Le Baroudeur trébucha entre deux racines et tomba dans la boue. Son nez heurta un obstacle et se tordit, envoyant une décharge de douleur dans tout son crâne. Il n'eut pas le temps de reprendre ses esprits qu’Agnès le remettait sur pieds de sa poigne sans pareil. Elle ne lui demanda pas comment il allait malgré le sang qui commençait à goutter de ses narines. Il y avait plus important.
Des détonations retentirent encore. Le trio courait vers elles, l’arme à la main. Neska ne cessait de jeter des regards en arrière, vers sa reine. Elle aussi allait trébucher, à ce rythme et avec cette pénombre poisseuse. D’ailleurs, elle perdit l’équilibre au moment où il se faisait cette réflexion. Mais ce n'était pas à cause d'une racine, c’était à cause d’un corps. Agnès poussa une sorte d’aboiement étouffé en reconnaissant le visage ensanglanté de son ami Chemino sous la lumière faible de la lune. Un autre cadavre, un peu plus loin, leur donna une sinistre piste à suivre, celui d'un chef Appas. Les oiseaux et les insectes avaient déserté la jungle, devenue étrangement silencieuse.
Dans cette atmosphère suspendue, le bruit de pas des Automates se faisaient retentissant. Au loin, ils percevaient la course effrénées d’un groupe en fuite. Le Baroudeur espéra que Sora et Niiss en faisant encore partie. Les soldats ne pouvaient pas tirer dans l’obscurité, ils essayaient donc de les rattraper. Un bon stratège aurait estimé que jouer à cache-cache dans la jungle ne valait pas la peine de risquer des jambes d’hommes aguerris. Mais après tout, les Automates n’étaient pas des hommes.
Le Baroudeur, Agnès et Neska croisèrent la route des soldats qui ne les avaient pas remarqués, seulement armés de bâtons récupérés sur la route. Essoufflés, ils se jetèrent sur l’ennemi pour abattre leurs bouts de bois le plus fort possible sur eux. Il y en avait cinq, bien que surpris de l’assaut, ils se reprirent vite et contre-attaquèrent. Personne ne voyait grand-chose dans la mélasse nocturne du Marêt, si ce n’était le reflet des lames à la lumière pâle de l’astre lunaire. Agnès vint rapidement à bout de son premier adversaire. Le Baroudeur, lui, n’eut le dessus que grâce à l’effet de surprise. On l’attaqua de toute part, heureusement Neska vint à son secours malgré ses mains tremblantes. Elle n’était pas bonne combattante, mais son crâne luisant dérouta suffisamment les soldats pour donner le temps à son ami d'en assommer un nouveau. À deux, ils vinrent à bout d’un troisième tandis qu'Agnès finissait le dernier.
— C’est rudement mené, commenta-t-elle avec un rictus féroce.
Elle jeta un œil vers l’arrière, là où ils avaient laissé les dépouilles de leur camarades. Elle se retourna vers l’Automates pour le frapper jusqu’à ce qu'il ne reste rien de son visage. À cet instant, un duo affolé accouru. Sora et Niiss, la dernière trainant la seconde.
— Qu’est-ce que vous faites ?! s’écria la Naaviss.
— On vous a sauvées, grogna Agnès.
— Sora est blessée ? demanda le Baroudeur.
Niiss ouvrit de grands yeux terrifiés.
— Mais vous comprenez pas ! Il faut fuir, ils sont pl…
Il n'entendit pas la suite, son crâne venait de résonner comme un gong sous le coup qu’il avait subi.
Il s’effondra.
***
Le jour cruel se levait sur le Marêt. La barque glissait sur l’eau comme sur une mer de sang. Un sang brunâtre au relents de violacé.
Le Baroudeur, les mains liées, fixait les pieds de Sora ligotée en face de lui. Agnès était encore inconsciente, un énorme coquard cerclait son œil. Niiss et Neska regardaient dans le vague. Les Automates ramaient autour d’eux, imperturbables. Ils arrivaient sur le delta, sur les ruines de Marova. Là où Gloria attendait sa petite livraison de prisonniers.
Bien sûr qu'elle ne pouvait pas le tuer, ce serait trop simple. Elle devait le faire parler d’abord, et quoi de mieux que de capturer ses proches pour le faire chanter.
Il se sentait vide.
Il vit l’écho de ce néant dans les yeux de Sora. Elle n'était pas blessée, du moins en apparence. Alors qu'un premier chant d’oiseau résonnait dans l'air chargé d’humidité, elle descella brièvement les lèvres.
