Dès qu’ils eurent quitté leur abri, Lyne et Tolvan, elle avait encore du mal à y croire, se dirigèrent vers la caserne principale du quartier centre. Ils y mobilisèrent une dizaine de militaires en toute hâte et s’apprêtaient à repartir lorsqu’ils tombèrent sur Morgane.
La mine lugubre, celle-ci leur expliqua qu’elle avait découvert trois nouvelles cachettes avant d’interrompre l’opération et d’évacuer le secteur sud, aussi bien pour préserver ses troupes que le peu de calme qu’il y restait. Beorthne avait pour sa part décidé de continuer, ce à quoi elle avait plié après avoir longuement insisté. Elle s’était alors occupée des prisonniers, puis rendue au bureau de Tolvan afin de faire le point avec lui.
Quand elle eut terminé son résumé, Morgane balaya du regard l’unité mobilisée devant elle et demanda à Lyne ce qu’elle faisait aux côtés du héros. Ses interlocuteurs échangèrent une moue pleine de compassion pour la capitaine, puis la prétorienne se résigna.
— Nous allons arrêter Isyse. Tolvan nous a aidés à sauver des adolescents qui l’ont vue parler de l’attaque avec Riil. Nous supposons qu’elle travaille pour Mascarade, et espérons qu’elle témoignera contre lui pour se protéger.
Un éclair brilla dans les yeux de Morgane, et ses poings se serrèrent si fort que l’on entendit ses gants grincer. Personne n’osa bouger durant plusieurs secondes, chacun gardant le regard rivé sur l’héroïne à la mâchoire crispée. Finalement, Tolvan s’approcha d’elle et posa une main sur son épaule.
— Tu devrais venir avec nous. Il faut que nous mettions un terme à cela. Riil, Isyse, Jarrett. C’est notre responsabilité.
D’abord indifférente à son collègue, Morgane finit par acquiescer silencieusement. Son visage était pâle. Son expression mêlait colère, déception et honte. Sans s’en soucier, Tolvan répondit par un sourire dénué de joie avant de reprendre son chemin, laissant les autres lui emboîter le pas. Lyne se plaça pour sa part à côté de Morgane, qui lui adressa un regard reconnaissant, et l’écouta ruminer des imprécations contre sa sœur pendant qu’elles traversaient la cité.
La troupe atteignit la demeure d’Isyse en fin d’après-midi. C’était une magnifique maison aux colonnes rouge et bleu, située dans le quartier est, à une centaine de mètres de l’ambassade et autant du centre. Les militaires auraient eu du mal à la forcer, sa porte principale étant en chêne massif, mais Morgane leur épargna cette peine en en sortant la clef.
Toujours aussi énervée, la capitaine ne s’ennuya pas à s’annoncer lorsqu’elle entra dans le bâtiment, lame au clair, prête à se défouler sur quiconque bloquerait son chemin.
Il n’y eut heureusement personne pour le lui permettre. Le hall était vide, en proie à un silence troublant. Pas de domestiques. Pas de gardes. Pas d’enfants. Seulement le crépitement lointain d’une cheminée, auquel se mêlaient les cliquetis des cottes de mailles des arrivants.
Coutumière des traîtrises de Mascarade, Lyne indiqua à chacun d’avancer prudemment dans la pièce et scruta minutieusement le balcon décoré au-dessus d’elle. Les chandelles y étaient allumées pour parer à la tombée du jour, preuve d’une activité récente, mais aucune ombre ne s’y tapissait. Elle s’en sentit rassurée, quand bien même elle regrettait de ne pas être assistée par Soreth, plus habitué qu’elle aux embuscades.
Lorsque les soldats et les soldates furent certains que rien ne les attaquerait dans le silence des lieux, Tolvan divisa les troupes pour la fouille du manoir, demandant à Lyne et Morgane de sécuriser l’étage. Elles acquiescèrent, satisfaites de travailler à nouveau ensemble, et montèrent épaule contre épaule l’escalier principal, qui accompagna leur lente progression de ses grincements sinistres.
Il n’y eut toutefois ni pièges ni spadassins pour les stopper, et les militaires purent se détendre en atteignant la dernière marche, constatant que rien ne les menaçait dans les ténèbres alentour. Elles s’arrêtèrent alors au pied du tableau d’une montagne enneigée pour attendre que les renforts, Tolvan et deux autres gardes, les rattrapent.
