CHAPITRE 38
1.
Était-il possible que je sois sur le point de me marier, moi qui jamais n’avais convolé en tant de siècles de vie ? Je frissonnai dans la robe rose pâle prêtée par une des suivantes de Dame Hermance. Une fois la nuit tombée, l’air avait notablement fraichi.
Je regrettai fugitivement que le Père Haudouin ne soit pas parmi nous. Être mariée par le courageux petit garçon qui m’avait sauvée tant d'années auparavant, cela m’aurait plu. Mais dans l'état de stupeur où je me trouvais, c’était sans doute préférable. Par exemple, je risquais de l’appeler Dacien par mégarde… Le prêtre, un vieux monsieur bougon, visiblement agacé d’avoir été dérangé dans sa routine vespérale par la requête urgente de Lionel des Bruyères, convenait parfaitement.
Nous nous retrouvâmes dans une petite chapelle toute simple située à l'intérieur de l’Abbaye. Une croix rouge avait été peinte sur le mur le jour de sa consécration. J’ai gardé le souvenir d’une foule assistant à la cérémonie, avec au premier rang Audeline, Tiphaine et ses filles. Pourtant, dans l’espace restreint de la chapelle, il y avait peu de place.
Je me souviens de la douceur de cette robe rose et de l’impression de n’avoir jamais porté une si jolie tenue. Le regard admiratif de Brisart dont j’appris les prénoms ce soir-là, lors de l'échange des consentements.
Maximilien, Renaud, Marie, chevalier de Brisart.
Puis le prêtre glissa un anneau d’argent successivement sur mon index, mon majeur puis mon annulaire “au nom du Père, du Fils et du Saint Esprit”. Des baguettes de lapis-lazuli décoraient l’anneau, entre lesquelles quatre minuscules éclats de diamant avaient été sertis.
Après la bénédiction finale, Brisart entoura mon visage de ses mains et m’embrassa. Un mélange d'émotions m’envahit. J'étais soulagée d'être protégée des volontés du Duc et de tout autre prétendant imprévu. De plus, Brisart et moi n’aurions plus à nous préoccuper d'interférences, nous étions désormais libres de nous trouver ensemble dans un même lieu, sans que quiconque n’y trouve à redire. Derrière toutes ces raisons auxquelles je me referais mentalement, je ressentais avant tout la simple joie qu’il soit mon mari, aussi imprévisible qu’il se soit montré, lui auquel je m'étais attachée jour après jour depuis notre rencontre.
2.
- Vous m’avez parlé de mensonges, de dangers ? Expliquez-moi.
Si j’avais donné la parole à mes pensées sans les filtrer, j'aurais dit “expliquez-vous”. Je l’avais épousé, je l’aimais, mais j'étais encore froissée de son attitude dans la salle d’audience, cette humiliation publique. Il était temps de comprendre, maintenant que nous pouvions nous parler sans risquer d'être entendus.
Les jours suivant la cérémonie, nous avions repris nos activités sans changement, si ce n’est un baiser rapide avant de nous diriger vers nos lits de fortune respectifs. Lors d’un de ces moments, mon mari me dit:
- Bruyeres m’a proposé une chambre. Une chambre pour nous deux, pour nos nuits jusqu'à la fin de notre séjour à Cluny… Je l’ai remercié, mais j’ai décliné. Nous commencerons notre vie commune de retour à St Remi, lui ai-je dit.
Je l’approuvai immédiatement. Quel que soit notre vie à venir, ce n’était pas dans ce manoir où j'étais sur mes gardes, attendant avec impatience que notre séjour s'achève, que je voulais la commencer. Brisart se reprit.
- Je parle de vie commune… mais naturellement, comme je m’y suis engagé, vous déciderez. Nous pouvons vivre en bonne intelligence sans…je veux dire, ce mariage peut être platonique.
Une bouffée de gratitude me traversa. Sans l’avoir prémédité, je dis aussitôt :
- Je suis devenue votre femme devant Dieu et devant les hommes. Je serai votre femme le jour et la nuit… si vous le voulez.
