Chapitre 37 - partie 2

Il fallut une poignée de minutes aux prétoriens pour rejoindre le coche d’Annelle, et une de plus pour qu’elle retrouve son calme et leur résume la situation.

— Il se lève tard depuis qu’il traîne avec Meilisse, mais comme je suis pareille lorsque j’enquête cela ne m’a pas préoccupée. Quelle idiote ! J’aurais dû vérifier qu’il était bien rentré…

Une expression de désespoir traversa son visage.

— S’il lui est arrivé quoi que ce soit… je ne me le pardonnerai jamais.

Elle inspira profondément, lassa les bottes qu’elle venait d’enfiler sur ses bas roses, glissa une dague à l’intérieur, et reprit d’une voix plus assurée.

— Il tardait plus que d’habitude ce matin. Alors je suis allé le chercher dans sa chambre, mais n’ai trouvé qu’un mot. Il y expliquait qu’il devait passer la nuit à surveiller la demeure de Riil avec Meilisse, quand bien même je le lui avais interdit. S’il n’est pas encore rentré, cela veut dire qu’ils ont eu un problème.

— Je comprends mieux pourquoi nous allons vers le quartier centre, acquiesça Soreth en vérifiant l’état de l’épée qu’il avait emprunté en partant.

— J’ai laissé Accon l’attendre à la maison et envoyé mon mari inspecter nos locaux, mais s’ils n’y sont pas déjà, c’est qu’ils doivent être retenus quelque part. Peut-être par Mascarade…

Les lèvres d’Annelle se remirent à trembler, et son apprenti sentit son cœur se serrer. Il ne pouvait qu’imaginer sa peur, mais cela lui suffisait amplement. Pour la rassurer, il posa délicatement sa main sur la sienne.

— Ne t’inquiète pas. Ewan est aussi prudent que futé. Ils ne l’attraperont pas facilement.

— Et puis, renchérit Lyne d’une voix pleine d’empathie, nous le saurions si Mascarade le tenait. Il n’est pas du genre à ne pas jouer ses atouts.

Soreth opina, même s’il redoutait ce que « jouer ses atouts » pouvait signifier pour leur adversaire.

— Nous allons les retrouver. Je te le promets.

L’espionne renifla discrètement, puis releva la tête et posa des yeux brillants de détermination sur ses interlocuteurs.

— Vous avez raison, mes choux. Ce n’est pas le moment de se laisser abattre. Les petits comptent sur nous.

Lyne ponctua la tirade en frappant du poing dans le plat de sa main, et Soreth se réinstalla sur sa banquette, soulagé qu’Annelle ait récupéré sa combativité. Ils allaient avoir besoin de ses talents s’ils voulaient sauver les adolescents.


 

Afin de ne pas attirer l’attention, le coche s’arrêta à une centaine de mètres de la demeure de Riil. Le trio s’y mélangea aux passants que le manteau de neige fraîchement tombé n’effrayait pas et se dirigea à pied vers la villa.

Ils n’entendirent au début que les conversations des badauds et le brouhaha de la ville, auxquels se mêlaient parfois les sifflements du vent, puis, à proximité de la propriété, des éclats de voix et des bruits de course s’y adjoignirent : des miliciens en arme patrouillaient dans la maison, son jardin, et même les allées avoisinantes. Comme la foule ne s’en préoccupait pas, ou du moins n’osait pas le montrer, les prétoriens en firent de même et accélérèrent en arrivant à hauteur des reîtres.

Quelques instants plus tard, ils quittèrent la grande avenue pour s’enfoncer dans une ruelle sans surveillance.

— Ils cherchent encore, murmura Soreth en s’arrêtant, c’est rassurant.

— S’ils guettent tous les accès, ajouta sa protectrice, Meilisse et Ewan peuvent être bloqués quelque part dans la demeure de Riil.

Annelle secoua la tête et fit quelques pas en réfléchissant à voix haute.

— Le petit est trop malin pour cela. Il sait qu’il ne faut jamais se battre en territoire ennemi. Ils auront passé la barrière la plus vite possible, au risque d’être repéré, et auront continué dans les rues.

Elle avança d’une enjambée, s’accroupit, et commença à dégager la neige sous ses pieds.

— Ils ne pouvaient toutefois pas aller loin sans tomber sur des gardes, ce qui n’est pas une bonne idée en ce moment. Pas plus qu’ils ne pouvaient demander de l’aide aux habitants du centre, bien trop passifs.

Tout en échangeant un regard intrigué, Lyne et Soreth s’approchèrent d’Annelle sans oser l’interrompre.

— Il ne leur restait donc qu’une solution.

