Pendant le trajet vers l’école, Yi ressort le palet en bois du coffre qu’il tient sur ses genoux. Il continue à l’observer sous toutes les coutures, probablement à la recherche d’un souvenir de son symbole. Cette histoire a l’air de réellement le tracasser.
En arrivant sur le parking du lycée, je me souviens que ce ne sont pas les vacances d’été ici, il y a du monde partout. Paul gare la voiture et se tourne vers nous pour nous détailler l’un après l’autre.
Il nous annonce que nous n’allons pas tous entrer dans l’école, certains font un peu tache, précise-t-il en désignant le bras en bandoulière de Yi, et Diego qui peut marcher mais qui boite encore. Son regard se pose ensuite sur Sacha, le nez contre la vitre et les sourcils froncés.
- Je déteste les écoles, dit-elle simplement.
Dans ce cas, c’est décidé : David, Kari et moi nous chargerons de cette mission. Je ne me plains pas, l’équipe me plait bien. Paul nous retient alors que nous nous apprêtons à prendre nos sacs, et à la place, il met un bloc-notes et un crayon dans les mains de David.
- Faites-vous passer pour des stagiaires d’un journal local, ou quelque chose comme ça.
Il ne nous laisse pas le temps de réagir et nous pousse vers l’école.
L’établissement est immense, il sert apparemment de collège et de lycée, c’est en tout cas ce que laissent penser les enfants d’une dizaine d’années qui arpentent les couloirs écrasés sous leur cartable deux fois plus lourd qu’eux. David repère un plan et nous faisons confiance à son sens de l’orientation pour nous mener jusqu’au secrétariat.
Arrivés devant la secrétaire, je reste muette comme une carpe. Nous aurions dû préparer notre speech, je suis incapable d’improviser un mensonge d’une telle envergure… Vu la tête de Kari, elle n’est pas non plus en mesure de faire avancer la situation. Heureusement, David vient à notre rescousse et il décline notre fausse identité avec un calme qui me déstabilise complètement. Je ne le savais pas si bon acteur.
- Bonjour, Madame. Nous sommes étudiants en journalisme et nous travaillons sur un projet qui s’intéresse aux disparitions étranges sur la côte dans les trois dernières années. Nos recherches nous ont amenés ici pour le cas de la famille Sherman. Nous aimerions avoir plus d’informations sur Alex et sa sœur.
La secrétaire semble réfléchir un instant.
- Alex Sherman ? Ça ne me dit rien. Ça ne fait pas longtemps que je suis là, je vais aller chercher ma collègue qui travaille ici depuis plusieurs années. Elle pourra peut-être vous aider.
Elle quitte le guichet d’accueil et s’éloigne à l’intérieur du bureau. Kari soupire de soulagement qu’elle nous ait pris au sérieux. Je me joins à elle. David ne bouge pas d’un cil, il reste dans le personnage.
Une nouvelle femme arrive au guichet. Plus âgée que la précédente, elle porte un chignon serré qui lui donne plus un air d’enseignante que de secrétaire et lui raidit le visage dans une expression sévère. Lorsqu’elle commence à parler, sa voix toute douce et mélodieuse, à l’exact opposé de son visage, me prend par surprise.
- Vous cherchez les Sherman ? On ne les a pas revus depuis un an et demi.
Kari et moi laissons David mener la conversation. On dirait qu’il s’est entraîné pendant des heures pour jouer ce rôle.
- Un an et demi ? Et vous n’avez jamais eu de nouvelles depuis ? Ni d’eux, ni de leurs parents ?
- Non, aucune nouvelle.
- Est-ce que des recherches ont déjà été menées pour les retrouver ?
- Personne n’a jamais déposé d’avis de recherche, si c’est ce que vous voulez savoir. La police n’a jamais repris l’affaire, malgré les réclamations des amis d’Alex et Judy. Avec le temps, la plupart d’entre eux ont abandonné et au bout d’un an, ils n’étaient plus que deux. Aujourd’hui, plus personne n’en parle.
- Est-ce que ces deux amis sont scolarisés ici ? Nous pourrions les voir ?
- Oui, bien sûr. Il s’agit de Lara Ming et de Pete Stewart. Tous deux encore scolarisés ici. Attendez un instant.
Elle repart à l’intérieur du bureau et en revient avec un catalogue d’emplois du temps.
- La pause déjeuner commence dans un peu moins de dix minutes. Lara a actuellement cours de maths en 215 et Pete anglais en 222. C’est dans le même couloir, au deuxième étage. Vous pouvez y aller et attendre la sonnerie.
- Merci beaucoup.
- Je vous accompagne ?
David hésite un instant.
- Non, merci, ne vous dérangez pas. Vous nous avez déjà beaucoup aidés !
Elle accepte son refus sans insister et nous décrit rapidement l’apparence physique de Pete et de Lara pour que nous puissions les interpeller sans avoir à crier leurs noms.
Nous parcourons de nouveau les couloirs. Dès que nous tournons pour emprunter les escaliers et que nous nous retrouvons hors de la vue des secrétaires, j’attrape David par le bras, je le tire vers moi et je lui plante une bise sur la joue.
