Chapitre 37 : L'étendard à deux faces

Notes de l’auteur : Je m'excuse pour cette semaine de retard, poster ce chapitre a été difficile pour moi du fait de on sujet principal (le deuil) et d'une IRL que je vous laisse imaginer. La publication reprend à priori normalement avec un chapitre tous les dimanches à partir de maintenant

Il inspira une goulée d’air, brûlante. Puis une deuxième. Le doux chant des oiseaux, incongru, s’imposa à lui. Le Baroudeur ouvrit les yeux sur le ciel verdoyant de la canopée.

— C’est pas trop tôt.

Il se tourna, muet, vers Agnès. La vieille femme, torse nue, essorait d’un air bougon son haut noir. Ses mèches blond-gris collaient à son nez pentu.

Le Baroudeur se redressa lentement. Il observa la guerrière qui vidait ses bottes d’eau tandis que s’écoulait non loin celle du delta. Il manqua de se tordre le poignet en voulait changer de position. Il avait été trainé depuis la berge entre les racines alambiquées des palétuviers qui ne laissaient pas plus d’un décimètre carré de sol plat.

— Où est Kotla ?

Agnès arrêta son essorage pour se tourner vers lui.

— Pardon ?

— Où est Kotla ? Il était avec nous dans le bateau.

— Non, il n’y était pas.

Elle s’approcha de lui, plantant son regard dur dans le sien, plus tremblant.

— Kotla ne s’est pas enfui, il n’a pas pu, énonça-t-elle.

Le Baroudeur se leva, la bousculant presque.

— Alors, il faut aller le chercher.

Une poigne familière agrippa son épaule.

— Kotla est mort.

— Non.

Agnès soupira.

— Ellis aussi. Il va falloir t’y faire.

— J'en ai rien à foutre d’Ellis.

Elle émit un bruit, comme un grognement.

— Moi j’en ai pas rien à foutre.

Il ne répondit pas et alla récupérer ses chaussures abandonnées un peu plus loin.

— Où tu vas ? gronda la rebelle.

— Trouver Kotla, il doit être dans les parages.

Elle le considéra un instant sans mot dire. Alors qu’il finissait d’enfiler sa deuxième botte, elle l’attrapa violemment par les épaules et le força à la regarder.

— Kotla est mort ! Il a fait diversion pour qu’on puisse s’enfuir, c’était le plan C !

— Le plan C ne prévoyait pas qu’il mourrait.

— Aucun plan ne prévoyait l’arrivée de Gloria Spart !

— Il est peut-être retenu en otage, ça serait bien le genre de Spart de se servir de lui pour me….

— Barou !

Il sursauta. Les prunelles bleu-gris d’Agnès pénétraient profondément dans les siennes, bien loin de la douceur noisette des iris de Kotla.

— Il est mort, c’est fini.

Il se sentit faillir. Flageolant, il ne tint que grâce aux bras de la vieille femme. Il finit par reprendre le contrôle de ses muscles.

— Je vais le chercher.

— Non.

— Lâche-moi.

— On va chercher tous les deux.

Il haussa un sourcil.

— On va chercher les survivants de Marova. Tu sais, tes amies, la reine Saktia et tout le petit monde qui forme la tête de la Fédération. Kotla sera peut-être parmi eux.

Il réfléchit un instant.

— D’accord. On cherche tout le monde.

Elle soupira et le relâcha.

— On est en aval du delta, eux doivent être plus en amont, sauf s’ils ont été portés par le courant. Il y a énormément de branches, de troncs et de morceaux de maison qui flottent à la surface, donc de quoi s’accrocher. Par contre le courant est très fort, surtout à la jonction avec l’océan.

— Comment tu as fait pour me ramener, alors ? demanda le Baroudeur.

Elle désigna un tas de branchage coincé entre des racines.

— Le bateau de l’Horloger a activé un espèce de système de flottaison gonflable qui s'est déployé autour de lui. Moi je me suis retrouvée coincée, je n’ai pas été éjectée comme les autres, j’avais la main dans un engrenage. J’ai pu le retourner dans le bon sens comme ça, et je t’ai vu flotter un peu plus loin.

— Merci. Et ton bras ?

Elle leva un poignet bleuâtre qu’il n’avait pas remarqué.