L’espionne se redressa et fit un pas sur le côté pour laisser ses interlocuteurs voir la bouche d’égout qu’elle venait de dégager.

— Il y a quelques années, je lui ai montré une cachette pas loin d’ici. Je suis sûre qu’ils nous y attendent.

Il n’en fallut pas plus à Lyne pour soulever la plaque de fer et, fidèle à ses habitudes, descendre en première dans la conduite. Annelle lui succéda de peu, bouillant d’impatience de retrouver son fils, et Soreth passa en dernier. Un frisson lui parcourut l’échine pendant qu’il refermait la bouche derrière eux, mais il s’efforça de l’ignorer. Les grottes et les égouts, ce n’était pas vraiment la même chose.


 

Ils suivirent un vieil escalier de pierre pendant un peu plus d’une minute puis, alors que leurs yeux se familiarisaient à la pénombre, atteignirent une vaste salle humide que traversaient trois couloirs voûtés. Chacun d’eux possédait une profonde rigole, où s’écoulait une eau grise à l’odeur désagréable, ainsi que, pour le plus grand, une élévation qui permettait de le longer en gardant les pieds au sec.

Ce ne fut hélas pas celui qu’Annelle leur fit prendre, et ils descendirent dans le drain les uns après les autres : Lyne en fronçant les narines et ravie de ne pas avoir son armure d’argent, la maîtresse-espionne sans une once de remords pour sa robe à fanfreluches, et Soreth en notant qu’il venait, pour la seconde fois en deux jours, de ruiner l’un de ses rares vêtements princiers.

L’eau grise leur arrivait aux cuisses, et même si on pouvait s’habituer à sa fraîcheur, c’était plus difficile avec les amas répugnants qui y flottaient, ou la faune qui y vivait. Les rats étaient presque amusant quand ils couinaient sur leur passage, du moins tant qu’on oubliait leurs puces, mais rien ne rattrapait les blattes et les moustiques installés dans les jointures des pierres moussues. Soreth espérait aussi que les rumeurs de serpents géants soient infondées, mais il n’eut guère le loisir de s’y appesantir, concentré sur les échos souterrains tandis que ses équipières ouvraient la marche.

Ils parcoururent la première galerie sans que rien ne vienne les déranger, puis en empruntèrent une plus large, qui leur permit de quitter l’eau croupie pendant quelques minutes. Ils y retournèrent toutefois pour se faufiler à travers une coulée, si étroite qu’Annelle y laissa plusieurs volants en forme de fleur, et continuèrent dans un couloir bas de plafonds et rempli de toiles d’araignées.


 

Lorsqu’ils sortirent de celui-ci, couvert d’une nouvelle couche de saleté, Soreth perçut de faibles bruits de pas devant eux. Il en informa discrètement Lyne, qui les entraîna aussitôt vers l’obscurité d’un petit escalier de pierre.

— Ces égouts font des dizaines de kilomètres, se plaignit bientôt une voix féminine, on ne les retrouvera jamais s’ils se sont enfuis ici.

— Tu peux aller le dire au seigneur Riil si ça te chante, répondit son interlocutrice en s’arrêtant au sommet des marches, moi je préfère être là qu’à supporter sa colère en haut.

Accroupi dans l’eau à côté de ses équipières, Soreth glissa la main sur la poignée de sa dague. Il espérait que les miliciennes ne fassent pas de zèle, mais on n’était jamais trop prudent.

— Veux-tu qu’on cherche en bas ? demanda justement la première.

— Pas vraiment. De toute façon, ce n’est pas comme si Riil était encore en danger.

Il y eut un nouveau bruit de bottes, et les voix commencèrent à décroître.

— Crois-tu que ce soit vraiment des partisans de Carassielle qui ont fait ça ? Je sais qu’ils sont violents, mais de là à assassiner froidement quelqu’un.

— Ça ne m’étonnerait pas. La pègre les soutient après tout.

— Quel ramassis de fainéants !

Lyne se releva la première, non sans grommeler quelques imprécations à destination de ceux qui pensaient que des travailleurs pouvaient être paresseux, et grimpa sur l’allée surélevée. Elle aida ensuite Annelle à en faire de même et, tandis que Soreth l’imitait et que l’espionne la complimentait sur son langage imagé, repartit dans la pénombre.


 

Ils marchèrent une vingtaine de minutes supplémentaires, alternants couloirs étroits, galeries obscures et rigoles humides, puis s’abritèrent subitement derrière un contrefort en entendant de nouveaux éclats de voix.

