Chapitre 36 : Oriana - Victoire

Oriana préparait le dîner. Fabien ne tarderait plus. La vie était douce. Ils n’avaient plus eu à déplorer d’incidents fâcheux. Fabien travaillait en temps qu’interprète. Dans les bas-fonds, ses compétences linguistiques étaient précieuses. Oriana soignait un maximum de gens, faisant de son mieux en l’absence de médicaments, utilisant beaucoup l’hypnose pour soulager les maux.

L’odeur délicieuse chatouilla les narines d’Oriana, affamée. Pourtant, elle mangeait. Fabien se moquait gentiment d’elle. Elle n’en avait jamais assez. Elle pouvait passer ses journées à manger tout en se plaignant d’avoir faim. La balance n’indiquait pas la moindre perte de poids et pourtant, Oriana réclamait de la nourriture en permanence.

Elle aurait volontiers avalé tout le dîner mais attendit sagement le retour de Fabien. Elle éteignit le feu et se retourna pour mettre la table. Elle ne put faire un pas, transpercée par une douleur aiguë au niveau du ventre.

Elle cria et se tint sur la table pour ne pas s’écrouler. Elle reprit son souffle. Fabien, qui devait se trouver devant la porte d’entrée, arriva en courant.

- Que se passe-t-il ? demanda-t-il en s’approchant. Je t’ai entendue crier.

- Je ne sais pas, avoua Oriana. C’est passé je crois.

- Quoi donc ?

- J’ai eu très mal au ventre mais maintenant, ça…

Un nouveau hurlement l’empêcha de terminer sa phrase. Fabien la soutint et la porta dans le canapé. Oriana palpa son ventre, tentant de trouver la source de la douleur. Le foie ? Non. L’appendice ? Non. L’estomac ? En dehors d’un gargouillement de faim, rien. La douleur revint, transperçante, enveloppante.

- J’ai mal dans le dos, dit-elle en tentant de palper ses reins.

Ils semblaient corrects.

- La palpation ne suffira pas, admit Oriana.

Baptiste avait des doigts de fée pour repérer des maladies de cette manière.

- Il faudrait une échographie pour…

Oriana se figea. Fabien blêmit.

- Tu as trouvé et vu ta tête, ce n’est pas bon. Qu’est-ce que tu as ?

Oriana n’en revenait pas et pourtant, rien à faire, l’évidence était là.

- J’ai fait… un déni de grossesse. Je suis enceinte et en train d’accoucher.

À peine l’eut-elle dit que son ventre tripla de volume et une contraction se déclencha.

- Le travail… est bien entamé, haleta-t-elle.

- Non, non, murmura Fabien. Pas encore…

- Tout va bien ! assura Oriana en sentant le désarroi de son compagnon. Je ne vais pas mourir. Baptiste s’en est assuré. Je suis O négatif et mon organisme est super résistant. La douleur est forte mais rien d’anormal, je pense. J’ai hurlé parce que j’étais surprise mais maintenant que…

Oriana sentit la contraction suivante arriver. Elle utilisa les techniques de méditation connue grâce à l’hypnose et supporta aisément la douleur. Le visage de Fabien se détendit. Il prit la main d’Oriana et sourit.

- Je vais être papa ? demanda-t-il, à la fois apeuré et enjoué.

Oriana le regarda et l’embrassa.

- Dans quelques instants, dit-elle dès que leurs lèvres se furent séparées. Cela ne devrait plus tarder. Va me chercher un linge propre pour ce bébé qui s’invite aussi brutalement.

Fabien disparut et revient avec une serviette propre et une bassine d’eau chaude. Cela fit sourire Oriana. Elle dut attendre quatre contractions pour sentir la tête passer. Sur ses conseils, Fabien mit au monde son fils qui respira aisément.

Fabien posa l’enfant sur Oriana qui lui donna le sein tandis que Fabien recouvraient la mère et son bébé d’une couverture chaude. Ce garçon était parfait : deux bras, deux jambes, la peau claire, les yeux bruns, chauve et sans dent. Pas un monstre marin aux écailles bleues et aux dents acérées. Juste un nourrisson, normal. Oriana en pleura de joie. Elle plaça son petit doigt dans la main de l’enfant qui le serra. Oriana sentit des centaines de petites aiguilles traverser sa peau, sensation qu’elle connaissait bien, pas désagréable, pas douloureuse, des picotements familiers.

- Il a tes pouvoirs, indiqua Oriana.

- S’il a les tiens… commença Fabien.

- Voici l’arme vivante la plus évoluée jamais créée, finit Oriana à sa place.

- Nous ne pouvons pas le garder, maugréa Fabien et son chagrin était immense.