- T’es le meilleur !
- Je sais, me répond-t-il en souriant comme un idiot.
Nous trouvons les deux classes facilement. La sonnerie devrait retentir dans quelques instants. David se tient près de la salle où doit se trouver Pete, et Kari et moi nous adossons au mur à côté de celle de Lara.
- Est-ce que ton école ressemblait à ça ?, me demande soudain Kari.
- Non, pas vraiment. C’était juste un lycée, beaucoup plus petit.
- Tu crois que tu y retourneras un jour ?
- J’ai fini le lycée. Je suis censée aller à l’université en septembre.
Elle ne répond rien et en observant son visage, je me rends compte que ce n’était pas vraiment la réponse qu’elle attendait.
- Tu veux dire que nous aussi nous pourrions être portés disparus dans nos propres villes, dans nos propre écoles.
- Oui. Et peut-être que nous aussi, on nous oublierait au bout de six mois…
- Alex n’a pas été oublié. Nous sommes là pour le retrouver.
- Et sa sœur ? Et ses parents ?
Je ne sais pas quoi répondre à Kari. Elle a raison. Nous concentrons notre objectif sur Alex, mais c’est toute une famille que nous essayons de retrouver.
Le retentissement de la sonnerie coupe court à mes pensées. Kari se redresse et fixe ses yeux sur la porte. Les élèves sortent de la classe et nous les observons un par un à la recherche d’une petite brune aux traits asiatiques. Kari la voit en premier et l’interpelle en lui posant la main sur le bras. Ma première pensée est que cette fille est toute petite ! Elle fait plus d’une tête de moins que Kari et moi. Ses longs cheveux noir de jais encadrent son visage qui ressemble à de la porcelaine. Elle commence par nous regarder d’un air étonné, puis elle s’éloigne de l’encadrement de la porte pour laisser passer les élèves qui s’impatientent derrière elle.
- Qui êtes-vous ?, nous demande-t-elle en se rapprochant.
Kari me regarde et je vois tout de suite le doute sur son visage. Doit-on continuer avec le mensonge de David ou peut-on maintenant dire la vérité ? Je suis aussi confuse qu’elle et l’arrivée de David nous sauve une fois de plus. Derrière lui se tient un jeune aussi immense que Lara est petite. On dirait qu’il se voûte rien que pour pouvoir nous voir. Je reconnais le visage du garçon sur les photos dans la chambre d’Alex. Il doit s’agir de Pete.
David remarque la confusion de Lara et lui donne des explications.
- Comme je disais à Pete, nous sommes étudiants en journalisme, commence-t-il.
Visiblement, on continue avec le mensonge. L’idée ne m’enchante pas tellement.
- Et en ce moment nous faisons des recherches sur la disparition de Judy et Alex. La secrétaire nous a indiqué vos noms. On voulait discuter un peu avec vous pour essayer d’en apprendre plus.
Je sors de la poche de mon pantalon la photo de famille que j’ai prise plus tôt dans l’appartement. Lara a les larmes qui lui montent aux yeux en la découvrant. Pete détourne le regard pour répondre à David.
- Je ne vois pas ce qu’on pourrait vous apprendre de plus, dit-il alors d’un ton blasé. Ils sont partis et ils n’ont jamais donné de nouvelles. C’est tout.
Son ton me surprend, comme s’il avait perdu tout espoir de revoir son ami un jour. Comme s’il s’était lui aussi rallié à la majorité en considérant que la famille d’Alex avait disparu volontairement. Je ne peux pas accepter une telle fatalité. David s’apprête à répondre, mais je ne lui en laisse pas l’occasion.
- Ils ne sont pas partis en vacances. Ils ont été kidnappés.
- Vous en êtes sûrs ?, s’exclame alors Lara.
- Presque sûrs.
- Mais la police n’a jamais voulu considérer l’option de l’enlèvement…, nous explique-t-elle ensuite. Aucune disparition n’a été signalée et après l’unique visite qu’ils ont faite à leur appartement, ils ont affirmé qu’ils étaient simplement partis.
- Et qu’ont-ils dit en voyant l’état de leur maison ?, s’étonne Kari.
- Quelle maison ?, lui rétorque Pete dans un haussement de sourcils.
Kari, David et moi échangeons des regards intrigués. Je décide de jouer la carte de l’honnêteté.
- Leur maison de famille, un peu plus bas sur la côte.
- Alex et sa famille habitaient un appartement sur Carmen Street, affirme Pete. Je n’ai jamais entendu parler d’une maison sur la côte.
- Moi non plus, confirme Lara.
David pose une main sur mon bras comme pour me retenir, mais je considère que ces deux jeunes méritent un minimum de vérité sur leurs amis.
- Cette maison existe. Nous y étions ce matin et son état laisse croire à un enlèvement. Tout est sens dessus dessous.
Le visage couvert de doute, Pete reprend la parole.
- Pourquoi est-ce qu’ils auraient été enlevés ?