Ils y attendirent un moment, collés les uns aux autres et prêts à bondir sur une éventuelle patrouille, puis réalisèrent que les sons restaient immobiles. Ils avancèrent alors avec prudence, et aperçurent une demi-douzaine de soldats installés au milieu d’un grand carrefour en étoile. Probablement sous les ordres de Jarrett, ils jouaient aux cartes à la lumière de leurs lanternes.

— Sapristi, s’énerva Annelle à mi-voix, combien sont-ils dans ces égouts ?

— Au moins, ils n’ont toujours pas trouvé ton fils. Devions-nous passer par là ?

— Oui, mais je connais un deuxième chemin. Il va seulement falloir nous mouiller un peu plus.

Lyne et Soreth échangèrent une grimace amusée.

— Cela ne te fera pas de mal de te prendre un bain, ricana la première en détaillant la boue qui maculait son partenaire d’un regard critique.

— Fais attention, répliqua celui-ci, ce n’est pas moi qu’on risque de confondre avec une poule d’eau.

La garde royale esquissa un sourire, ce qui la fit grogner de douleur, puis ils furent rappelés à la réalité par la voix d’Annelle.

— Vous êtes tellement mignons que s’en est triste de vous prévenir, mais nous n’allons pas nager.

Elle tourna ensuite nonchalamment les talons, satisfaite de leur expression intriguée, et reprit le tunnel par lequel ils étaient arrivés. Les regards des prétoriens se croisèrent une nouvelle fois, puis ils haussèrent les épaules de concert et lui emboîtèrent le pas avec curiosité.


 

— Eh bien…

Accroupi sur un échafaudage en bois, Soreth contemplait la cascade qui se déversait devant lui et s’écrasait dans l’eau bouillonnante en contrebas.

— Je n’imaginais pas cela, cria Lyne pour couvrir le bruit de la cataracte, mais ton bain semble effectivement compromis.

— N’avez-vous jamais vu d’égouts, les jeunes ?

— Lonvois n’en a pas dans ce genre-là. Comment as-tu prévu que nous escaladions ?

— Par la gauche. C’est là que le courant est le moins fort. J’y ai fait placer une chaîne d’acier il y a quelques années, ainsi que tailler des prises dans le mur. Ça ne sera pas une sinécure, mais toujours mieux que d’avoir les sbires de Jarrett à nos trousses.

Soreth regarda le haut du torrent, une poignée de mètres au-dessus d’eux, puis le bassin équidistant en dessous. Annelle avait raison en déclarant que c’était la meilleure solution, mais il avait du mal à s’en convaincre. D’autant qu’il avait déjà atteint son quota de noyade pour le mois. Il n’avait toutefois pas le choix, Ewan comptait sur eux, et acquiesça à la proposition de sa maîtresse. Avec un peu de chance, tout se passerait bien.

Cette fois il y alla en premier. Lyne essaya bien de négocier, mais elle finit par se ranger à son avis : comme il ne portait pas d’armure et était plus entraîné, il serait plus à même de s’occuper d’hypothétiques gardes en haut.

Il trouva la chaîne là où Annelle l’avait indiqué, cachée derrière un voile d’eau dont l’intensité n’avait heureusement rien à voir avec celle du centre de la cascade. Tout en frissonnant à cause des gouttelettes qui s’écrasaient sur son visage, il dénoua sa cape de laine et attrapa les anneaux d’acier rouillé. L’eau se mit à ruisseler le long de ses manches, inondant sa chemise et lui donnant l’impression d’avoir plongé dans un torrent glacé, et il dut serrer les dents pour ne pas grelotter. Il repéra ensuite les prises, marquées de traces rouges presque imperceptibles, banda ses muscles, et commença son ascension.

Durant le premier mètre, il lui fallut s’habituer à la poussée qu’exerçait la chute sur son corps afin de coordonner au mieux le rythme de ses mains et de ses jambes. Puis, alors qu’il s’y familiarisait tout juste, un brusque changement de pression créa une vague qui lui explosa au visage. Il s’arrêta aussitôt pour recracher l’eau croupie qu’il venait d’avaler, s’efforça de contenir un haut-le-cœur, et repartit le plus vite possible. Il ne tenait pas à goûter à un deuxième remous.

Le second mètre se passa sans encombre, mais il glissa sur une encoche plus moussue que les autres à la fin du troisième, et dut se retenir à la force de ses biceps pour ne pas chuter dans le bassin en contrebas. Il crut entendre un cri étouffé au même moment, mais, les bras en feu et les jambes se balançant dans le vide, il était trop occupé à tenter retrouver ses appuis pour s’en assurer.