— Il s’en remettra. Allez viens, en route.

— On prend pas le bateau ?

— C’est trop dangereux avec tout ce qui flotte.

Le Baroudeur examina le fuselage scintillant da la petite embarcation.

— Au lieu de le coincer sous des racines, tu devrais l’accrocher avec une amarre.

— Pourquoi ?

— La grande crue arrive, le niveau de l’eau va monter ici. Alors on pourra naviguer entre les arbres, cachés et à l’abris des détritus. Si jamais on s’en ressert.

— Dans combien de temps ?

— Quelques jours. Il faudra qu'on soit attentifs si on ne veut pas se faire emporter.

Elle hocha la tête.

— Tu sais quoi grailler dans cette forêt ? demanda-t-elle en remettant son haut.

— On trouvera sur le chemin.

— Parfait.

 

***

 

Progresser au milieu des palétuviers relevait de la torture. Il fallait des heures pour traverser de petits monceaux de terre qui épuisaient toutes leurs forces, en plus des innombrables risques d’entorse dû à l’entremêlement des racines. L'air chaud et humide empêchait leurs vêtements de sécher alors que la soif les taraudait. Un nuage d’insectes affamés leur tournait autour pour se repaître de leur sang, imprimant en plus de plaques rouges sur leur peau un bruit lancinant dans leurs oreilles. Incapables de faire du feu, ils en étaient réduits à ronger la mousse et les champignons, récoltant un peu d’eau de pluie pour la boire avidement. Mais tout cela n’était en comparaison de l’orage qui secouait le Baroudeur de l’intérieur.

Il savait bien ce qu’il avait vu. Il avait compris ce qu’Agnès disait. Il savait.

Mais il ne le croyait pas.

Ils restèrent près de la berge malgré la difficulté de leur progression dans le but de trouver des survivants. Des objets de Marova se coinçaient souvent entre les racines. Des rubans, des poteries, des morceaux de meubles ou de maison. Parfois, ils entendaient des coups de feu.

Ils parvinrent au niveau de la flotte républicaine après deux harassants jours de marche. Les navires de guerre n’avaient pas bougé, sauf un qui avait été coulé. Le SCS Enrica dressait toujours ses cinq mâts terribles vers le ciel moucheté de nuages, semblant les narguer.

En s’approchant, ils purent déceler une anomalie au niveau des drapeaux flottant au sommet du grand mât. L’un des étendards, d’une couleur brun-rouge, ne correspondent à aucun symbole de la Compagnie et possédait une forme très irrégulière.

Ils comprirent quand ils purent apercevoir une touffe de cheveux noirs accroché au cuir ondulant.

Le Baroudeur enfonça ses ongles dans le tronc qui le soutenait, ignorant les échardes qui se plantaient dans ses doigts et le sang qui s’en échappait. Tous ses muscles se contractèrent, son visage se tordit. Le drapeau macabre fut retourné par un coup de vent, révélant une face rouge.

— Les salauds… gronda Agnès en tapant du poing contre un arbre. Les barbares…

Elle s’approcha du Baroudeur pour poser sa main sur son épaule. Il n’y fit pas attention, trop occupé à faire grincer ses dents, le regard fou.

— Je vais les tuer, gronda-t-il. Tous. Je vais les massacrer. Les éviscérer. Les écorcher. Je me servirai de leur peau comme de linge de latrines.

Un feu ravageur courait dans son sang en ébullition. Kotla, le si gentil Kotla. Leur vie à tous ne valait pas la sienne. Son corps hurlait, son âme aussi. Il se précipita en avant, sautant à moitié dans le fleuve.

— Qu’est-ce que tu fous ?! cria Agnès en se jetant sur lui.

Il se débattit avec véhémence.

— Je vais les tuer ! Leur faire bouffer leurs boyaux !

— Tu vas te noyer, crétin !

— Lâche-moi !

Il lui donna un coup de coude dans le nez, elle relâcha brièvement son étreinte. Il en profita pour se dégager et s’avancer, sentant le courant le pousser vers l’aval.

— Reste là putain !

Elle l’agrippa et le tira en arrière.

— LÂCHE-MOI !

Elle ne l’écouta pas, il s’agita, tenta de lui donner des coups, mais en vain. Elle l’attrapa par les cheveux et planta son visage à quelques millimètres du sien.