— Kotla ?
Le Baroudeur serra les dents. Les larmes vinrent à ses yeux. En voyant ça, les joues de Sora s’inondèrent.
— J’espère qu'ils vont nous tuer vite, souffla-t-elle. Je n'en peux plus.
Il avait beau penser la même chose, voir cette femme d’ordinaire si positive prononcer ses mots creusa un peu plus le gouffre dans son cœur. La différence, c'est qu'il savait que leur mort serait longue et douloureuse.
— Ne dis pas ça, réagit alors Niiss en se tournant vers elle.
— Mais c’est vrai, gémit la jeune femme sans croiser son regard. Nous avons perdu. Tout est perdu.
— Non…
Niiss se redressa malgré ses larmes.
— Mon père est pas mort pour ça, pour rien. Il faut que ça ait servi à quelque chose. Il faut qu’on gagne. On… on va gagner…
Sora ne répondit pas, se contentant d'un sanglot.
Soudain, les Automates s’agitèrent. Le Baroudeur leva son nez ensanglanté. Il vit d’abord un morceau du grand palétuvier qui bloquait une partie du fleuve. Mais juste avant, à la jonction entre celui-ci et la rivière, il y avait une silhouette. Ses cheveux blancs volaient derrière elle, ses yeux fermés rendaient son visage encore plus pâle. Sa robe en fourrure se confondait avec la forêt, donnant l’impression que son buste volait.
— C’est notre dernière cible, se réjouit l’officier. Capturez-là.
La barque se rapprocha de la côte pour permettre à une équipe de soldats d’y sauter, armés jusqu’aux dents.
— Ma reine, fuyez ! cria Neska, paniquée.
Saktia ne sembla pas l’écouter. L’officier lui ordonna de se taire en lui envoyant un coup de crosse dans la mâchoire. Elle roula sur le côté, mais se releva vite, les lèvres en sang, pour fixer la silhouette fragile de sa souveraine.
Cette dernière se trouvait au sommet d'une butée. Quand les soldats s’approchèrent, elle sauta dans l’eau trouble, y disparaissant en une gerbe d’écume mousseuse. Interloqués, ils s’empressèrent de faire demi-tour pour rejoindre la berge tandis que la barque se précipitait à l'endroit de la chute.
— Elle essaie de se suicider pour nous échapper ! râla l'officier.
Neska gémit, ses yeux s'étaient accrochés à une longue forme qui ondulait sous la surface, presque aussi large que la barque. Le Baroudeur pâlit, si cela était encore possible. Tous fixaient la scène avec angoisse, à l’exception de Sora qui avait rentré la tête dans les épaules.
Quelques soldats pataugèrent dans la vase. Un premier fut fauché sans un cri, puis un deuxième. Sous les yeux affolés de l'officier à bord, une arche d’écaille émergea de l’écume. Brune, décorée de quelques cercles dorés, elle enfla, se courba. Le titanoboa sortit la tête, finissant de gober un Automate. Il tourna ensuite ses crochets vers le reste des soldats qui restaient sur place, incapables de prendre une décision pour leur survie.
— Accostez ! hurla l’officier aux rameurs sans plus se préoccuper d’eux. ACCOSTEZ !
Mais déjà, le serpent géant fonçait sur eux. Il renversa la petite embarcation d’un coup de queue. Le Baroudeur ferma les yeux, un goût de vase imprimé sur la langue. Il battit des pieds sans but, les mains toujours liés. Il sentait des corps se secouer contre lui. Puis, une force le poussa vers la berge. Il reprit pied et parvint à se redresser. À sortir la tête de l’eau. Il avisa Agnès qui flottait devant lui, dos vers le ciel. Il la sortit de la rivière aussi vite qu'il put. Il fut bientôt rejoint par Niiss et Neska qui toussaient et crachaient. Personne parmi les prisonniers n’avait été dévoré. Mais il manquait…
Une nattes tresse avec des fils blancs attira son attention, un peu plus loin.
— Niiss, viens m’aider ! cria-t-il.
Elle hocha la tête. À deux, ils sortirent la Kapla à demi-conscientes de l’eau tourmentée. Avant qu'ils n’aient le temps de la remonter sur la berge, ils purent voir, le cœur battant, la silhouette longiligne du titanoboa qui s’élevaient au-dessus d’eau. Ils se glacèrent, dans l'attente de la terrible attaque. Qui ne vint pas.