Oriana avait déjà mis au monde deux enfants sans en voir la couleur. Hors de question qu’on lui prenne celui-là.

- Vas-y, essaye de l’éloigner de moi ! gronda Oriana.

- Nous sommes recherchés, rappela Fabien. S’ils nous trouvent, ils tombent sur tout le stock d’armes en une fois. Nous n’avons aucune assurance qu’il y en a d’autres. C’est peut-être le seul. Pour maximiser nos chances de les vaincre, il faut éparpiller nos munitions. Aléatoire, tu te souviens ?

- Je ne donnerai pas ce bébé, insista Oriana. Je comprends ton argument et je l’approuve mais je n’abandonnerai pas cet enfant.

- Il ne faut évidemment pas le déposer devant une église. Il faut passer par le réseau et le faire élever par des membres de notre communauté sans que nous ne sachions lesquels exactement.

- Fabien, je suis d’accord, assura Oriana. Écoute-moi deux secondes.

Fabien serra les dents et hocha la tête.

- Je ne donnerai pas cet enfant. Ça me serait psychologiquement insupportable et à toi aussi. Ça nous briserait. Il ne faut pas. Non, ce qu’il faut, c’est recommencer.

- Comment ça ?

- Je dois retomber enceinte au plus vite. Nous devons en créer un maximum. Pour cela, j’ai besoin que tu me trouves du citrate de clomifène, beaucoup.

- C’est quoi ?

- Un inducteur d’ovulation.

- Tu veux forcer une grossesse multiple, comprit Fabien.

- Plus j’en mets au monde en peu de temps, et mieux c’est. Ils peuvent nous retrouver à chaque instant. Nous en garderons un à chaque fois, pour ne pas attirer l’attention. Nous donnerons tous les autres.

- Une grossesse multiple est plus dangereuse, répliqua Fabien.

- Je ne suis pas une femme normale, rappela Oriana. Ça va bien se passer.

Fabien embrassa Oriana.

- Ah ! Et j’aurai besoin d’autre chose, précisa Oriana.

- Quoi donc ? demanda Fabien.

- À manger, beaucoup.

Fabien explosa de rire, échangea de nouveau un baiser avec sa femme et sortit obtenir tout le nécessaire pour ce bébé qui venait de s’endormir sur le ventre de sa mère, repu.

 

##########################

 

- Maman ?

Oriana se tourna vers l’appel.

- J’arrive mon cœur ! répondit-elle à travers le mur de la cuisine.

Elle portait son dernier en bandoulière. Il dormait, la bouche contre son sein. Elle réchauffait une purée pour l’avant-dernier.

- Maman ? insista Nicolas, l’aîné, âgé de cinq ans.

S’il insistait, c’était important. Il surveillait ses frères et sœurs avec rigueur. Elle éteignit le feu et sortit de la cuisine. Elle se figea en entrant dans le salon mais se reprit rapidement. Après tout, elle s’y attendait. Cela devait bien se produire un jour ou l’autre.

- Bonjour, Baptiste, dit-elle.

- Bonjour, Oriana, répondit-il simplement.

Ils échangèrent un regard neutre. Il n’affichait aucune joie. Elle ne montrait aucune peur. C’était l’aboutissement d’années de traque pour l’un, de fuite pour l’autre. Ce moment, tous les deux le savaient inévitable. Ils le vivaient.

- C’est étrange comme je ne t’imaginais absolument pas mère nourricière. Je t’imaginais au contraire très indépendante et sans enfant. Avec toi, je me serais vraiment trompé sur toute la ligne.

- Dites bonjour au Vampire les garçons, chuchota Oriana.

- Bonjour monsieur le Vampire, répondit Nicolas.

Baptiste se tourna vers l’enfant, lui sourit et lança :

- Bonjour, jeune homme.

- Bouzour, prononça difficilement Arnaud, âgé de quinze mois.

Baptiste lui lança un regard affectueux. Il exaltait une telle douceur ! Oriana en était maintenant certaine. Il n’y avait pas de pouvoir de charme. Elle l’aimait, tout simplement, à en crever. Il hantait ses nuits. Ses pensées revenaient régulièrement vers lui. Elle se demandait souvent ce qu’il faisait, espérait secrètement qu’il la retrouve juste pour cet échange vocal, ce regard, humer son odeur, s’enivrer de son parfum. Elle se fichait désormais de savoir s’il n’avait couché avec elle que par intérêt. Il l’avait fait. Elle avait connu le plaisir et elle s’en contentait volontiers.

Arnaud voulut se lever mais trébucha. Il n’était encore jamais parvenu à se mettre debout malgré ses nombreuses tentatives. Baptiste, avec une gentillesse incroyable pour un être vieux de quatre cent mille ans, les yeux brillants d’espoir, lui tendit volontiers son bras pour l’aider à se dresser.