— Tu crois que je vais te laisser partir comme ça ?! Je t'ai sauvé, toi, alors que j’aurais pu sauver quelqu’un d’autre ! Toi ! Tu sais pourquoi ?! Parce que t’es putain d’important pour cette putain de Fédération ! T’as pas le droit de mourir !

Le silence se fit brièvement. Soudain, quelqu’un glissa avec un cri, derrière eux. L’étreinte d’Agnès s’évapora. Le Baroudeur fit volte-face, son pistol à la main. La balle vint s’écraser contre un tronc dans un bruit de tonnerre, juste à côté d'un crâne nu.

Celui de Neska.

Le feu s’éteignit dans son cœur, il s’affaissa les bras ballants. Agnès le rattrapa avant qu'il ne fasse emporter par le courant.

L’ambassadrice tremblait de tous ses membres, le dos cambré, elle reprit son équilibre.

— Vous… vous êtes vivants… bégaya-t-elle. Je suis…

— T’as vu ça ? la coupa le Baroudeur en pointant le grand mât.

Elle eut un mouvement de recul.

— Oui…

— Et ça te rend pas folle ?

Elle le contempla, les larmes aux yeux, sans répondre.

— Il y a des gens avec toi ? finit par demander Agnès.

Neska opina.

— Ma reine, uniquement… Nous fuyons toutes les deux quand la passerelle sur laquelle nous nous trouvions s'est décrochée. Nous avons été séparées des autres. Notamment de Sora…

— Et Niiss ?

— Elle était avec Sora. Nous n’avons pas pu voir si elles ont survécu à l'écroulement de la passerelle.

Le Baroudeur déglutit.

— Et Furka ? demanda-t-il d'une petite voix.

Neska secoua la tête.

Agnès en profita pour tirer le Baroudeur hors de l’eau.

— Et Gontrand, Victoria, Chemino et Lieberkhün ?

— Je n’en sais pas plus.

— Vous n’avez pas vu de cadavres, vous non plus ?

L’ambassadrice se crispa un peu plus.

— Non, les titanoboas ont dû faire le ménage.

La vieille femme jura.

— Venez, proposa l’Aovienne peu sûre d’elle, nous avons établi un semblant de campement.

Le Baroudeur s’avança sans dire un mot.

— T’es pas en colère, vraiment ? lui asséna-t-il en arrivant à sa hauteur.

Elle baissa la tête.

— Non, je suis juste… infiniment triste.

Il ne commenta pas. Il résista à la tentation de regarder de nouveau l’étendard morbide de la Compagnie et s’enfonça dans la forêt. Neska les guida un peu plus loin, sur une plateforme naturelle renforcée de natte en osier déchirée sans doute repêchées sur les berges. La reine Saktia, les cheveux en bataille d’où pointaient des morceaux de sa coiffe, fixait le tronc d’un arbre. Elle ne daigna pas tourner les yeux vers eux quand ils apparurent. Ses mains étaient jointes l’une sur l’autre dans une position étrange.

— Elle prie, leur confia Neska.

— Les Esprits ?

— Oui, et son prédécesseur de légende, ainsi que le Dragon fondateur.

— Pourquoi ?

— Parce que c’est impossible.

La reine s’était levée sèchement pour vriller un regard fiévreux sur les nouveaux arrivants.

— Ça ne peut pas s’être passé, d’accord ?

Elle s'approcha pour coller son visage à quelques centimètres de celui du Baroudeur.

— Le travail d'une vie, des centaines d’âmes, la plus grande cité du Marêt, mon règne, ça ne peut pas s’être envolé d'un coup. Les Esprits me testent, ils vont me les rendre, je dois montrer que je suis assez pieuse. Si je deviens une meilleure reine, je retrouverai ma ville.

Son haleine fébrile sentait la panique. Le Baroudeur ne sut quoi répondre. Elle ne lui en laissa pas le temps, faisant volte-face vers Neska.

— Pourquoi tu les as amené ici ?! J'avais dit que je ne voulais plus les voir !

— Mais…

— Ils ont corrompu mon règne et attiré la colère des Esprit sur moi ! Si je chasse tous les étrangers de mes terres, si je cesse de faire des concessions, je retrouverai leur confiance ! Je suis l’élue !