Il lui fallut d’ailleurs de nombreuses contorsions pour y parvenir, ses bottes raclant vainement la pierre humide, et il recouvrait tout juste son équilibre lorsqu’une nouvelle vague le heurta, menaçant de le faire tomber à nouveau. Heureusement, ses mains engourdies et ses muscles ankylosés tinrent bon. Une fois hors de danger, il nettoya la marche fautive à coup de pied et reprit son escalade.

Il la termina sans autre mésaventure, et se hissa discrètement au-dessus de la grille qui bloquait le sommet de la cataracte. Il y resta tapi un long moment, à la recherche d’éventuels gardes, puis se releva et fit signe à ses coéquipières de le rejoindre.

L’ascension d’Annelle, qui avait abandonné son manteau et coupé le bas et les manches de sa robe, fut plus lente que celle de son apprenti, mais elle échappa aux remous et glissades. Elle atteignit ainsi sans trop de difficulté le haut de la chaîne, où Soreth l’aida à monter.

Tandis qu’elle s’éloignait pour surveiller les environs, le prétorien regarda Lyne s’engager à son tour. Elle avança à un bon rythme malgré son gambison alourdi par l’eau croupie, et était à mi-parcours lorsqu’une vague la percuta de plein fouet. Soreth sentit immédiatement son cœur s’emballer, mais retrouva son calme dès qu’il entendit les quintes de toux et les jurons de sa partenaire. Détrempée, mais indemne, elle termina son escalade sans obstacle supplémentaire, puis, hors d’haleine, se fit épauler pour franchir la grille de protection.

Ils s’écroulèrent alors à son pied, épuisés, et restèrent un moment collés l’un à l’autre, simplement soulagés d’être ensemble.


 

Ils se relevèrent quand ils s’en estimèrent capables, et rejoignirent Annelle qui ne tenait plus en place.

— Nous y sommes presque, murmura celle-ci alors qu’ils arrivaient, hâtons-nous.

Menés par l’espionne qui ne cessait d’accélérer le pas, ils trottinèrent une dizaine de minutes dans des couloirs humides avant s’arrêter subitement, en entendant l’écho d’un cri étouffé. Ils tendirent alors l’oreille, et perçurent le fracas éloigné d’une passe d’armes. Les traits d’Annelle se raidirent tandis que son imagination s’emballait, puis elle s’élança aussi vite qu’elle le pouvait, ne laissant à ses compagnons d’autre choix que de l’imiter.

Ils se précipitèrent ainsi dans des escaliers glissants, filèrent le long d’une rigole à l’intrigante odeur de fleur, sautèrent au-dessus d’une petite écluse, et arrivèrent finalement au balcon d’une vaste pièce aux murs verdâtres.

Dans la pénombre en contrebas, une silhouette en affrontait six autres dans un étrange ballet de cri et d’acier. Trois corps immobiles gisaient déjà autour d’eux, mais les déplacements saccadés de l’ombre et de son épée bâtarde attestaient de ses blessures. Il était peu probable qu’elle l’emporte sans aide.

— Nous devrions intervenir, déclara Soreth sans hésiter, il n’y a que les troupes de Riil pour être aussi nombreuses ici.

Ses équipières approuvèrent d’un hochement de tête et, tandis que Lyne et le prince descendaient les escaliers, Annelle lança l’une de ses dagues dans la mêlée.

Elle se planta sous l’épaule d’un jeune homme alors qu’il se remettait en garde, lui arrachant un cri de douleur. La silhouette en profita pour le désarmer et lui briser le genou d’un coup de pied. Elle se baissa ensuite souplement pour éviter de se faire trancher la gorge, se faufila entre deux lames qui s’abattaient sur elle, et flanqua son pommeau dans le dos de l’un de ses adversaires. Celui-ci tituba en grognant, puis se retourna juste à temps pour voir les prétoriens rejoindre le combat.

Leur arrivée provoqua une brève hésitation chez les assaillants, mais ils se rendirent compte qu’ils étaient encore en surnombre et se ruèrent sur eux. Encouragés par l’absence d’armure de Soreth, deux miliciens s’avancèrent imprudemment vers lui. Il dévia la frappe haute de la première, puis tourna autour d’elle pour esquiver l’estoc du second. Exploitant ensuite sa position, il enfonça son pied dans l’aine de son opposante et la repoussa sur son camarade qui préparait une nouvelle attaque. Gêné, celui-ci ne vit pas arriver la lame du prétorien, qui laissa une traînée vermeille entre les protections de son bras. Les combattants reculèrent alors dans un même mouvement, leur ardeur refroidie, et se remirent précautionneusement en garde. Soreth les imita, tout en observant le reste du champ de bataille du coin de l’œil.