Le petit groupe ne trouva personne dans le salon, pas plus que dans les chambres ou le cabinet, mais découvrit Isyse derrière son bureau, penchée sur un morceau de parchemin. Elle leva les yeux en les entendant entrer, et une lueur de panique traversa son regard avant qu’elle ne reprenne le contrôle de ses émotions.
— En voilà une drôle de compagnie, finit-elle par déclarer en reposant sa missive, seriez-vous perdu, capitaines ?
— Hélas non, répondit Tolvan avec une contenance que lui envia Lyne. Nous sommes ici afin de vous arrêter pour conspiration, trahison et meurtres.
— Est-ce une plaisanterie ?
— Entre toutes, dame Isyse, vous devriez savoir que je ne suis pas réputé pour mon humour. Vous vous êtes acoquinée à sire Riil et d’autres malfrats pour nuire à Hauteroche. Vous serez jugée pour cela.
La plume que la marchande tenait encore en main se mit à trembler. Elle dévisagea tour à tour Tolvan, impassible, Morgane, qui la foudroyait du regard, et Lyne, dont le cœur battait à tout rompre. Ce n’était pas la première arrestation de l’ancienne sergente, mais sans aucun doute la plus importante. S’ils arrivaient à tirer quelque chose d’Isyse, ils pourraient peut-être sauver Hauteroche et obtenir justice pour Brevois.
— Vous devez vous méprendre, reprit la conseillère sur la défensive, j’aime cette cité. Il ne me viendrait jamais à l’esprit de la trahir.
— Cesse de jouer avec nous, répliqua sèchement Morgane, nous avons des témoins.
Elle fit un signe de main et les militaires qui les accompagnaient entrèrent dans la pièce pour encercler la marchande. Le visage de celle-ci se raidit, mais elle ne chercha ni à s’enfuir ni à détourner le regard.
— Vous allez arrêter une conseillère avec la déposition de deux morveux. C’est ridicule.
— Ridicule !
Le cri de Morgane fit sursauter Isyse, reculer d’un pas Lyne, et froncer les sourcils à Tolvan. Sans se préoccuper de leurs réactions, la capitaine avança vers sa sœur et planta rageusement sa dague dans son bureau.
— Comment oses-tu employer ce mot ?! Tu as aidé à tuer les nôtres ! Tu as failli tuer Malia ! Tu es une honte pour notre famille ! Tu es une honte pour le conseil ! Et il n’y a rien de ridicule là-dedans. Seulement l’égoïsme pathétique dans lequel tu te complais depuis toujours !
Le silence retomba sans que nul ne bronche, puis Tolvan s’approcha à son tour.
— Je suppose que Morgane a bien résumé la situation. Nous n’avons pas le temps de bavarder et vous êtes en état d’arrestation, mais nous pourrons diminuer votre sentence si vous nous fournissez des informations sur vos complices.
Le peu de couleur qu’il restait sur le visage d’Isyse disparu, et Lyne la crut prête à rendre les armes. Du moins, jusqu’à ce qu’un étrange rictus naisse sur ses lèvres.
— Ridicule, ma sœur, je le dis et le redirais. Ici, votre autorité ne vaut rien face à celle de l’argent. Arrêtez-moi si cela vous chante. Demain je serais libre. Alors que vous… ma foi, nous le découvrirons bien assez tôt.
Les muscles de Morgane se tendirent, indiquant qu’elle s’apprêtait à frapper son interlocutrice. Lyne l’aurait bien laissé faire, elle bouillait elle-même d’envie de cracher au visage de la marchande, mais ils avaient plus besoin de Riil que de la conseillère pour convaincre Carassielle et les siens. Elle posa donc une main apaisante sur l’épaule de l’héroïne, qui cessa peu à peu de trembler, et ravala son mépris pour déclarer.
— Je n’ai jamais compris pourquoi les gens croyaient dans la méritocratie. Le pouvoir, la richesse, ils ne viennent jamais de rien. Personne ne gagne d’argent à partir de rien, et personne ne s’élève sans fortune. Il y a bien quelques exceptions pour confirmer la règle, ou plutôt pour la justifier, mais rien de plus. Ceux qui la défendent honnêtement se raccrochent à un espoir fou ou cherchent à se donner bonne conscience, mais ils sont idiots. Ce n’est pas votre cas, dame Isyse, n’est-ce pas ?