Il rougit prodigieusement, resta silencieux un moment puis dit simplement :
- C’est bien.
Il m’embrassa sur le front et nous partîmes chacun de notre côté.
Le lendemain, nous remontions une des rues de Cluny, retournant vers le manoir des Bruyères après un déjeuner offert par (je crois me souvenir) des notables de la ville. Le couple seigneurial et leur entourage étaient accompagnés de Lionel des Bruyères et de ses fils.
Brisart avait placé des hommes tout autour de notre groupe pour assurer discrètement la sécurité de tous. Tout en restant attentif à la forte activité de l'artère, où musiciens, marchands, artisans travaillaient, produisant une sorte de symphonie joyeuse, il marchait à mes côtés, son bras sous le mien. Audeline tenait mon autre main. Lionel des Bruyères avait lui aussi des hommes d’armes qui nous entouraient. Brisart m’avait parlé de la rivalité entre les deux gardes.
- Urbain Foulques, qui dirige les armes de Bruyères, insiste pour donner des ordres à mes hommes, me souffla mon mari, montrant d’un geste de la tête discret celui dont il parlait, un homme trapu au menton proéminent. Je ne lui permets pas de le faire. Nous devons coordonner nos efforts, non nous intégrer dans sa hiérarchie. Il affirme que, puisque nous nous trouvons sur son domaine, nous sommes sous son autorité. Mais quand il était chez nous l’an dernier, il insistait pour dominer notre garde puisqu’il était au service du Seigneur invité.
Il avait secoué la tête avec exaspération.
Les façades des maisons étaient peintes de couleurs vives, avec des arcades sculptées au-dessus des fenêtres. Parfois, l’habitant s’installait près de l’ouverture et regardait les passants, allant jusqu'à participer si une querelle ou une vive discussion avait lieu devant son logis.
Soudain, notre groupe fit une embardée imprévue et se dirigea vers une de ces maisons. Lionel des Bruyères en ouvrit la porte et se tourna vers Brisart et moi. Tous s'écartèrent de notre proximité, faisant de nous le centre d’attention du groupe.
- Que se passe-t-il ? demanda Brisart, et l’irritation était perceptible sous son ton plaisant.
Alberic prit la parole.
- Cette maison appartient à notre hôte. Vous la trouverez agréablement meublée. Brisart, mon ami, je vais vous ordonner de résider ici jusqu'à demain avec votre jeune épouse. Vous avez besoin d’un peu de tranquillité tous les deux. Nous sommes sous la protection de notre hôte jusqu'à votre retour.
Quelques rires et exclamations se firent entendre. Je souris, mal à l'aise de voir ainsi décidé pour moi, pour nous, et de façon si publique, le lieu et le moment de notre lune de miel.
Brisart inclina la tête et remercia les deux Seigneurs. Serrant sa main dans la mienne, il m'entraîna et nous entrâmes dignement dans la maison. Il ferma la porte derrière nous. Immobiles et silencieux, nous écoutions, attendant le moment où nous entendrions le groupe s'éloigner.
Quand ce fut le cas, une certaine gaucherie flotta entre nous. La pièce principale de cette petite maison était dominée par un lit à baldaquin couvert d'étoffes et de fourrures. Un banc de bois se trouvait près d’une cheminée où une flambée avait été allumée, à proximité d’une petite table sur laquelle des flacons de liqueurs et des friandises avaient été disposés.
- Installons-nous au coin du feu, suggérai-je, voulant éviter l'omniprésence du lit comme une destination obligée.
Puisque cette étape inattendue nous était offerte, nous allions l’utiliser pour nous parler sans craindre d'indiscrétions.
2.
Après ma question, Brisart réfléchit un moment, comme s’il organisait les explications à venir.
- Eudes de Saint-Lyons n’est pas le cousin du Roi, commença-t-il.
Je ne m’attendais pas à ça.
- Vous êtes sûr?
- Tout à fait sûr. Lambert, un de nos hommes, vient du village voisin. Les Saint-Lyons sont une famille ancienne mais nullement apparentée aux branches royales.
