Chapitre 37 - Fenrir - Ira

Notes de l’auteur : MAJ 26/09/2023

Lise avait consenti, contre toute attente, à accéder à la requête d’Ira. Cette dernière se demandait sans cesse depuis ce que Kerst avait bien pu lui raconter pour réussir à convaincre cette elfe noire hautaine. 
Le fait est qu’un beau matin, une troupe de guerriers pénétra dans la prison et ouvrit les cages. Ils les guidèrent vers la sortie des bois, afin qu’Ira constate, avec anxiété et soulagement, que Lars et ses compagnons d’infortune s’éloignent à vive allure des bois de Svartal. Ils savaient parfaitement qu’il n’était qu’une question de temps avant que les elfes ne partent à leur trousse pour les faire taire, définitivement. Ira douta de leur avoir vraiment rendu service.
On la raccompagna à la lisière ouest des bois, au pied des montagnes. Kerst lui avait donné une nouvelle paire de sabres, son arme de prédilection, ainsi que de l’ombre liquéfiée. Ce n’était certes pas la meilleure saison pour s’attaquer à ces montagnes. Fenrir se situait tout en haut, dans les neiges éternelles, et en plein hiver, un épais manteau traître recouvrait tout. Ira n’était pas une habituée, en dépit, d’après les dires de Kerst, de ses origines locales. 
Elle progressa péniblement. Son corps souffrait de devoir pousser la neige, du froid, d’une marche laborieuse. Son esprit, quant à lui, s’épuisait d’être constamment à l’affût d’un bruit ou d’une silhouette humaine. Elle sursautait dès qu’un animal courait se cacher à son approche. Les chasseurs de Fenrir étaient redoutables, probablement plus que n’importe quel adversaire qu’elle eût déjà affronté. De plus, ils se déplaçaient toujours en groupe, ce qui n’arrangeait en rien sa situation. D’après Kerst, ils étaient plus actifs de nuit. L’ombre permanente qui régnait dans la cité les avait transformés au fil des siècles en animaux parfaitement nyctalopes, plus à l’aise dans l’obscurité qu’en plein jour. Leur peau ne baignant jamais dans la lumière, il leur fallait par conséquent éviter la morsure du soleil qui les brûlerait atrocement. Malheureusement pour Ira, en cette saison, les journées étaient courtes, et les nuits glaciales. Il était exclu qu’elle allume un feu pour se réchauffer, elle devrait donc compter uniquement sur les épaisses fourrures fournies par Kerst. 
Quand la nuit s’annonça, elle décida de trouver un grand arbre et de s’y réfugier. Elle avisa un conifère plusieurs fois centenaire avec des branches assez larges pour l’accueillir. Elle grimpa en pestant contre les épines et les excroissances pénibles qui la griffaient sans cesse et s’accrochaient à elle à chaque mouvement. Elle parvint enfin à une hauteur satisfaisante, et s’installa, pas très à l’aise, dans un équilibre plutôt précaire. Elle sortit de son sac de la viande séchée, recueillit de la neige pour boire. 
Elle commençait à somnoler, lorsque des bruits feutrés lui parvinrent aux oreilles. Ses sens se remirent en alerte dans l’instant. Elle scruta le sol sous ses pieds, et manqua de tomber lorsqu’elle distingua des ombres qui s’approchaient dangereusement de sa cachette. Ils suivaient ses empreintes dans la neige. Évidemment. Quelle idiote. Elle se hâta de prendre le flacon d’ombre liquide, versa une goutte dégoûtante sur sa langue, puis disparut aussitôt. 
Il était temps. Le groupe de chasseurs arriva au pied du conifère. Ils levèrent leurs têtes camouflées vers elle, mais ne la perçurent pas. Ira, bien que se sachant invisible, ne respirait plus. Elle tentait de voir à quoi ils ressemblaient, mais ils étaient trop loin pour qu’elle distingue quoi que ce soit. Ils ne laissaient paraître de leur visage que leurs yeux. Aucun grain de leur peau ne paraissait sous les vêtements épais qu’ils portaient. Ils étaient tous lourdement armés. Ira eut bien du mal à croire qu’elle partageait le même sang que ces hommes effrayants. Elle avait rarement eu peur, hormis face à Kerst, ce qui la conduit à s’interroger sur tous les gens qu’elle avait attaqués. Avaient-ils ressenti les mêmes émotions qu’elle à cet instant ? S’étaient-ils sentis comme des proies vulnérables, faibles ? À la merci d’âmes malveillantes ?  
Elle eut brusquement une nausée incompréhensible. Était-ce le regret, les remords, qui lui provoquaient de tels haut-le-cœur ? Elle chassa ce sentiment de son esprit, elle devait rester concentrée. Les chasseurs ne prononcèrent pas un mot. Ils communiquaient avec des gestes trop rapides pour qu’Ira n’en saisisse le sens. Ils semblaient cependant éprouver une certaine incompréhension face à des empreintes sans propriétaire. Elle espéra qu’ils ne prennent pas idée de grimper aussi. 
Heureusement pour elle, ils n’insistèrent pas et continuèrent leur patrouille plus loin. Ira soupira doucement, relâchant la pression de ces dernières minutes. Son corps entier palpitait. Il lui serait difficile de réussir à trouver le sommeil, c’était sa seule certitude.