Arnaud déposa doucement sa main sur le bras tendu et s’appuya dessus. Il se mit debout, défiant la gravité, face à un petit tas de poussière au milieu des vêtements désormais inutiles. L’enfant se tourna vers sa mère, en quête de son approbation ou de sa colère. Le sourire de sa génitrice lui suffit pour savoir qu’il avait bien agi.

« Un Vampire, ça se caresse » répétait souvent Oriana et elle mimait le geste de la main. « Sur le bras, la jambe, le corps, peu importe. Un Vampire, ça se caresse ». Oriana avait clairement désigné Baptiste comme faisant partie de cette catégorie et les armes vivantes s’étaient activées. Arnaud avait agi en premier, usant de son charme juvénile. Le Diable s’y était laissé prendre.

Oriana ricana nerveusement. De peine ? De joie ? D’incrédulité ? De tristesse ? De bonheur ? De surprise ? De peur ? De soulagement ? Un peu tout à la fois. Les enfants restèrent silencieux, les yeux fixés sur le vide où se trouvait le Vampire un instant auparavant.

Oriana sortit son téléphone. Elle savait très bien ce qu’elle avait à faire. Baptiste n’était certainement pas venu seul. Il avait probablement demandé à ce que personne ne le rejoigne dans l’appartement sauf demande exprès, mais nul doute que ses collaborateurs écoutaient la scène. Apparemment, ils ne les voyaient pas, sans quoi ils seraient déjà intervenus. Elle comptait bien les informer de la situation.

- Oriana ? s’étonna Fabien à l’autre bout du fil. Qu’est-ce qui se passe ?

N’importe quelle épouse dans sa position aurait dit « Je t’aime » à son mari mais Oriana devait le reconnaître : elle n’aimait pas Fabien. Ils ne s’étaient d’ailleurs jamais échangés ces mots-là. Ils baisaient avant tout pour se rapprocher, parce qu’ils étaient ensemble dans la même merde, pour se rassurer, pour se faire du bien mutuellement et puis, dernièrement, pour se reproduire et cette seconde raison les avait éloignés.

Oriana élevait les petits mais devoir en donner une ou deux à chaque accouchement lui faisait beaucoup de mal. Ils abandonnaient toutes les filles afin qu’elles puissent se reproduire et, grâce aux gènes d’Oriana, survivre à la grossesse. Quelques garçons furent éloignés mais Oriana ne douta pas que plusieurs d’entre eux seraient étudiés dans des laboratoires secrets. Elle espérait que les scientifiques useraient de méthodes pas trop dégueulasses.

- Baptiste m’a retrouvée, répondit Oriana au téléphone.

S’en suivi un immense silence. Oriana s’imagina aisément les collaborateurs de Baptiste écouter, se demandant peut-être pourquoi leur chef se tenait aussi silencieux. Fabien, de son côté, attendait la seconde information.

- Il est mort, précisa Oriana.

Il ne faisait aucun doute que Fabien souriait. Oriana, elle, ne ressentait qu’un immense vide. Elle avait envie de pleurer. Une Vampire apparut dans le salon, observant avec attention autour d’elle.

- Je confirme la mort de Baptiste, annonça-t-elle à voix haute avant d’ouvrir grands les yeux en regardant autour d’elle.

Nul doute qu’elle cherchait avec appréhension la cause de son décès.

- Va-t-en, dit Oriana à Fabien. Je t’en prie. Tu as assez lutté. Il est trop tard pour moi mais toi, tu peux encore survivre alors s’il te plaît, disparais dans une île déserte et finis-y ta vie naturellement et en paix. Grâce à toi, une bataille majeure vient d’être gagnée. Chris a été frappé en plein cœur. Tu en as assez fait. Tu as sacrifié ta vie pour ce combat éternel contre le mal. Il est temps de vivre un peu. Prends soin de toi.

Pour toute réponse, Fabien raccrocha. Oriana savait ce qu’il allait faire. Elle avait dit les mots terribles « Sacrifié ta vie ». Cette suite de sons entraînerait une conséquence ignoble. Oriana se demanda un instant si le gain le valait et puis balaya ses remords. Fabien irait jusqu’au bout, elle ne douta pas de lui un seul instant.

Il ne fallait pas, surtout pas, qu’elle ou les enfants tombent entre les mains des collaborateurs de Baptiste car il ne faisait aucun doute que sa mort ne mettrait pas un terme aux expériences. Un autre prendrait le relai, voilà tout. Une bataille venait d’être remportée, certainement pas la guerre.