- Mais pourquoi… Pourquoi prétendre…
- Pourquoi… ou pour qui… Il m’a fallu un moment pour comprendre. Tout ceci, toute cette mise en scène, pour qui ? Mais pour nous, Jeanne. Pour vous et moi.
Je le regardai, interdite. Il poursuivit, un sombre sourire sur ses lèvres.
- Je m’en veux de ne pas avoir eu l’esprit plus rapide. Voici, je crois, ce qui s’est passé. Après notre baiser malencontreux… comme chacun de nous deux lui était indispensable, notre Seigneur était plus que jamais déterminé à nous voir honorablement liés par mariage. Je suppose qu’il s’est tourné vers Lionel des Bruyères et celui-ci a promis de résoudre cette situation. Il ne vous apprécie pas tant que ça, Bruyères, vous le savez ?
Je haussai les épaules.
- Pourquoi aurait-il une opinion me concernant ? Je ne suis rien.
- Vous êtes très proche d’Audeline. La plus proche. Et voilà que vous refusez de devenir une épouse ! Votre influence l'inquiète.
- Mais pourquoi mettre en scène un faux cousin du Roi ?
- Parce que les gens comme nous ne peuvent pas dire non à un homme de sang royal ! Ils ont cherché à vous… à nous impressionner pour que nous nous précipitions dans un mariage pour vous protéger du Duc. Avec succès, comme vous le voyez…
Je restai silencieuse un moment.
- Vous avez aussi parlé de dangers…
- Oui. Le Duc cherche à se remarier, c’est vrai, mais avec une épouse richement dotée, comme l’était sa première femme. Il a accepté de se prétendre proche du Roi devant nous pour rendre service à Bruyères. Cela dit, vous lui plaisiez. Quand il vous a emmenée dans le château loin de nous tous, dame Hermance était inquiète. Moi aussi. Saint-Lyons jouit d’une réputation de libertin… Je dois dire, après ce que Lambert m’a appris des rumeurs entourant le personnage, j'étais impatient de vous voir nous rejoindre. Bruyeres ne cessait de répéter que vous étiez en parfaite sécurité alors qu’il n’en savait rien ! C’est alors que j’ai pris la décision… la décision de vous épouser, pour vous protéger de tous les Saint-Lyons autour de nous.
- Mais alors, pourquoi avez-vous refusé dans un premier temps ? Vous m’avez même encouragée à accepter la demande en mariage du Duc.
Brisart poussa un profond soupir.
- Vernance, un autre de mes hommes, était présent lors de la déclaration de Bruyères dans la salle d’audience. A mon arrivée, il m’a raconté ce qui venait de se dire et tout s’est mis en place dans ma tête. Y compris le fait que Lionel des Bruyères avait fait en sorte de parler en mon absence, pour que je ne détecte pas ses mensonges. Vernance m’a parlé en toute sincérité. Il croyait que ce qu’il avait entendu était vrai. C’est ainsi qu’ils espéraient contourner mon… talent particulier.
Il tendit la main vers une petite carafe de cristal, nous versa deux verres d’une liqueur cramoisie.
- Cela m’a mis en colère. Même sans les avoir entendus proférés, je discernais bien les mensonges encore présents dans l’air, actifs dans leur tromperie. J’ai cru que vous les aviez reconnus vous aussi. J’imaginais l’embarras de Bruyères si vous lui aviez répondu ‘très bien, j’attends ce chambellan avec impatience demain matin’. Et puis, j’ai vu votre pâleur, et cette décision de nous quitter s’imposer en vous. Avec ma terrible erreur de jugement, j’ai failli vous perdre !
Il toucha ma joue, puis me tendit un des petits verres.
- Pardonnez-moi, ma chérie. Merci d’avoir malgré tout consenti à m'écouter. Et à m'épouser…
La liqueur était sucrée et forte en alcool. Le baiser de Brisart qui suivit avait une saveur de prune. Il rit.