Kari et David se tournent eux aussi vers moi. Qu’est-ce que je vais bien pouvoir répondre maintenant ? Je ne peux évidemment pas continuer avec la vérité, ils risquent de nous prendre pour des fous. Mais peut-être que je peux atténuer cette vérité en laissant de côté tous les détails.
- Nous ne savons pas.
Vraiment pitoyable comme réponse, mais c’est tout ce que j’avais à disposition. Lara se frotte les yeux pour refouler ses larmes et Pete se passe une main dans les cheveux en soupirant.
- Je ne sais pas ce que vous cherchez exactement, dit-il alors en reprenant ce ton blasé, mais vous ne trouverez rien ici. Ça fait un an et demi que nous nous battons pour que leur cas soit pris au sérieux et nous n’avons pas avancé d’un centimètre.
Je me mords la lèvre inférieure. Ça me bouffe de les laisser comme ça, sans leur avoir apporté aucune information. Au contraire, j’ai l’impression qu’on a empiré la situation en leur disant qu’il s’agissait très probablement d’un enlèvement. Je ne sais plus quoi leur dire ou ne pas leur dire.
David se charge de poursuivre la conversation.
- Désolés d’avoir ravivé des souvenirs désagréables. On espérait trouver des réponses ici, mais peut-être que tu as raison, ajoute-t-il en regardant Pete, ce n’est pas ici que nous en trouverons. Gardez quand même espoir.
Pete se contente d’hausser les épaules en guise de réponse et Lara essuie la larme qui lui roule sur la joue. Nous les saluons et nous n’avons pas fait quelques mètres que Lara nous rappelle.
- On peut vous donner nos numéros si jamais vous avez des nouvelles ?
Nous acquiesçons dans un sourire, en nous rendant compte très vite que nous n’avons pas de téléphone sur nous… Kari n’en a pas et le mien et celui de David nous ont lâchés il y a quelques jours. David tâte ses poches pour combler le silence et finit par se rendre compte qu’il tient toujours dans ses mains le carnet et le crayon que Paul lui a passés sur le parking. Pas très modernes les apprentis journalistes… Mais on fait avec les moyens du bord ! Il note les numéros de Lara et de Pete et nous reprenons le chemin vers la sortie.
Avant de descendre les escaliers, je ne peux m’empêcher de me retourner. Ils sont encore au milieu du couloir, en train de nous regarder partir. Je culpabilise de leur avoir menti ou en tout cas d’avoir omis de leur raconter la moitié de l’histoire. Mais je n’arrête pas de penser que c’est mieux ainsi. C’est le prix de leur protection.
Pour Alex, par contre, il y a de l'espoir : )
tâche -> tache
Je sais que ce mot te pose problème, je crois que c'est la seule coquille que je vois chez toi ;-)
Bon, je pense que j'aurais agi exactement pareil que Marina, du coup je me suis posée moins de question qu'annececile. Pour moi c'est "logique", vu qu'elle déteste mentir mais qu'elle ne veut pas mettre en danger ni l'organisation ni les amis d'Alex. Elle a donc ce sentiment d'inachevé un peu frustrant , ou elle essaie d'être honnête en gardant néanmoins le plus lourd pour elle. Elle a essayer de ménager la chèvre et le chou, en l’occurrence sa conscience et la sécurité de tout le monde.
Par contre, cette maison semble de plus en plus étrange. Je me demande à quoi elle pouvait bien servir réellement.
J'ai encore fait le coup de la tâche ? Incroyable... Je pourrais relire 15 fois avant de mettre en ligne, je ne le verrais toujours pas, et ça fait tache quand même... XD
Je trouve aussi qu'il y a une certaine logique dans les actions et les réflexions de Marina, mais en répondant à plusieurs commentaires, sur les chapitres du début notamment, j'ai eu l'impression de devoir justifier ce personnage... Du coup, je n'ai pas du tout l'intention de la "changer", je l'aime beaucoup telle qu'elle est, mais je me demande s'il ne faudrait pas que je développe plus ses réflexions pour qu'elles soient plus claires. Je ne sais pas trop, je suis très partagée sur ce sujet... Je pense que je vais en parler bientôt dans mon JdB.
En tout cas, merci beaucoup pour ton commentaire ! Et je file lire ton nouveau chapitre !! Juste après avoir traqué la méchante "tâche" ; )
Tu perçois Marina exactement comme je l'ai écrite et ça me fait très plaisir !! On doit avoir le cerveau qui fonctionne de la même manière ; )
En tout cas, ça me rassure de savoir que je ne suis pas complètement à côté de la plaque... Je me demande si ce n'est pas simplement le fait que la personnalité de Marina tranche avec celle des autres qui crée une sorte de confusion.
J'ai hate de lire la suite!
J'avais déjà noté de revoir ce que dit Marina, elle sait clairement qu'elle ne peut pas leur dire "toute" la vérité, mais il faut que je rende ça plus clair en montrant qu'elle voudrait leur en dire plus tout en ne disant pas tout (ce qui, en soi, n'est franchement pas simple !).
La suite arrive bientôt : )
Je crois que j'ai encore un peu de marge avant de devoir à nouveau faire une petite pause pour modifier pas mal de choses sur les derniers chapitres...