Sur sa droite, Lyne affrontait une guerrière équipée d’un large bouclier et décidée à la retenir jusqu’à ce que ses partenaires triomphent. À sa gauche, l’un des deux assaillants de l’ombre venait de recevoir une dague d’Annelle dans le flanc. La silhouette en profita et fit tournoyer son épée pour lui fendre le crâne. Son équipière avait toutefois prévu la manœuvre et, tandis que la lame bâtarde sifflait dans l’air, s’ouvrit pour estoquer son porteur. Loin de se laisser perturber, celui-ci esquiva en pivotant gracieusement sur lui-même, changea de cible, et entailla la gorge de l’imprudente d’un mouvement de poignet.

Une expression de surprise traversa le visage de Soreth, il pouvait compter sur les doigts de la main les bretteurs capables de cet exploit, mais il n’eut pas le loisir d’en voir plus, car ses propres adversaires l’attaquèrent à nouveau.

Conscients qu’il ne pouvait pas reculer et correctement synchronisés cette fois, ils frappèrent de taille dans deux directions différentes, l’obligeant à plonger au milieu de leurs épées pour s’en sortir. Il évita entièrement la première coupe, mais la seconde lui toucha les côtes, entaillant sa chair et lui arrachant un grognement. Sans se laisser perturber par la douleur, il profita de sa position, entre les deux combattants, pour planter son stylet dans le flanc du plus proche. Celui-ci se plia alors que le prétorien terminait son mouvement derrière lui, et ne put esquiver le coup de pied qui l’envoya rouler sur le sol boueux.

Une lueur de peur traversa le regard de la spadassine restante, mais, au lieu de s’enfuir, elle s’élança d’estoc sur Soreth. Ce dernier fit un pas sur le côté, évitant la pointe de la lame tout en la laissant transpercer sa chemise, et surprit son assaillante, qui pensait l’avoir touché, en lui percutant le visage de son pommeau. Elle tituba en portant une main à son nez brisé, para maladroitement une coupe en direction de sa gorge, et écarquilla les yeux quand le poing de Soreth s’abattit sur son menton.

Pendant qu’elle s’étalait à terre, le prétorien se retourna pour voir l’ombre étrangler son deuxième adversaire et Lyne ouvrir le bouclier de la sienne d’un coup de pied. Elle la frappa ensuite à la tempe du plat de son épée, faisant raisonner l’impact dans la pièce et marquant la fin des hostilités.


 

Tandis que le silence retombait, à peine troublé par les gémissements des blessés, Annelle descendit les escaliers en criant.

— Ewan ?! Es-tu là ?

Sa question se répercuta contre les murs de pierres en même temps que le bruit de ses pas affolés, puis une voix s’éleva timidement dans les ténèbres.

— C’est toi maman ?

Aussitôt, tous les regards se dirigèrent vers un tas d’éboulis qu’escaladaient deux fines silhouettes. Annelle laissa échapper un hoquet soulagé, et elle se précipita à leur rencontre.

— Ewan ! Meilisse ! Est-ce que tout va bien ?

— Oui, maman, ne t’en fais pas. Nous ne sommes pas blessés.

Un sourire se dessina sur le visage de Soreth, puis il se tourna vers l’ombre.

— Je suppose qu’il faut vous remercier pour cela.

— Peut-être, mais je n’aurai rien pu faire si leurs ancêtres ne m’avaient pas conduit jusqu’à eux.

La voix sembla étrangement familière au prétorien, et il commença à fouiller ses souvenirs lorsque Lyne s’écria.

— Tolvan ?! Euh… capitaine Tolvan.

— Lui-même, dame Lyne, mais ne vous inquiétez pas pour les formalités. Je crois que la situation saura s’en passer.

— Cela doit être le dernier endroit où je m’attendais à vous trouver, s’amusa Soreth pendant qu’Annelle et les adolescents revenaient vers eux.

— J’aimerais pouvoir en dire autant, Votre Altesse, mais je connais trop bien les Erelliens.

Lyne se racla la gorge d’un air gêné, et le prince acquiesça en s’esclaffant. Il ne pouvait pas donner tort au capitaine, même s’il doutait que celui-ci s’offusque qu’ils lui aient sauvé la vie. Comme pour lui donner raison, Tolvan changea de sujet et tourna les yeux vers le trio qui les rejoignait.

— Nous ne devrions pas rester ici. D’autres miliciens vont arriver, et mon grade ne semble pas les arrêter.

Annelle opina sans lâcher la main de son fils, puis montra la porte sud de la pièce.