- Dieu que c’est fort ! Cette eau de vie a longtemps attendu notre visite !
La tête me tournait après que j’eus vidé le petit verre, mais je crois que l'appréhension de ce lit qui nous attendait y était pour beaucoup. Quand il décida de poursuivre notre conversation, je devinai que Brisart partageait mon trouble.
- Alors, que vous a-t-il montré de son château, ce soi-disant cousin du Roi ? Lambert m’a parlé d’un lieu de turpitudes agrémenté d’un miroir, le plus grand d’Europe, dit-on.
- Oh oui ! C’est là que nous avons abouti. Le grand miroir. Quelle étrange sensation que de se voir ainsi reflété, avec une telle clarté !
Brisart avait sans doute espéré que les rumeurs n'étaient pas fondées. Son visage se crispa.
- C’est là qu’il vous a emmenée ? s’indigna-t-il.
Je lui racontai notre chemin, l’impatience du Duc quand j’admirais les œuvres d’art (“c’est sans doute ma faute si nous avons été absents si longtemps”) puis notre arrivée dans la chambre au miroir.
- Étiez-vous seuls ? Il y invite ses amis, paraît-il.
- Oui, juste lui et moi.
Aurais-je résisté à sortir Veronica si plusieurs hommes m’avaient attendue dans la petite pièce ? Je préférai chasser cette pensée.
- A-t-il tenté de vous séduire… ?
- Sans hésiter. Mais dans le registre de la supplication, pas de la force. Et je me suis sauvée, malgré ses avertissements. Il était sûr que j’allais me perdre.
- Justement, je voulais vous demander… Comment avez-vous trouvé votre chemin jusqu'à nous ? Et si vite? Plus vite que lui !
- Oh, ce n’était pas difficile, j’ai emprunté un couloir de service, vous savez, bien plus direct que ces enfilades de couloirs et de pièces…
- Et… comment l’avez-vous trouvé ? Ce genre de passage est souvent bien dissimulé.
- Dans le temps, j’ai servi dans un château qui ressemblait un peu à Saint Lyons…
Brisart resta silencieux un instant, baissant les yeux. Une réalisation glacée m’envahit.
- Pardonnez-moi. Je viens de vous mentir.
Il sourit.
- Oui, c’était mon impression…
- Quand je mens ainsi, c’est parce que je crains… Je crains que l’on me croie folle si je dis la vérité. Ou possédée par un démon.
Il prit ma main, glissa sur le banc de bois pour s'approcher de moi.
- Tu peux tout me dire, ma femme. Je peux tout entendre. Je suis à ton service.
C'était la première fois qu’il me tutoyait. Je poussai un soupir et me lançai.
- Il y a… un certain nombre d'années, je m’occupais d’une enfant, Emilie. Elle avait, j’y pense, à peu près le même âge qu’Audeline aujourd’hui. Elle est tombée malade et est morte dans mes bras. Et depuis… comment dire… Elle me rend visite, de l'au-delà.
Brisart ne s’attendait pas à ça. Sans m’interrompre ou lâcher ma main, il se pencha un peu plus vers moi.
- Elle m’aide, quand elle apparaît. Elle me donne des conseils. Là, je l’ai vue dans ce cabinet au miroir. Elle m’a fait signe de la suivre. Le Duc prédisait que j’allais m'égarer, mais je savais qu’Emilie me guiderait. C’est ainsi que je vous ai tous retrouvés dans ce salon, si vite.
Brisart resta silencieux un moment, hochant la tête.
- Merci de votre confiance, Jeanne, dit-il finalement. J’ai vécu suffisamment longtemps, vu mourir tant de gens, j’ai conscience de mon ignorance sur les liens entre le monde des vivants et celui où les défunts se retrouvent en attendant la résurrection des corps. Parlez-moi d’Emilie… Etiez-vous sa gouvernante?
J’imaginai un instant un monde où Emilie aurait été pourvue d’une gouvernante, au lieu d'être achetée par un rustre et violée.