Son regard volait du duo d’Estiens à son amie. Son visage passa de l’affolement à la colère.

— Dégagez ! cria-t-elle en faisant de grands gestes. Dégagez, partez de mes terres ! Plus jamais je ne vous laisserai interférer dans mes affaires !

— Enfin… tenta de s’interposer Neska.

La gifle que lui donna la souveraine résonna dans un instant de flottement.

— Toi, je ne te fais plus confiance ! Tu m’as menée vers toutes les mauvaises décisions ! Tu es bonne à rien, voire corrompue par ces Blancs-peau !

L’ambassadrice recula, choquée.

— Toi aussi, vas-t’en !

— Mais…

Le Baroudeur l’attrapa par le bras.

— Viens, laissez-la, elle mérite que ça, gronda-t-il.

— Non… non, je ne peux pas l’abaisser…

— Dégage !

Les larmes aux yeux, Neska se laissa trainer par les rebelles loin de sa maîtresse.

— Je ne comprends… pas… elle n’était pas comme ça hier elle…

— Elle va finir par se calmer toute seule et se rendre compte de sa bêtise. Elle nous fera signe à ce moment-là, on sera pas loin.

L’Aovienne ne dit plus rien à partir de là. Ils trouvèrent un endroit où bivouaquer pour la nuit. Le Baroudeur prit le premier quart comme il avait l’habitude. Alors que ses deux compagnes tentaient de trouver une position confortable pour dormir, il se laissa absorber par ses souvenirs.

Quelques semaines à peine le séparait des aveux de Kotla. Ce moment si douloureux qui lui avait fait connaître la vérité sur l’attaque de la Communauté. Pourtant, il avait l’impression que leur amitié, après son pardon ne s’était que renforcée.

Et il l 'avait perdu.

Il pensa à Saktia et à ses Esprits. Il n’en était pas sûr pour ceux du Marêt, mais les élémentaires existaient bien, ses pouvoirs en étaient la preuve. Et si cet échec était une punition ? Il ne leur avait jamais rendu hommage, il s’était même moqué d’eux de nombreuses fois. Avaient-ils envoyé Gloria Spart pour le torturer ? Après, ce n’était qu’après avoir travaillé sous ses ordres qu’il avait pu jouir des premiers pouvoirs élémentaires.

Et s’il devait les craindre, les prier ?

Il leva les yeux vers le morceaux de ciel timide qui transperçait la canopée.

— Si je vous prie, vous me rendrez Kotla ?

Les feuilles murmurent, les insectes stridulèrent. La nuit suivait son cours dans la jungle. La mort de son ami n’y avait rien changé.

Un coup de feu retentit. Puis un second. Agnès et Neska se réveillèrent en sursaut.

— C'est quoi ça ?!

— La Compagnie, siffla le Baroudeur. Ils doivent essayer d’exterminer des survivants.

Il avait bondi sur ses pieds et saisit son arme. Il courait déjà vers la source des détonations avant même que ne résonne l’exclamation paniquée de Neska.

— J’entends le cri de Sora !

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Sorryf
Posté le 06/02/2023
"Mais tout cela n’était en comparaison de l’orage " -> rien (j'imagine)

"— Où est Kotla ? Il était avec nous dans le bateau." -> aaah mon coeur T________T cette phrase est déchirante, et si émouvante, et elle sonne si vrai ;_:

Chapitre épouvantable T.T tout va mal, et je comprends la réaction de la reine T.T

Kotla T______T

Je suis contente que Neska ait survecu, et a priori Sora et Niss aussi (j'aime bcp Sora). Mais j'ai peur pour elles, ça s'annonce mal. Et la fin ! Aucun répit ! Et le drapeau ;_;

J'ai quand même espoir pour Ellis : on a pas vu le cadavre !

Bravo et pas merci pour ce chapitre désespéré T.T (mais tres bon! J'ai juste pas envie de le dire parce que je suis trop triste T.T)
AudreyLys
Posté le 07/02/2023
Ah oui c'est un chapitre difficile, même pour moi (je n'ai d'ailleurs pas osé le relire). Ça va s'améliorer petit à petit ne t'inquiète pas !
Merci d'être toujours au rendez-vous <3
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