Elle se contempla longuement dans le miroir en pied de sa chambre. Elle ne tenait pas particulièrement au mariage, mais tout de même, elle s’était imaginée plus souriante lorsque ce jour viendrait. Vêtue d’une robe fluide en soie blanche satinée, agrémentée de dentelles florales aux pistils de diamant, pourvue d’une traîne immense et d’un voile tout aussi impressionnant qui épousait les ondulations de ses beaux cheveux blonds, elle regretta simplement que son arme sacrée, une fois encore, fût attachée à sa taille par une ceinture en or blanc, « détail » qui non seulement jurait avec le reste, mais qui en plus lui rappelait sa condition et pourquoi elle se regardait à cet instant, l’air aussi grave.
Elle n’avait pas pu échapper à cette union avec Lars. Il y avait eu quelques maigres possibilités, mais cela n’aurait pas été très subtil. Elle se serait mise trop de monde à dos, sa famille en particulier, qui, s’ils l’avaient déçue au-delà de l’imaginable, n’en restaient pas moins les personnes les plus haut placées d’Hymir. Elle avait élaboré un plan plus rusé, plus intelligent, plus en accord avec son esprit pragmatique, sa volonté infaillible et son sens du devoir.
Elle soupira, abaissa son voile devant ses yeux bleus, dévoilant un diadème superbe qui révélait toute la nature royale de son sang. Elle saisit son bouquet de perce-neiges et sortit de sa chambre. C’était la dernière fois qu’elle y serait seule. Cette pensée la répugna à lui en donner la nausée. Partager la vie de Lars serait déjà difficilement supportable, mais l’inviter dans son lit était totalement inacceptable pour Adelle, à tel point qu’elle avait éludé cette question dans son esprit depuis le début. Le sujet revint pourtant de manière brutale, alors que les minutes s’écoulaient, inexorables, malgré sa maîtrise du pouvoir du Temps, qui ne pouvait lui offrir le miracle de tout arrêter. Sa respiration se fit plus saccadée à mesure qu’elle descendait les marches de l’escalier de marbre pour rejoindre sa famille et les Mystiques, tous magnifiquement apprêtés pour l’occasion. Même Till, le sauvage Till, avait de l’allure. Elle évita soigneusement le regard de Marth, qui, à côté de son père, ne la quittait pas des yeux, où l’on pouvait y lire toute l’admiration et l’affection qu’il lui portait. Elle esquiva sa sœur poliment, mais sans ambiguïté. Elle préféra ne pas lui adresser la parole, car elle craignit que le moindre mot qui ne sortit de sa bouche fût du poison.
Ils se dirigèrent tous vers le Temple, dans lequel la délégation d’Heimdall et Lars patientaient déjà. Les cloches sonnaient depuis plusieurs minutes. Une allée de chevaliers collés les uns aux autres ouvrait la voie sur la place bondée de monde. Adelle entendait les acclamations de loin. Son esprit voguait dans un autre ailleurs. Elle s’efforçait de le laisser divaguer, car dans le cas contraire, elle sentait qu’elle était capable de craquer complètement et de faire quelque chose de tout à fait regrettable. Elle attendit sur le perron avec son père que les invités s’installent sur les bancs. Elle avait froid. Les mariages n’étaient jamais célébrés en hiver, les tenues traditionnelles n’étaient pas prévues pour. Elle était là, les bras nus frissonnants, sous une robe fine, à fixer le fond du temple sans le voir. Son père lui tapota gentiment la main. Elle n’eut aucune réaction. Quand l’orchestre commença à jouer à l’intérieur, ils avancèrent ensemble et pénétrèrent dans l’édifice. La silhouette de Lars se dévoila peu à peu. Il était magnifique, mais Adelle le trouvait au fait de sa laideur, avec ce sourire feint sur son visage sombre. Il la regardait comme un trophée gagné, une victoire sans difficulté, cela lui était insupportable. Elle tenta de calmer son cœur qui vibrait de colère en pensant à son plan. Il ne sourirait plus, bientôt. Son père la laissa à l’autel avec délicatesse. Adelle ne regarda personne. Elle fixa un point derrière le sage, n’écouta ses paroles pieuses que d’une oreille. La cérémonie s’enchaîna. Pas un sursaut temporel pour la perturber. Adelle trouva cela étrange et plutôt frustrant. Elle aurait tant aimé que cela se produise…
Soudain, alors que le sage entamait la dernière partie, consacrée aux vœux, la porte du temple s’ouvrit brutalement et le bruit sourd résonna dans tout l’édifice monumental. Les chevaliers se mirent immédiatement en alerte. Myhrru fut la première devant la troupe d’une dizaine d’hommes qui avait fait irruption, déguenillés, décoiffés, barbus et sales. Ils étaient armés de manière rudimentaire, avec de vieilles épées, des couteaux de boucher, tout ce qu’ils semblaient avoir trouvé de disponible. Un grand homme à l’allure glaciale s’avança en levant les bras et s’écria :
- Je suis le vrai Lars Ran, prince d’Heimdall ! Cet homme est un imposteur de Svartal !