- Non, non, hélas… Elle était… Autant tout vous dire. Si ce mariage n’avait été si précipité, je vous aurais informé, que vous puissiez décider de m'épouser en connaissance de cause. D’ailleurs, si vous souhaitez changer d’avis après m’avoir entendue, je comprendrai parfaitement.
En quelques phrases, je lui parlai de ma capture et de ma détention par ce brigand et ses amis.
- Je les servais, préparais leurs repas, m’occupais de la maison où mon ravisseur vivait. Vous pouvez imaginer que leurs exigences à mon égard ne s'arrêtaient pas à ces services.
Je me sentis rougir.
- Leur cruauté était sans limite. Je craignais trop leurs représailles pour tenter de m’enfuir. Un jour, celui qui m’avait capturée a ramené cette enfant. Emilie. Il l’avait déjà outragée, aussi jeune qu’elle soit. Il avait l’intention d’en faire profiter ses amis. Sa présence m’a donné le courage qui m’avait manqué jusque-là. Nous avons fui ensemble. Nous n’avons pas été rattrapées. Mais elle est morte, si vite, avant même de pouvoir profiter de sa liberté retrouvée.
Brisart était sombre quand je terminai mon récit.
- Combien de temps êtes-vous restée ainsi détenue, Jeanne ?
- Un peu plus de trois ans, je crois…
Il émit une exclamation étouffée. Il allait parler mais je l'interrompis.
- J’aurais voulu être une mariée virginale, pure. Mais mon corps est souillé et corrompu. Et je n’ai même pas eu le temps de vous le dire. Si vous préférez…
Brisart posa son doigt sur mes lèvres pour interrompre mes paroles. Il parlait calmement mais une émotion souterraine était perceptible dans sa voix.
- Jeanne, dit-il. Vous n’imaginez pas à quel point je suis désolé de l'épreuve que vous avez dû endurer. Trois ans, c’est interminable dans ces circonstances. J'admire votre force, votre courage. Et je suis fier, plus que jamais, d'être votre mari. Et votre protecteur désormais.
Je me mis à pleurer, bouleversée de gratitude. Il poursuivit :
- Vous êtes surprenante, et pleine de ressources. Quand le Duc a exprimé son incrédulité de vous voir parmi nous avant même qu’il n’arrive, Audeline et moi avons échangé un regard. Et ce regard disait “voilà notre Jeanne. Victorieuse une fois de plus !”
Mes sanglots redoublèrent.
3.
J’avais abondamment pleuré sur l'épaule de Brisart. Et puis je m'étais assoupie sans m’en rendre compte. A mon réveil, j'étais étendue sur le lit. Mon mari n’était pas à mes côtés et je l'aperçus assis sur un banc de pierre dans le petit jardin, un verre de vin à la main.
Ma première pensée fut : pourvu qu’il ne m’ait pas regardée dormir - et entendue ronfler. Cette particularité faisait beaucoup rire Tiphaine et Berthe.
Brisart avait dénoué mes cheveux et après ce sommeil, j’essayai de les discipliner. J’avais une véritable tignasse à cette époque et le plus grand mal à les coiffer. Brisart aperçut mes efforts et me fit signe de venir à lui sans m’en soucier.
Je m’assis à ses côtés, prenant un moment pour contempler les fleurs de toutes les couleurs qui poussaient dans le jardin qui nous entourait. Je me sentais légère. Le ciel commençait à s’obscurcir.
Brisart me tendit un verre de vin jaune et passa son bras autour de mes épaules, en un geste qui deviendrait familier.
- Vous aimez votre bague?
- Oui, je… D'où vient-elle ? Vous…?
J’avais présumé que la bague avait été fournie par Lionel des Bruyères au dernier moment pour que le prêtre ait un anneau à glisser à mon doigt et je m’en voulais presque de l’aimer autant. Brisart me détrompa.
