparurent plus nettement. Annyaëlle regarda les deux enfants d’un œil nouveau, teinté de nostalgie. Elle savait ce qui allait se passer.
Dans la foule, une fillette se mit à applaudir de joie devant le spectacle qu’offrait le petit garçon et fit sursauter la totalité des occupants de la pièce, jusque là enveloppée d’un silence respectueux. Déconcentré et épuisé, l’enfant laissa s’échapper l’eau qui flottait dans les airs, qui fila droit vers le sol avant de s’arrêter miraculeusement à quelques centimètres du tapis. Plus personne ne bougeait, le souffle coupé par la maîtrise du garçon qui avait réussi à rattraper l’eau in extremis. Le regard d’Annyaëlle se voila un instant à peine avant que la foule ne remarque les yeux étonnés de l’enfant, qui démontraient qu’il n’y était strictement pour rien. Du même chef, tous se tournèrent vers la petite fille à ses côtés et l’eau s’écrasa sur le tapis. Et puis tout s’emballa. Tout le monde se mit à parler en même temps, les chaises grincèrent, certaines tombèrent dans un bruit sourd. La foule se bousculait pendant que les avis et les interrogations fusaient, mais plus personne ne s’occupait des enfants.
Annyaëlle aurait voulu se précipiter vers eux, les rassurer, effacer leurs airs effrayés, mais cela n’aurait servi à rien, elle avait déjà vécu ce moment. Impuissante, elle regarda la petite fille implorer de l’aide du regard, céder à la terreur et s’évanouir. Elle aurait tant voulu pouvoir intervenir, calmer les adultes et protéger la fillette, se protéger elle-même. Avec le recul des années passées, elle aurait pu leur expliquer ce qui venait de se produire et dissiper leur peur, leur prouver qu’ils avaient tort. Mais Annyaëlle savait ce qu’ils avaient en tête, ils étaient affolés, pensant avoir à faire pour la toute première fois à un individu capable de maîtriser deux Affinités. Malgré le temps qui s’était écoulé depuis, Annyaëlle ne put retenir son visage de se plier en un rictus amer.
Elle savait ce qui allait se passer ensuite. Le petit garçon aux cheveux rouges la secouerait, tentant en vain de la réveiller, puis quelques adultes finiraient par se rendre compte de ce qu’il se passait. Les prêtres de l’Église Indicible interviendraient et les emmèneraient loin cette pièce, loin de ces gens. Pourtant, ce n’est pas ce qui se produisit. L’enfant délaissa totalement la petite fille inconsciente et fixa Annyaëlle droit dans les yeux. La jeune fille se souvint aussitôt des indications de Kaärna : repère un élément qui te semble différent ou anormal, qui ne devrait pas être là. Elle regarda attentivement le garçon se lever et marcher jusqu’à elle avant de lui tendre sa main en souriant. Annyaëlle se tourna une dernière fois vers la fillette, puis attrapa la main du petit Liam et se laissa entraîner à sa suite. Derrière elle, la scène se dissipa pendant que le garçon la dirigeait au travers d’autres lieux, d’autres paysages qui disparaissaient au fur et à mesure qu’ils les traversaient, s’estompant comme des grains de sable emportés par la brise.
Annyaëlle traversa plusieurs endroits inconnus, se vit marcher dans une forêt semblable à celle des Feuilles Pourpres, sentit le froid la glacer de l’intérieur quand elle fut transportée sur des plaines envahies par la neige. Elle se perdit lorsqu’elle arpenta une cité déserte aux étranges pierres noires, et puis soudain, l’enfant lâcha sa main. Affolée par son geste, elle le poursuivit dans les ruelles inconnues qui venaient de se matérialiser devant eux et qui disparaissaient aussitôt dans son dos, mais ce n’était plus un petit garçon. Elle s’arrêta brusquement en découvrant une silhouette anonyme à sa place, là où il se trouvait encore une seconde plus tôt. Une jeune femme aux traits imprécis remplaçait désormais le petit Liam et semblait vouloir lui révéler quelque chose. Annyaëlle l’observa avec l’étrange sensation de rater quelque chose d’important, de ne pas saisir ce que l’on attendait d’elle. Une seule chose retint son attention, l’immense porte dans laquelle son guide l’invitait à la suivre et dont le bois noir était gravé d’un immense pique. La jeune fille voulut rejoindre l’inconnue, lui demander ce qu’elle voulait, mais les rues se désagrégèrent et elle disparut en même temps que le paysage.