— Il y a une trappe un peu plus loin. Elle donne sur une maison inhabitée qui appartient à ma compagnie. Nous devrions y être l’abri pour un temps.

Chacun hocha la tête, et le petit groupe se mit à courir. Lyne a l’avant, guidé par Annelle, Soreth et le capitaine à l’arrière, fermant la marche. La blessure du prétorien le tiraillait, mais il s’efforçait de faire bonne figure pour ne pas retarder les autres, et afin de ne pas exposer sa faiblesse à Tolvan. Il avait beau être soulagé de partager le camp du héros, il n’était pas certain de sa réaction quand ils lui expliqueraient la situation et ne tenait pas à le laisser les entraver.


 

Tandis que la tour horloge du centre sonnait midi à quelques blocs de leur cachette, Soreth vérifia que la trappe qu’ils venaient d’emprunter était correctement fermée. Il y avait peu de chance que les miliciens les pistent à travers les tunnels, mais il préférait assurer leurs arrières. Ils avaient suffisamment de soucis comme cela. Il inspecta ensuite ses côtes, confirmant que l’entaille était aussi superficielle qu’il le pensait, puis rejoignit la pièce où les autres s’étaient installés.

Au fond, Lyne regroupait de quoi faire du feu au pied d’une vieille cheminée. À gauche, Annelle avait obligé Tolvan à s’asseoir sur un lit poussiéreux afin de nettoyer ses blessures. Au centre, Ewan et Meilisse remplissaient une petite table de la nourriture qu’ils dénichaient dans les placards alentour. Officiellement, elle avait été abandonnée par les anciens propriétaires. Officieusement, c’était Annelle qui regarnissait les lieux tous les mois.

Affamé malgré l’odeur tenace des égouts, Soreth attrapa un couteau et commença à découper plusieurs tranches de viande fumée. Il se plaqua en même temps une expression mi-amusée, mi-intriguée sur le visage et joua son premier coup.

— Je suis soulagé que tout le monde aille bien, mais j’aimerais que quelqu’un m’explique ce qu’il vient de se passer.

Ewan et sa partenaire échangèrent un regard, puis Tolvan prit la parole en premier.

— En continuant mon enquête, j’ai fini par comprendre que les cambriolages servaient principalement au pillage et à l’élimination d’adversaires politiques. Cette dernière raison offrant trop de suspects, j’ai remonté les traces des recels et suis tombé sur des pots-de-vin distribués à plusieurs personnalités. Notamment, Harien et R…

— Mon père n’aurait jamais fait ça !

Un sourire traversa le visage du capitaine, puis il se tourna vers Meilisse, aux sourcils froncés par la colère.

— Il se trouve que j’ai plusieurs livres de comptes pour le prouver. Toutefois, si tu insinues qu’Harien n’aurait jamais trahi Hauteroche, je suis d’accord avec toi.

Les yeux de l’adolescente s’écarquillèrent de surprise, mais même elle avait trop de bon sens pour interrompre à nouveau Tolvan.

— Même s’il n’aurait pas été le premier conseiller à accepter de l’argent sale, lui reversait l’intégralité de ce qu’il touchait à des fonds d’aides pour les dockers. En recoupant cela avec la réunion secrète qu’il avait sollicitée à Morgane quelques heures avant sa mort, je suppose qu’il était moins vénal que téméraire… ce qui doit être un trait de famille.

Une lueur de fierté brilla dans le regard de Meilisse, au coin duquel perlèrent quelques larmes. Ewan lui prit alors délicatement la main, ce que sa mère fit semblant de ne pas remarquer, et changea de sujet en demandant au capitaine.

— Comment nous avez-vous retrouvés dans les égouts ?

— Comme je le disais, Riil a aussi reçu de l’argent. Je me suis rendu chez lui pour l’interroger, mais devant l’animation de sa demeure j’ai réalisé que j’avais plus urgent à faire. J’ai donc suivi un groupe de garde pour découvrir ce qu’ils cherchaient, puis me suis dirigé vers la meilleure cachette des environs. Visiblement, ces miliciens n’étaient pas loin de vous mettre la main dessus lorsque je suis arrivé.

Un crépitement ponctua les explications de Tolvan, Lyne avait réussi à démarrer le feu, puis Soreth se leva pour distribuer un peu de nourriture à chacun et acquiesça.

— Je comprends mieux comment vous vous êtes retrouvé là-bas. Nous avons effectivement eu de la chance. Enfin…

Il se rassit et contempla les adolescents, imitant l’air réprobateur que son frère prenait quand il le décevait.

— « Nous » n’est peut-être pas le meilleur terme. D’ailleurs, je suis très curieux de savoir comment « nous » en sommes arrivés là.