Un sourire fugace montra à la prétorienne qu’elle avait raison, que la conseillère était parfaitement au fait de ses privilèges, et la poussa à continuer sur son élan.
— Du coup, je ne comprends pas non plus pourquoi vous tenez à chuter avec Riil alors que vous savez que vous ne remonterez pas si facilement. Même si vous sortez demain, cela nuiera à votre image, à vos affaires et à votre pouvoir. Un vulgaire politicien comme lui le vaut-il ?
Isyse fronça les sourcils et détailla son interlocutrice avec hésitation. Comme prévu, elle semblait peu motivée à se sacrifier pour Riil. D’autant plus qu’ils ne lui demandaient pas de compromettre Mascarade au passage.
— Vos propos sont intéressants, acquiesça finalement la marchande, mais dans les faits ma réputation ne craint rien. Vous n’avez pas de quoi m’incriminer avec un seul témoignage.
— Détrompe-toi, répliqua Morgane en réfléchissant malgré sa colère pour assembler les pièces du puzzle qu’ils déterraient depuis des jours, nous possédons aussi la liste des transactions de l’entrepôt qui à brûlé hier, que nous finirons par relier à toi, ainsi que les livres de comptes d’un certain Rampegral, en cellule pour trahison. Je mettrai ma main à couper qu’une de tes entreprises y figure. Cela pourrait suffire à convaincre un tribunal. Moi, je ne prendrai pas le risque. Riil… il ne m’a jamais semblé très courageux. D’ailleurs, nous verrons bien lequel de vous deux est prêt à parler en premier.
Isyse eut une nouvelle hésitation, elle ne croyait pas plus que ses interlocuteurs dans l’intégrité de Riil, puis elle soupira longuement en reposant sa plume.
— En préambule, je tiens à préciser que je n’ai aucun lien avec les assassinats ou cette histoire de trahison. Quoi que vous en pensiez, j’ai seulement fait affaire avec les mauvaises personnes. Cela fait surtout de moi une piètre marchande, mais pas une meurtrière. Je suis toutefois prête à payer des réparations et, bien sûr, à démissionner pour ne pas entacher la fonction qui est la mienne.
Ce fut au tour des militaires d’échanger des regards. Morgane fronça des sourcils furieux. Lyne afficha une moue déçue. Tolvan haussa les épaules. La peine que proposait Isyse était légère, mais ils manquaient de temps. Ils devaient à tout prix capturer Riil.
— Je pense, déclara finalement le capitaine en se retournant vers leur interlocutrice, que votre confrère accepterait de rester quelque mois en prison afin d’éviter d’être accusé de trahison. Seriez-vous pour votre part capable de vous mettre au service de la communauté ?
— Bien entendu, grimaça la marchande, avec plaisir.
Lyne réprima un sourire devant son air consterné. Soulagée par l’ajout, elle quitta ensuite le bureau tandis que l’un des soldats passait les fers à Isyse, et que l’autre regroupait ses livres de comptes. Ils tenaient l’une des lieutenants de Mascarade. Les suivants la rejoindraient bientôt.
Le crépuscule tombait quand les militaires ressortirent de la caserne du centre. Ils y avaient laissé Isyse à la surveillance de Solveg, venue leur prêter main-forte, et se rendaient à la villa de Riil avant qu’il ne fuie. Ils y arrivèrent hélas trop tard et, malgré une fouille minutieuse, ne le trouvèrent ni là-bas ni à son cabinet, quelques rues plus loin. Ils émirent aussitôt un avis de recherche général et, conscients que le temps pressait, se lancèrent dans une longue chasse à l’homme.
Ils passèrent ainsi la nuit à visiter les endroits appréciés du politicien, de même que ceux, plus rares, où l’on pensait l’avoir vu. Hélas, Riil parvenait toujours à leur échapper. En partie parce qu’il ne restait jamais au même endroit, haranguant ses partisans dans toute la ville, en partie grâce à ces derniers, prêts à l’aider en retardant ses poursuivants.
Lorsqu’ils n’en pouvaient plus, les militaires, dont l’humeur se détériorait au fil des heures, rentraient quelque temps à la caserne se reposer ou interroger Isyse, particulièrement avare en information. Ils s’efforçaient aussi de tenir Yllan au courant de leurs recherches, car il s’était désigné responsable des négociations avec les troupes de Carassielle et, à grand renfort de bonne volonté, s’appliquait à réparer plusieurs années de violence et de mépris.