- Après notre journée à Saint Lyons, je suis allé voir un artisan… cette bague n’a pas grande valeur. Ils ont beaucoup de lapis, ici à Cluny. Les peintres écrasent la pierre et l’utilisent pour leurs fresques, la couleur des cieux… Ça m’a fait très plaisir de la concevoir et l'acquérir. J’en étais surpris moi-même. Je n'étais pas sûr de la taille de vos doigts…
Je lui montrai ma main.
- Elle me va parfaitement. J’ai tout de suite pensé en la voyant : on dirait une nuit d’été.
Je me levai et pris la main de mon mari, doucement la pressa, dirigeant mon regard vers la petite maison qui nous abritait, son lit. Brisart prit une profonde inspiration.
- Vous êtes sûre ? Vous savez que vous ne me devez aucune…
- Je suis sûre.
- Vous savez que… Je… Votre mari est un vieux puceau, Jeanne. Un ignorant qui n’a même pas l'énergie de la jeunesse. Et je…
L’indignation me traversa en entendant la façon impitoyable dont il se décrivait et dans le même temps, je réprimai un rire. J’apostrophai mon nouveau mari.
- Maximilien, Renaud, Marie, chevalier de Brisart, écoutez votre femme !
Dans un flot de paroles, je lui dis l’ampleur de ce qu’il m’apportait. Son intérêt, son affection et (je dis le mot, après tout nous étions mariés) son amour formaient un baume qui adoucissait les blessures encore vives de mon passé et soignaient mon âme. Dans son regard généreux et courtois, je trouvai un sens de dignité que j’avais cru perdu à jamais.
Il me regarda, un peu éberlué, puis il se leva, et me sourit, avec une docilité affichée teintée d’amusement.
- En d’autres termes, vous êtes sûre.
Son appréhension me gagna - où nous entrainais-je avec mon insistance ? Et si ça se passait mal ? J’ajoutai pour devancer toute anxiété :
- Nous allons nous côtoyer, parler et nous habituer à cette proximité… et nous improviserons !
Il émit un petit rire.
- Improviser, oui, ça me plaît.
4.
Les quatre boutons qui fermaient les plis de ma robe étaient réticents à se laisser manipuler. Les boutonnières étaient petites et ce matin, Tiphaine m’avait habillée, insistant pour que, dans mon nouvel état de femme mariée, je porte des tenues plus élaborées. La robe lui appartenait, c’était sa préférée. Nous ne savions pas, ni elle ni moi, qu’elle ne serait pas à mes côtés pour m’aider à en sortir.
Je ne voulais pas abîmer la robe. Le fait est, je ne suis pas une femme habile de mes mains. Je sais empoigner, être efficace qu’il s’agisse de transformer du gibier en divers plats goûteux dans une cuisine ancienne ou disposer d’une sentinelle nazie, au milieu du 20eme siècle. Mais les taches délicates, broderie complexe ou la création de vêtements élégants, ce n’est pas pour moi.
- Ça ne doit pas être sorcier, quand même… songeai-je.
Les boutons s'entêtaient. Finalement, mon mari se planta devant moi et, après un regard interrogatif auquel je répondis d’un sourire, défit les boutons un à un sans en abîmer aucun.
- Oh, un chevalier doit savoir tout faire, commenta-t-il devant mon étonnement.
Les flammes de la cheminée et une bougie restée sur la table me permettaient de deviner les contours du visage de mon mari et son corps, étendu sur les fourrures près de moi. Tout comme moi, Il avait seulement gardé sa chemise, plus courte que la mienne. Son visage était tourné vers le mien mais il était silencieux. Finalement, je rompis le silence, non sans appréhension.
- Voulez-vous me voir de plus près ?
Je fis glisser ma chemise, découvrant ma poitrine. Sans un mot, il l’effleura.
- C’est tellement doux, chuchota-t-il. Je veux dire… Vous êtes si douce. Je vous fais mal?
- Non, votre main est légère.
Il se lança dans un discours un peu décousu sur la bonté inouïe de Dieu, dont j'étais l’illustration, moi Sa créature, si belle et douce. De fait, même si ses mots étaient différents au cours des années qui suivirent, il était toujours dans l'émerveillement et la louange de Dieu quand il parlait de moi. Il s’interrompit soudain et me demanda :
- Vous vous souvenez de nos promenades à cheval ?