Ewan baissa les yeux, mais Meilisse soutint son regard et sortit un carnet en cuir de sa besace.

— Je l’ai trouvé caché dans la chambre de mon père. Ewan m’a aidé à en déchiffrer la fin. Il y est fait mention de quelqu’un de dangereux qui le surveillait, ainsi que de sa méfiance envers Riil.

— Et bien sûr, grommela Annelle en terminant de bander la jambe du capitaine, vous vous êtes dit que si cela avait coûté la vie à Harien, vous ne risquiez rien à faire la même chose.

Le visage d’Ewan s’empourpra.

— Je te jure qu’on devait juste l’observer, maman.

— C’est vrai, madame. J’avais promis que nous resterions dehors. Seulement… je n’ai pas pu m’empêcher de vouloir y entrer quand j’ai vu Riil quitter son domicile. Ewan ne m’a suivi que pour m’aider.

Même s’il fut bref, Soreth ne manqua pas le regard en coin qu’Annelle accorda à son fils. Sans doute estimait-elle qu’il aurait mieux aidé son amie en l’assommant qu’en l’accompagnant dans la demeure du politicien. Celui-ci ne se laissa néanmoins pas démonter cette fois. Tandis que l’espionne s’approchait pour examiner leurs blessures, il sortit une feuille de sa veste.

— Cela n’a pas été inutile. Nous avons trouvé une lettre lui demandant explicitement de semer le chaos en ville.

— Bien joué ! s’exclama Lyne, avant de refermer précipitamment la bouche quand le regard d’Annelle se tourna vers elle.

— Nous allions même réussir à nous enfuir sans être vus, reprit Meilisse, mais il est rentré en compagnie de la conseillère Isyse et nous nous sommes retrouvés coincés dans son bureau. Leur discussion s’est tellement éternisée, qu’ils ont fini par nous découvrir.

— De quoi ont-ils parlé ? les interrogea Soreth, de plus en plus curieux.

— Ce n’était pas très clair. Ils ont échangé sur des approvisionnements et des soldats, puis elle lui a demandé sa protection. D’après eux, il doit se passer quelque chose de dangereux demain matin.

Tolvan arbora un air intrigué. Les trois prétoriens se dévisagèrent avec gravité. Comme ils le redoutaient, Jarrett n’était pas le seul conseiller corrompu. Soreth glissa une main sur sa barbe naissante, Morgane n’apprécierait pas la trahison de sa sœur, puis se tourna vers le capitaine à qui leur manège n’avait pas échappé.

— Pourquoi ces regards ? Savez-vous ce qui doit arriver ?

— Un assaut, répondit le prince en espérant faire le bon choix. Demain matin, vers dix heures trente, deux à trois mille pillards vont attaquer la porte sud.

— Veulent-ils mourir ? Il en faudrait dix fois plus pour qu’ils aient une chance. À moins que Riil leur ouvre… Non. Jarrett ne le laisserait jamais faire.

— C’est que, répliqua Lyne d’une voix hésitante, Jarrett travaille aussi pour les bandits. Il a augmenté la taille de ses effectifs pour en enrôler dans ses troupes, et s’il ne trouve aucun brigand lors de ses traques, c’est parce qu’il prend soin d’éviter leur cachette. Nous l’y avons vu quand nous l’avons découverte.

Une expression de surprise traversa le visage de Tolvan, puis il secoua la tête, refusant de croire ce qu’il entendait, et fixa tour à tour les prétoriens dans l’espoir qu’ils lui donnent une autre version des faits. Finalement, comme le silence s’éternisait, il serra les poings dans un grognement rauque.

— Il m’en répondra.

Soulagé qu’il leur fasse confiance, les circonstances devant aider, Soreth se détendit un peu et grimaça en sentant son flanc irradier de douleur. Sa mimique échappa à Annelle, occupée à nettoyer les contusions des adolescents, mais pas à Lyne. Elle fronça aussitôt les sourcils d’un air soupçonneux, attrapa l’un des bandages de l’espionne, et s’approcha de son équipier d’un pas décidé. Il lui accorda un regard discret, espérant qu’elle ne profiterait pas de l’occasion pour lui faire regretter de ne pas avoir parlé de sa blessure, puis se tourna vers Tolvan en retirant sa veste.

— Est-ce que notre méfiance à votre égard vous paraît plus compréhensible ?

— Jarrett, Isyse, Riil… c’est Hauteroche qui a failli, pas l’Erellie. Je suppose que Morgane est au courant.