Lyne courrait pour sa part aux quatre coins de la ville au gré des rumeurs. Elle voyait les heures s’écouler entre chacun de ses déplacements, redoutant de plus en plus de ne pas mettre la main sur Riil à temps, mais n’avait pas de meilleur plan et continuait inlassablement de remuer la cité. Elle essayait également de ne pas s’inquiéter pour Soreth et Beorthne, dont elle n’avait pas de nouvelles, et espérait que, où qu’ils soient, ils se débrouillaient mieux qu’elle.
Finalement, la chance finit par sourire aux militaires peu après six heures du matin, lorsqu’une espionne au service de Morgane les prévint que les soutiens de Riil se rassemblaient pour l’un de ses discours. Ils réunirent aussitôt les troupes disponibles, n’appelant que ceux dans lesquels ils avaient le plus confiance, et se dirigèrent vers le quartier ouest. Il restait moins d’une poignée d’heure avant l’assaut.
Au milieu de la place enneigée qui jouxtait le parc de l’héroïne Ailine, une foule de citoyens écoutait avec passion son sauveur, Riil. À côté d’eux, mais bloqué par des miliciens équipés de lances et de torche, un second groupe criait diverses imprécations au premier et à son orateur. Cela demeurait pour l’instant pacifique, mais la tension était palpable et chaque camp avait dégainé ses armes. Si Lyne avait eu le choix, elle aurait repoussé l’arrestation pour ne pas aggraver les choses. Hélas, leur petite troupe était à court d’options.
La prétorienne resserra donc sa cape autour de sa cotte de mailles, pour ne pas se faire repérer, réprima un bâillement malgré son stress, le manque de sommeil commençait à lui peser, et s’avança vers la foule. Afin de renforcer sa détermination, elle jeta en même temps un regard aux rues derrière elle, bloquées par Morgane et les autres militaires, puis à l’entrée du parc blanchit par la neige, où se tapissait Tolvan. Avec deux héros de Hauteroche à ses côtés, elle ne pouvait pas échouer.
Elle hésita d’abord à imiter la nonchalance qu’elle enviait tant à Soreth tandis qu’elle s’approchait du cordon de sécurité, mais changea d’idée au dernier moment et misa sur une carte qu’elle maîtrisait bien mieux : l’embarras. Elle arbora ainsi un sourire timide en s’arrêtant en face d’un milicien, qui devait avoir son âge, et le laissa promener sa torche devant elle pendant que Riil haranguait la foule depuis son estrade.
— Mes amis, soyez-sûr que nous ne céderons pas devant ces barbares ! À leurs menaces nous opposerons notre courage ! À leur violence nous répondrons par les armes !
— Est-ce bien sire Urcis ? demanda Lyne en désignant l’orateur d’un signe de tête. Cela fait longtemps que j’espère l’entendre, mais je rate toujours ses discours.
— Pour sûr que c’est lui ! Vous avez de la chance de le voir. Les sbires de Carasielle essayent de l’éliminer, et il est obligé de se déplacer constamment.
La guerrière écarquilla les yeux de surprise, un subterfuge dont elle n’aurait pas pensé être capable deux mois plus tôt, et tourna un regard faussement admiratif en direction de Riil, qui scandait maintenant d’une voix impérieuse.
— J’aimerais pouvoir vous dire que tout ira bien, mais cela ne dépend plus de moi. Si je vous ai regroupés, formés, armés, c’est pour que vous deveniez la solution. Pour que vous repreniez en main cette ville qui est la nôtre !
Des applaudissements s’élevèrent au milieu de la place, à peine voilés par les noms d’oiseaux proférés par les opposants du politicien. Lyne en profita pour leur jeter un coup d’œil effrayé, puis se retourna vers son interlocuteur.
— Pourriez-vous me laisser passer, messire ? Je me sentirai plus rassurée si vous étiez entre ces brutes et moi.
Le milicien la dévisagea un long moment, durant lequel Lyne se demanda si elle allait devoir changer de plan, puis il s’écarta pour lui permettre de rejoindre les spectateurs.
— Allez-y et écoutez bien. Nous avons besoin de tout le monde si nous voulons l’emporter.
— Merci mille fois, messire ! Que vos ancêtres vous bénissent !