Quand l’aube s’amorça, elle mangea un morceau et redescendit de son arbre. Il n’avait pas neigé, aussi, elle put se servir des traces du groupe de chasseurs pour éviter de croiser leur route. Elle continua son ascension douloureuse. En fin de journée, elle parvint enfin à trouver ce qui ressemblait à de la présence humaine. Deux torches de pierres sculptées en forme de loup balisaient un semblant de chemin, sinuant jusqu’aux confins du plus haut sommet. Elle approchait. Son cœur se mit à battre plus fort. Et si Kerst l’avait envoyé dans un piège tellement grossier qu’elle n’avait rien vu venir ? Si le « code » qu’il lui avait transmis avait l’effet opposé ? Elle prit conscience des risques encourus, tout en se demandant, finalement, pour quelles raisons elle se trouvait là, dans cet endroit maudit et perdu aux yeux du monde ?
Après avoir gravit un escalier en pierre grossier dont elle ne voyait pas la fin, elle atteignit un plateau avec une vue dégagée sur une porte de métal en forme de voûte gigantesque, qui semblait soutenir à elle seule la montagne. Elle était gardée par deux chasseurs, qui la virent arriver de loin. Ils se mirent en garde. Ira abaissa sa capuche. Elle leva les bras en signe de paix et avança vers eux, s’efforçant de ne rien laisser paraître de son appréhension. Ira s’attendait à ce qu’ils lui parlent, mais aucun son ne sortit de leurs bouches dissimulées. Elle ne vit que leurs yeux noirs qui se plissaient pour mieux l’observer. Aucun éclat ne faisait briller leurs prunelles. A quoi pouvait bien ressembler le regard de Kerst ?
-    Je ne vous veux aucun mal, leur lança-t-elle. 
-    Qu’est-ce que tu viens faire là alors ? répondit l’un d’entre eux d’une voix grave et agressive.
-    Je…
Elle hésita. Il lui sembla qu’elle possédait un feu grégeois sur le bout de la langue. Ce que lui avait indiqué Kerst ne pouvait être rien d’autre qu’une phrase pleine de sens pour eux.
-    Je demande à voir Morrigan, de la part… d’Elbow.
Lorsqu’elle souffla ce prénom, les yeux noirs s’arrondir, sans qu’Ira ne put comprendre quelle expression ils exprimaient. Les deux chasseurs se regardèrent, puis l’un d’eux se retourna et toqua sur la pierre. Une trappe jusqu’alors invisible s’ouvrit, afin qu’il discute avec quelqu’un à l’intérieur. Ils ne firent pas cas d’Ira pendant de longues minutes. Elle était là, plantée au milieu de la voie, à une dizaine de mètres de la porte. Depuis combien d’années aucun étranger ne s’était tenu ici ?
Après une trentaine de minutes, le chasseur fut appelé de nouveau à la trappe pour recevoir des instructions. Ira entendit un grincement formidable. La porte entama son ouverture lente et bruyante sur Fenrir.
-    Entre, ordonna un chasseur.
Elle avait réussi. En ressortirait-elle vivante ? Rien n’était moins sûr.