Les chevaliers se jetèrent rapidement sur le groupe, les forcèrent à se coucher au sol et à se taire. Adelle croisa le regard suppliant de Myhrru. Elle se tourna vers le Lars à côté d’elle, et distingua que ses traits avaient changé d’allure, dans une expression qu’elle ne lui connaissait pas. Elle dégaina son épée sacrée sans tergiverser et la leva, ignorant les protestations de sa famille. Elle arrêta le temps. Elle abaissa son arme, et s’avança doucement vers l’homme à la peau sombre. Cet homme qui portait toujours ses longs cheveux détachés sous une coiffe singulière. Elle saisit le chapeau et le fit glisser de sa tête. Cela lui coupa le souffle. Deux longues oreilles pointaient au-dessus de sa tête. Comment avait-elle pu être aussi aveugle ? Comment cela avait-il pu passer inaperçu ? Elle balança au loin le chapeau, et hésita sérieusement à lui trancher la tête. Elle recula, tituba. Elle s’effondra sur un banc derrière elle, prit sa tête dans ses mains et tenta de reprendre sa respiration qui lui faisait tourner la tête.
Sous ses paupières apparut alors un être divin, au-delà de tous genre, ni homme, ni femme, les deux à la fois. D’une grâce et d’une beauté indescriptibles, il flottait dans les airs, ses vêtements amples blancs et dorés l’accompagnant dans chaque mouvement. Ses longs cheveux d’ivoire volaient autour de lui, et ses yeux d’or renvoyaient une expression d’une sagesse et d’une bienveillance absolues.
- Enfin, nous nous rencontrons, Princesse Adelle, Mystique du Temps.
Sa voix était douce, ni trop grave, ni trop aigüe. Le pouls d’Adelle battit plus fort sous sa robe blanche.
- Je suis Chronos, l’Esprit du Temps. Depuis trop longtemps mes appels furent incompris, mais me voilà, enfin, vous parvenez à sentir ma présence. Mon pouvoir immense est en cage, emprisonné dans votre arme, comme les autres esprits. Vous devez nous aider.
Sa voix s’évanouit dans le néant avant qu’il n’ait pu ajouter autre chose, sa silhouette s’évapora en silence. Adelle revint peu à peu de cet étrange rêve éveillé. Elle resta étourdie sur son banc, seules au milieu des statues de chair autour d’elle. Elle serrait le pommeau de son épée si fort que les motifs s’étaient imprimés dans sa paume. Elle relâcha son emprise, contempla d’un air perdu ses doigts endoloris. Elle chercha à percevoir Chronos dans le temple, mais il se trouvait dans un autre plan, inaccessible pour le moment. Elle observa la lame de son épée, se remémorant les paroles de l’esprit pour tenter d’en comprendre le sens, mais cela lui était impossible pour l’heure, elle était totalement troublée par la situation. Elle se releva et avisa l’elfe noir, l’usurpateur qui avait bien failli la tromper pour des raisons encore obscures. Elle se positionna légèrement de côté et appuya sa lame sur son long cou, puis libéra le temps qui reprit son cours sous un cri de stupeur général à la découverte de la princesse, prête à égorger son futur époux aux longues oreilles. Ce dernier ne prononça pas un mot. Il pivota simplement sa tête vers Adelle, appuyant sur elle un regard dur et haineux. Elle n’en avait cure. Il ne souriait plus, c’était sa victoire à elle. Un capharnaüm confus envahit le temple. Les elfes noirs ne bougèrent pas de leurs bancs. Ils n’opposèrent aucune résistance. La famille royale et ses invités s’indignaient, protestaient, parlaient fort, alors que le groupe du vrai Lars, qui ne pouvait voir l’autel, tentait encore de faire entendre sa voix.
- Silence ! s’écria Adelle à plein poumons.