- Oui, bien sur…
Un moment de silence suivit, traversé par le souvenir de son comportement étrange qui mit fin à ces échappées. Mais Brisart pensait à tout autre chose.
- Votre tenue d’homme, quand vous montiez Daisy… c’était troublant. Je ne pouvais m'empêcher de vous regarder et… (il étouffa un rire) j’enviais Daisy de vous transporter ainsi. J’aurais voulu être Daisy.
Il caressa rêveusement mes seins et murmura à nouveau quelque chose à propos de leur douceur.
- Je portais une tunique pourtant… Étais-je indécente ?
- Non, bien sûr que non. Mais je discernais vos formes sous la tunique.
Nous avons ri ensemble. Il serra ma main, roula sur le dos, puis me tira dans sa direction. D”une voix plus basse, il reprit :
- Ma chérie, ma femme, voulez-vous bien… si vous voulez… accepteriez vous de me chevaucher comme vous chevauchiez Daisy?
Sans s’en douter, il me demandait d’adopter la position qui m’était la plus bénéfique pour traverser ces moments intimes sans me sentir contrainte. C’est ainsi que nous avons consommé notre mariage, lui chaviré d’émotions, moi émue de son ravissement, mais concentrée dans la tache de faire en sorte que cette première expérience ne soit pas interrompue avant son terme.
Une fois nos ébats parvenus à leur aboutissement, je glissai à ses cotés à nouveau, et enlacés, nous avons partagé des profusions de mots de gratitude et de tendresse. Une vague calme suivit.
- Je crois n’avoir jamais été aussi heureux… murmura Brisart, embrassant mon sein.
J’étais sortie de ma chemise de jour par son échancrure, ma poitrine visible, mais le vêtement restait enroulé autour de ma taille, dissimulant ainsi le lieu de la blessure reçue lors de la bataille, et l’absence anormale de cicatrice.
Mon mari me posa alors des questions candides sur mon anatomie intime, auxquelles je répondis de la façon la plus directe possible, en choisissant mes mots. Je ne voulais pas lui donner une vision déplaisante de la façon dont j’étais, dont nous, femmes, étions faites.
- Merci de m’apprendre, Jeanne, dit-il. J’apprécie de mieux comprendre ce que je n’avais jamais exploré auparavant.
- Vous êtes libre d’explorer à présent, dis-je avec un sourire. Je suis à vous.
Je sentis que ma réponse lui convenait. Il leva la main et caressa légèrement tout mon corps, me donnant l’impression d'être effleurée par l’aile d’un ange. Il visitait tout ce domaine inconnu qui allait devenir si familier. Puis il embrassa chacun de mes doigts.
- Essayons de dormir un peu, ma femme chérie… murmura-t-il.
Le froid avait lentement gagné la pièce, tandis que le feu diminuait d’intensité. Il m’aida à me glisser sous la fourrure.
4.
Plus d’une fois, au cours de mes périples, il m’était arrivé de m’assoupir dans un lieu qui me semblait isolé ou dans un entourage de confiance, pour être réveillée en sursaut quelques heures plus tard par les tripotages d’un ou plusieurs gredins. Je me réveillais en fureur, et ma rapidité de mouvement me permettait souvent de prendre le dessus de ces confrontations indésirables.
Je n’avais pas eu le temps d’avertir mon nouveau mari. Éveillé par la clarté qui précède l’aube, il voulut tendrement prendre son épouse dans ses bras. J’aurais pu aussi bien être frappée par la foudre. Je me redressai et frappai l’homme du plat de la main avec toute la rage qui m’habitait - l'océan amer qui sommeille sous la surface de mon épiderme.
Pris par surprise, il tomba à la renverse. L'instant d'après, je reconnus l’agresseur et où nous nous trouvions. Je me précipitai.
- Pardon, pardon ! Mon mari, pardon ! Je… je dormais, j’ai cru…
Brisart se redressa lentement, hilare, une trace rouge sur la joue, à l’endroit où je l’avais frappé.