Chris souffrait, sans aucun doute, mais cela ne suffirait pas. Pour gagner, rien de tel que les plonger dans l’ignorance. Si Oriana était torturée par ces démons, elle perdrait, elle le savait. Mieux valait qu’elle disparaisse. Leurs enfants innocents seraient retournés contre eux. C’était intolérable. D’autres, disséminés un peu partout, donnerait l’espoir à l’humanité. Oui, c’était la meilleure chose à faire.

- Non ! s’exclama la Vampire.

Quatre hommes en blouse blanche apparurent dans le salon.

- La zone n’est pas sécurisée ! gronda la Vampire à ses comparses.

- Rien à foutre ! dit un homme blond.

- Il faut prévenir Chris ! dit un grand brun.

- La zone n’est pas sécurisée ! répéta la Vampire. Si vous dites à Chris que son frère est mort, il va immédiatement vouloir venir et ainsi se mettre en danger.

- Il doit être prévenu ! insista le grand brun.

- Tu veux sa mort ? Tu fais partie des faux sujets ? insulta la Vampire.

- Et toi ? Pour qui te prends-tu pour oser penser à sa place ! Chris doit savoir !

- Pas tant que… commença la Vampire mais une voix la fit taire.

- Je dois savoir quoi ?

Un silence de plomb tomba dans la pièce. Un black tendait à bout de bras son téléphone mis sur haut parleur.

- Vous faites chier, grogna la Vampire.

- Tu lui annonces ou je le fais ? demanda le grand brun.

Avec rage, la Vampire prit le téléphone des mains du black et annonça :

- Majesté, ton frère est mort.

Oriana rit nerveusement, seul son audible dans le silence de plomb. Elle se prit quelques regards noirs mais n’en eut cure.

- Comment ? demanda Chris.

- Une de ses créations l’a tué, indiqua la Vampire.

Oriana ressentit une profonde colère à ces mots. Elle leva un regard incendiaire sur la femme rousse aux yeux verts à la plastique superbe.

- C’est un mensonge ! siffla-t-elle, hargneuse. Baptiste a été tué par ses erreurs, répétées ! Il nous a offert le bâton pour se faire battre, tant pis pour lui.

- Ta gueule ! grogna la Vampire.

- Viens me faire taire ! Je t’attends, connasse !

Elle sortit les dents.

- J’ai été mordue par Baptiste, à deux reprises. Tu crois me faire peur ?

Elle s’avança vers Oriana qui ne broncha pas.

- Il est bizarre ton pantalon, dit Nicolas.

Le blond près de lui lui lança un regard surpris.

- Quoi ?

- Il brille étrangement, remarqua Nicolas. Il est fait en quoi ?

- Une matière inconnue sur Terre, répondit le blond.

- Je peux toucher, s’il vous plaît, monsieur le Vampire ? demanda poliment Nicolas.

Le blond secoua la tête et fronça les sourcils. Qu’un enfant l’appelle ainsi semblait le troubler. Ahuri, il hocha la tête, permettant à l’enfant de poser la main sur lui. Ce fut sa dernière mauvaise décision.

Tous les Vampires firent un pas en arrière, s’éloignant des enfants et d’Oriana, qui rit en réponse.

- Bouh ! dit-elle, euphorique.

Puis, elle se tourna vers Nicolas et lui dit :

- Bravo, mon chéri. Je suis fière de toi !

Nicolas rayonna.

- Putain ! s’exclama le black qui était presque dans la cuisine tant il avait reculé. Comment ils font ça ?

Oriana vit la langue de feu l’envelopper. Elle répondit en pensées au Vampire « Ça, mon gars, tu ne le sauras jamais ». À une centaine de mètres de là, Fabien venait d’activer la bombe nucléaire cachée sous la ville. Les tueurs de Vampires en avaient placées sous la plupart des grandes métropoles, disponibles à n’importe qui. Seule obligation pour les activer : accepter de mourir avec les habitants. Seul le suicide permettait la mise à feu.

Fabien s’était demandé à de nombreuses reprises si détruire le mal par le mal valait la peine. Il venait de commettre le crime le plus atroce de sa vie. Un million de personnes environ venaient de périr et la zone irradiée serait invivable pendant des années.

Tant de morts et de destruction pour empêcher les Vampires d’obtenir des informations, pour qu’un jour, des enfants puissent tuer des démons, pour que même Chris ait peur de déambuler sur Terre. Oriana se demanda quelle serait sa réaction : détruirait-il cette humanité devenue empoisonnée ? Quitterait-il la Terre pour la rendre à ses habitants ? Quel mensonge serait servi aux terriens quant à la destruction de San Francisco ?

Oriana n’en avait plus rien à faire. Elle allait rejoindre l’homme qu’elle aimait : Baptiste. Elle mourait mais elle le faisait libre.

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Vous lisez