— Nous partageons l’ensemble de nos informations avec elle. Elle devait fouiller différents lieux du quartier sud ce matin, en collaboration avec Beorthne, mais nous ne savons pas où ils se trouvaient lorsque Carassielle en a pris le contrôle.

— Morgane est respectée des dockers et de leur nouvelle représentante, je suis sûr qu’ils s’en tireront. De notre côté, notre priorité va être de récupérer l’accès au secteur sud, de préférence pacifiquement, afin d’empêcher ces brigands d’y entrer.

— Pensez-vous que la missive incriminant Riil puisse apaiser ses miliciens ou les troupes de Carassielle ? demanda Lyne pendant qu’elle nettoyait délicatement la plaie de son ami.

— Une lettre seule ne suffira pas à le discréditer, mais avec un témoignage la corroborant nous pourrions l’arrêter et obtenir la confiance de ses adversaires. Face aux soldats et aux ouvriers, les autres seront bien obligés de rendre les armes.

Annelle acquiesça et dévisagea les adolescents, desquels émanait maintenant une forte odeur d’ail et de plantain.

— Seriez-vous prêts à dénoncer Isyse et Riil ?

— Bien sûr ! s’exclama Meilisse. Je ne vais pas les laisser s’en tirer comme ça pour le meurtre de mon père.

— Moi non plus, renchérit Ewan. Il faut que justice soit faite.

À son tour, mais avec plus de circonspection, Tolvan se tourna vers les apprentis espions.

— C’est très courageux de votre part, mais votre voix sera difficile à entendre pour le conseil. D’autant que votre famille, dame Meilisse, n’est pas connue pour sa sympathie envers Riil.

— Ne vous inquiétez pas, Tolvan, le rassura aussitôt Annelle, je ne prévoyais pas de les faire témoigner. Seulement de les utiliser pour pousser quelqu’un d’autre à s’en charger. Quelqu’un qui sait parfaitement ce qu’elle risque, et qui n’aura aucun scrupule à se retourner contre ses alliés pour sauver sa peau.

Une lueur amusée brilla dans les yeux de Lyne, qui terminait le bandage de Soreth, et elle releva la tête en direction de la maîtresse-espionne.

— Isyse ?

— Absolument ! Personne en Hauteroche n’incarne mieux le chacun pour soi. Il est temps que Mascarade goûte à ses propres méthodes.

La garde royale s’esclaffa. L’engouement de son amie manqua d’arracher un sourire à Soreth pendant qu’il refermait sa chemise, mais il se contint et se contenta de la remercier poliment. Elle opina, son regard s’attardant un peu trop longuement sur le corps et le visage du prince, puis s’éloigna pour alimenter le feu. Derrière elle, Annelle reprit.

— Pendant ce temps, j’emmènerai les jeunes à l’ambassade de la Confédération valéenne. C’est la plus proche et il y a peu de chance que quiconque nous cherche là-bas.

— De mon côté, ajouta Soreth, je vais dépêcher des agents pour s’occuper de Joyce. Elle est la seule à pouvoir maintenir la cohésion des bandits. Ensuite, je reviendr…

— Ensuite, objecta Lyne en endossant son rôle à la perfection, il serait mieux que vous restiez à l’abri, Votre Altesse. Je ne peux pas aider Hauteroche et assurer votre protection en même temps.

— Allons, ne sois pas si pessimiste. Je peux me débrouiller.

— Vous devriez écouter votre garde du corps, renchérit Tolvan, vous êtes déjà blessé et nous ne pouvons pas perdre un membre de la famille royale.

— En plus, rajouta Annelle d’un ton convaincu, ils auront besoin de vous pour le procès de Jarrett. C’était suffisamment insensé de vous entraîner avec moi dans les égouts.

Le regard de Soreth passa d’un interlocuteur à l’autre, même les adolescents téméraires semblaient considérer qu’il ne devait plus se mettre en danger, puis il se résigna faussement et donna raison à Lyne.

— Très bien. Je resterai à l’ambassade et prierai mes ancêtres pour qu’ils vous accompagnent.

Chacun acquiesça, rassuré de sa prise de conscience, puis, tandis que Lyne et Tolvan discutaient de la marche à suivre pour capturer Isyse, Soreth se coupa un nouveau morceau de pain. Il n’aurait pas beaucoup l’occasion de manger dans les heures à venir. D’après la carte découverte par Lyne, les bandits avaient prévu d’établir leur campement sur une crête à une dizaine de kilomètres de la ville, et il lui en faudrait le double s’il voulait se mêler discrètement à eux. Cela ne serait pas évident, surtout sans sa partenaire, mais au moins tout se passerait en plein air. Il en avait assez des grottes et des égouts.

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