Son ordre ricocha contre chaque pierre du temple, de telle sorte que plus personne n’émit le moindre son. Elle dévisagea chacune des personnes présentes avec un regard perçant qui lui conféra une autorité indéniable, l’épée toujours pressée contre le faux Lars.
- Capitaine Eamon, emprisonnez immédiatement cet imposteur et ses complices ! ordonna-t-elle. Myhrru, accompagne les intrus au château afin qu’ils reçoivent des soins et de la nourriture.
Myhrru hocha la tête et s’exécuta, aidée par les hommes dont elle était le lieutenant il n’y a pas si longtemps.
- Ce n’est pas à elle de commander ces chevaliers, lui glissa le capitaine alors qu’il s’approchait pour emmener le faux Lars.
- Je n’ai que faire de votre avis, capitaine, riposta Adelle.
Eamon baissa la tête. Il était personnellement blessé dans son orgueil de n’avoir rien vu. Lorsque tous les elfes noirs furent emmenés, Adelle se décida à quitter l’autel. Lorsqu’elle arriva à proximité de sa sœur, la Reine, elle se planta devant elle et hésita à laisser exploser sa colère.
- Dans mon bureau, tout de suite.
Elle ne laissa pas Ariana répondre et se dirigea d’un pas décidé vers le château, suivie par le reste des invités et des autres Mystiques totalement décontenancés, à l’exception de Till, qui semblait beaucoup s’amuser.
Adelle ne put s’installer tranquillement sur son fauteuil. Elle trépignait, en proie à une agitation légitime au regard de la situation. Ariana et Auguste arrivèrent, accompagnés par le capitaine Eamon et même leur père Alber, qui se tenait pourtant volontairement à l’écart depuis son abdication. Il devait craindre que ses filles ne s’écharpent. Elle oublia totalement la politesse élémentaire et les bonnes manières. Elle ne savait même pas quoi leur dire tant les reproches, et même les injures, se bousculaient derrière ses lèvres crispées.
- Tu n’avais aucun droit de me parler sur ce ton, commença Ariana.
- Pardon ? Ariana, tu as perdu la raison. Personne n’est assez courageux pour te le dire, mais il le faut pourtant. Depuis que tu es reine, tu n’as pris que des mauvaises décisions, tu as perdu toutes tes valeurs et tu es devenue tout ce que j’exècre ! Regarde-toi ! Tu me fais un reproche alors que je viens d’échapper à un mariage forcé avec un elfe noir, un imposteur ! Tu étais prête à me jeter en pâture pour je ne sais quelle idiotie diplomatique dont nous n’avons nul besoin !
- Rien n’indique que le prince d’Heimdall ne soit pas un elfe noir, rétorqua Ariana.
- Que… ? s’étrangla Adelle.
Elle prit sa tête dans ses mains et fit les cent pas. Alber chuchota quelque chose à l’oreille de la Reine.
- Nous allons interroger toutes les parties, dit le capitaine Eamon. Nous aurons tôt fait de faire la lumière sur les intentions des uns et des autres, Princesse.
- J’y compte bien. Et croyez-moi, je prendrai les sanctions nécessaires à l’encontre de tous ceux qui ont contribué de près ou de loin à ce désastre ! s’emporta-t-elle. Maintenant, sortez, sortez tous, je ne veux plus rien entendre qui sorte de votre bouche !
Ils obtempérèrent, la laissant seule avec sa rage. Il était rare qu’elle perde le contrôle d’elle-même, mais s’en était trop. Elle retourna dans sa chambre pour s’y enfermer à double tour. Elle s’immobilisa devant son miroir en pied, détacha sa ceinture, jeta son épée par terre. Elle fit de même pour son diadème. Alors que de lourdes larmes coulaient en silence, elle déchira sa robe sublime, balançant au loin les morceaux de tissus et de dentelle avec désespoir. Ne pouvant délacer son corsage seule, elle prit un couteau dans un tiroir pour ouvrir son carcan sur le devant, qu’elle laissa choir avec la lame qui lui avait marqué la peau, dessinant une ligne rouge fine sur son abdomen.
Elle s’observa longuement, nue, dans les pleurs, le sang, la haine, la rage, la tristesse. Elle eut envie de cogner ce miroir, de s’ouvrir la main avec les morceaux de verre brisés, d’expulser sa colère en se griffant de toutes ses forces, mais elle resta là, sans bouger, haletante.
Elle réalisa alors que son reflet, ainsi que toute la souffrance qu’il lui renvoyait, lui rappelait quelqu’un, avec une cruelle ironie.