Apparut alors près du monstre une forme pâle, légèrement rosée, qui se hissa fièrement sur son échine. La reine Saktia s’était débarrassée de la lourde robe pour les toiser, sa chevelure blanche hérissée autour de son crâne.
Un instant de flottement effaré passa avant qu'elle ne daigne descendre de son perchoir. Le titanoboa disparut dans les flots tandis qu'elle rejoignait le petit groupe.
— Ma reine… souffla Neska en s’agenouillant.
— J’ai enfin compris ce que veulent les Esprits, tonna-t-elle. Grâce à ça, ils m’ont donné leur confiance et leur pouvoir. Je jure de l’utiliser pour détruire jusqu’à la dernière phalange le ramassis d’enflures qui se fait appeler « Compagnie ».
Un silence fila.
— Que veulent les Esprits ? finit par demander le Baroudeur.
— Que nous unissions nos forces.
Il ne put empêcher un certain soulagement de s’écouler en lui. Niiss lui prit la main, osant un léger sourire. Pourtant, quelques instants auparavant, il se serait cru capable de se jeter dans la gueule du titanoboa. Il avait eu tort. Comme celui de Joss, le sacrifice de Kotla ne devait pas être inutile. Le jour où le Baroudeur le rejoindrait, lui et Chiara, il devrait pouvoir les regarder en face.
***
Ils avaient récupéré la barque des Automates, vidée de ses possesseurs. Ils avaient résolu de fuir, malgré les réticences de Saktia.
Quand ils donnèrent le premier coup de rame, un grondement retentit.
Ils se tournèrent vers le delta, vers le tronc gisant du grand palétuvier dont les branches s’étaient accrochées aux arbres de la berge. L’eau du fleuve formait un tumulte furieux qui poussait le tronc. Un grand craquement résonna encore. Des arbres furent arrachés, des branches se déchirèrent. Le grand palétuvier se libérer de son cercueil de feuilles. Il chevaucha le delta, se laissant glisser vers la mer. La flotte républicaine s’éparpilla prestement.
Ils contemplèrent ce spectacle, muets, jusqu’à ce que l’immense ombre de l’arbre divin ait disparu à l’horizon.
***
La maison de Molly avait été saccagée, ils purent le voir de loin. La Compagnie avait trouvé la planque et l’avait fouillée. Mais elle n’avait rien trouvé, ils s’étaient assurés de ne pas laisser de traces avant de partir. Sur le chemin, utilisant la barque des Automates, ils avaient repêché quelques chefs de tribu et rebelles rescapés de la chute du grand palétuvier, dont Lieberkhün et Victoria. Agnès avait un peu retrouvé le sourire en étreignant cette dernière.
Les vitres de l’auberge étaient cassées, les tables renversées. Mais ils avaient de la chance, ils n’avaient pas brûlé le bâtiment. Ils avaient retrouvé un semblant d’abri.
Le soir de leur arrivée, le Baroudeur alla planter un nouveau bâton aux côtés des tombes de Molly, Karen et Furie. Il grava en pleurant le nom de son plus cher ami.
Il assembla une bourrasque qu’il fit tournoyer autour de ce nom.
— T’as vu, j’ai fait des progrès.
Il s’avança et posa son front contre le bois. Il resta là longtemps. Jusqu’à ce que le soleil cesse d’éclairer les quelques lettres qui composaient « Kotla ».
Je pensais que ce serait la première à lâcher l'affaire vu le chapitre précédent, mais alors que tout le monde s'effondre, la voila qui revient et qui est décidée à combattre !! Bravo !
Tellement triste la phrase de Sora "j'espère qu'ils vont nous tuer vite, je n'en peux plus" T_________T
Je t'avoue qu'après cette débacle, j'ai du mal à imaginer comment ils vont pouvoir stopper la Compagnie. Ils n'ont plus rien T_T ils ont même perdu Kotla T______T que peut le titanoboa face à la compagnie entière ?
Enfin... j'essaie de garder espoir... Cette fin de chapitre était belle mais si triste. Tous ces morts :-( j'ai peur que tout ça finisse mal.
Juste pour savoir, on en est ou dans la progression ? la moitié, le premier quart?
A peluche, ma petite peluche :p
L'avantage quand on touche le fond, c'est qu'on ne peut que remonter x)
Alors il y a 44 chapitres en tout (+ épilogue), donc là il n'en reste plus que 6. Par rapport à la partie 3 qui commence au chapitre 29, on est au deux tiers. Ça passe vite !
Mwo à peluche Sorryf des bois