Elle fut accueillie par une femme qui semblait un peu plus âgée qu’elle, à l’embonpoint aussi vulgaire que sa figure. Ira ne sut expliquer comment c’était possible, puisque son visage était pâle comme la mort, affublé des mêmes yeux que les chasseurs. Ses cheveux, aussi noirs que les plumes d’un corbeau, étaient serrés en un chignon qui lui tirait la peau des tempes, ce qui contrastait de manière peu harmonieuse avec ses joues boursouflées. Elle était engoncée dans une robe sombre qui ne ratait aucun détail de sa corpulence, qui aurait pu être sensuelle chez n’importe quelle autre femme. Il émanait d’elle quelque chose d’éminemment désagréable. Elle dévisagea Ira qui pénétrait dans la cité avec un jugement évident. Cette dernière ne put s’empêcher de contempler l’intérieur de ce lieu interdit, qu’elle n’imaginait pas ainsi, avec une beauté aussi étrange. Tout était très sombre. Comme dans toutes les villes liées à un élément magique, elle était impactée par le pouvoir de l’Ombre, et malgré de nombreuses torches et flambeaux, la lumière peinait à briller. Les feux semblaient se briser sur un voile obscur persistant. Ira put distinguer cependant la forme générale de Fenrir : une immense cavité voûtée comme un temple gothique, qui comportait de nombreux étages auxquels on accédait par des escaliers en pierre. Dans chaque mur de chaque niveau, se trouvaient des portes en bois. Parfois, un écriteau était placé à côté. Les habitations et les commerces étaient tous bâtis dans la roche, ce qui n’était pas sans lui rappeler le repaire sous les ruines. Ira en oublia presque son comité d’accueil.
-    Je suis Lolys, fit-elle avec un air pincé. Grande intendante. 
-    Je suis…
-    Peu importe. Suivez-moi. 
Ira ravala sa salive tout en lançant un de ses regards noirs sur Lolys, qui ne s’en émut pas plus que cela. Elle constata, en marchant derrière l’intendante, que tous les habitants de Fenrir possédaient un regard similaire, les prunelles sombres en plus, ce qui les distinguaient de celles d’Ira. Les fesses rebondies montèrent plusieurs escaliers pour parvenir à l’avant-dernier étage. Pour accéder au niveau le plus haut, celui du pouvoir de toute évidence, il fallait passer de hautes grilles gardées par des chasseurs patibulaires. Lolys poussa une porte épaisse et invita Ira à entrer d’un coup de tête méprisant.
-    Vous séjournerez ici. Vous êtes libre d’aller et venir, mais je récupère vos armes. Elles vous seront rendues si vous partez. 
-    Quand pourrais-je rencontrer Morrigan ? demanda Ira avec impatience.
Lolys pouffa, faisant trembler son double menton.
-    C’est Dame Morrigan. Il n’est pas certain que vous puissiez obtenir une entrevue. Une péquenaude sortie de nulle part, pensez-vous vraiment qu’en claquant des doigts vous pourriez l’approcher, même avec un tel message ?
-    Je sors de Fenrir, comme elle, répliqua Ira.
Son mensonge sembla faire mouche.
-    Comment se fait-il que nous ne vous ayons jamais vue dans ce cas ? 
-    Il s’agit d’une longue histoire qui ne regarde que moi. 
-    …Déjà à court d’argument, vous n’allez pas faire long feu ici !
Lolys récupéra les armes d’Ira et referma la porte avec agacement. Ira soupira, soulagée. Elle n’en revenait pas : elle se trouvait au cœur de Fenrir. Cela ne semblait pas être un lieu si terrifiant finalement. C’était un peu spécial, pas très accueillant, mais pas si effrayant qu’on voulait bien le raconter. Elle avait hâte d’aller à la rencontre de ses habitants pour se faire un avis, savoir s’ils étaient tous aussi méprisables que la grande intendante. 
Pour l’heure, elle avisa le lit en bois sombre inondé sous les fourrures qui n’attendaient plus qu’elle. Elle s’y glissa avec délectation, et lorsqu’elle ferma les yeux, il n’y eut plus qu’un visage familier sous ses paupières.
 

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