- Mon Dieu, Jeanne, quelle puissance dans vos mouvements !
Plus je me confondais en excuses, plus il riait. Finalement, assis sur le rebord du lit, redevenu sérieux, il me dit :
- J’aime que vous vous défendiez si vigoureusement. Vous êtes forte. Dans notre monde, quel atout que votre force.
Il ne poursuivit pas ses propos car je le couvrais de baisers pour me faire pardonner. Il s’ensuivit de tendres moments.
Je nous revois, nous préparant à retrouver le monde agité de notre service, baignant rapidement, chacun de notre côté, nos parties intimes avec l’eau que mon mari ramena du puit, puis rajustant nos vêtements. L’état de ma chevelure ne s’était pas arrangé dans la nuit.
- Ma chérie, venez vous asseoir près de moi. Laissez-moi faire.
Avec un peigne à long manche, montrant une habileté et une douceur surprenantes pour un homme de guerre, Brisart sépara mes cheveux en parties qu’il tressa et les arrangea en un ensemble harmonieux, tout en embrassant ma nuque.
Je touchai son œuvre avec prudence, craignant de déranger ce qui ressemblait à présent à un chignon élaboré qui descendait sur ma nuque.
- Où avez-vous appris à faire cela ? J’ai tant de mal, Tiphaine me coiffe tous les matins.
Il rit.
- Je n’ose pas vous le dire. Ça va vous offenser.
Bien sûr j’insistai, et finalement, il me dit :
- Adolescent, j'étais écuyer comme vous le savez, et je servais un chevalier qui avait deux superbes chevaux, un étalon et une jument, le frère et la sœur. Dragon Bleu et Dragonesse du Lac. J’étais chargé de les soigner, et aussi… de discipliner leur crinière et leur queue. Il fallait avoir la main légère et rapide, pour ne pas ennuyer ces destriers au sang chaud, ils s’impatientaient vite. La coiffure que je vous ai fait… c’est celle que je réalisais avec la queue de la jument.
Il ajouta aussitôt que c’était beaucoup plus agréable de me coiffer et qu’il n’avait jamais embrasser l’encolure de l’animal, prétendant craindre que je ne sois jalouse
J'éclatai de rire, tandis qu’il me racontait quelques souvenirs cocasses de son passé lointain d'écuyer, par exemple comment il brossait les postérieurs des destriers en sens contraires pour leur donner une apparence de damiers.
Cette conversation, légère, pleine du bonheur de nous découvrir si épanouis après ce mariage impromptu, m’a tenue compagnie par la suite au milieu d'épreuves, de moments douloureux, ou lourds d’ennuis.
Mon mari n’a jamais su que son amour, la joie que nous avons partagée sont des cadeaux centenaires, qui continuent d'être sources de bienfaits au cours des siècles. Encore aujourd’hui.
Le dernier paragraphe est vraiment magnifiquement écrit. Je trouve qu'il résumé bien l'esprit de ce chapitre, l'amour entre Brisart et Jeanne. Leurs instants de tendresse, leurs conversations, je retrouve la douceur avec laquelle tu décris la relation Max / Greg et c'est vraiment très agréable à lire.
J'ai bien aimé l'idée que le cousin du roi n'en soit pas un, que c'ait été pour forcer Jeanne à épouser Brisart, ça rend le truc encore plus intéressant.
Le personnage de Brisart prend de l'épaisseur dans ce chapitre, on apprend à mieux le connaître, c'est vraiment agréable. Sa franchise, sa bienveillance et une forme d'innocence le rende touchant. Je suis curieux de voir ce qu'il va advenir de leur relation, forcément éphémère...
Petites remarques :
"auxquelles je me referais mentalement," -> référais ?
"dans la tache de faire en sorte que" -> tâche
"je glissai à ses cotés à nouveau," -> côtés
"l’encolure de l’animal, prétendant craindre que je ne sois jalouse" manque le point
Un plaisir,
A bientôt !