Le jeune homme hocha la tête, fier de sa décision, puis se remit en position tandis que la prétorienne s’enfonçait dans la foule. Un sourire de soulagement se dessina presque aussitôt sur ses lèvres. La première partie de son plan était un succès.
— Nous sommes nombreux et nous le serons plus encore ! continuait Riil avec enthousiasme. Bientôt, notre voix s’élèvera dans toute la ville pour rappeler à ceux qui ont peur qu’il existe une solution. Que nous ne nous laisserons plus faire !
Juste après avoir contourné une adolescence frigorifiée, Lyne évita de justesse le bras d’un marchand blanc, mais écrasa au passage le pied d’une gouvernante renfrognée. Elle s’excusa platement tandis celle-ci lui jetait un regard noir, comme pour lui intimer de ne plus déranger les honnêtes gens, puis reprit sa progression sous les harangues de sa cible.
— Beaucoup tenteront de nous arrêter, mais nous résisterons comme Hauteroche l’a toujours fait. Quoi qu’en disent Carasielle et ses suppôts, nous sommes autant la ville qu’eux !
Un tonnerre d’applaudissements répondit à la provocation, et les spectateurs se mirent à scander le nom de Riil. Lyne les imita à contrecœur, elle ne tenait pas à se faire repérer, et profita des mouvements de bras et des cris pour accélérer.
Elle se trouvait à moins d’un mètre du traître, qui avait cessé de parler pour laisser la foule l’acclamer, lorsque la canne d’un vieillard trop passionné s’enroula dans sa cape et révéla son tabard bleu à ceux qui l’entouraient. La plupart étaient trop exaltés pour s’en préoccuper, mais cela n’échappa ni au grand-père, dont les sourcils se froncèrent, ni à Riil, qui braqua les yeux sur elle. Elle pesta, énervée par sa malchance, puis se mit à courir vers le politicien tandis qu’il la désignait du doigt.
— Regardez la première de nos bourreaux ! Elle vient pour moi et vous ne le permettrez pas ! Debout mes amis ! Il est temps ! Levez-vous !
Un grondement parcouru la foule, et deux miliciennes se placèrent devant les marches de l’estrade pour empêcher Lyne d’y accéder. Consciente que la situation la débordait, celle-ci vociféra à son tour.
— Vous êtes en état d’arrestation, Riil Urcis ! Rendez-vous !
L’injonction fit hésiter les gardes, qui s’écartèrent sans comprendre ce qu’il se passait, mais eut moins d’effet sur les spectateurs alentour. L’un d’eux agrippa même la cape de la prétorienne pour la tirer violemment vers l’arrière. La tentative lui arracha un râle étouffé, mais sa fibule s’ouvrit avant qu’elle ne s’étrangle et elle put continuer sa course tandis que l’étoffe de laine tombait sur les pavés enneigés.
Elle atteignit ainsi rapidement le haut de l’estrade, où des miliciens se déployaient pour l’empêcher d’approcher Riil. Ils étaient bien équipés et en surnombre, et elle n’aurait eu aucune chance sans l’hésitation que son tabard au couleur d’Hauteroche, un prêt de Tolvan, provoquait chez eux. Car si se battre contre les partisans de Carassielle était une chose, attaquer une représentante de l’armée en était une autre pour ces jeunes bourgeois aux idées malvenues. Profitant de ce nouveau statut, et voyant sa proie reculer pour s’enfuir discrètement, Lyne plaça la main sur le pommeau de son épée et adressa un regard glacial aux protecteurs de Riil.
— Déposez immédiatement vos armes, ou je serai dans l’obligation de vous arrêter. De toute façon, si cet homme est innocent il ne risquera rien.
Les miliciens échangèrent des coups d’œil inquiets, puis ils abaissèrent leurs lances et s’écartèrent du chemin. Une grimace contrariée traversa le visage de Riil, déjà à l’extrémité de la scène, et il sauta de l’estrade pour se mettre à courir en direction du parc. La prétorienne jura avant de s’élancer à ses trousses. Elle ne le laisserait pas s’échapper.
Le politicien corrompu était un bon sportif et ne portait pas de cotte de mailles, mais Lyne avait passé des heures à poursuivre des criminels dans les rues de Lonvois. Elle rattrapa donc rapidement son retard, et n’était plus qu’à quelques secondes du fuyard lorsqu’un violent choc à l’épaule lui fit perdre l’équilibre et l’envoya rouler sur les pavés humides.
Elle se releva aussi vite qu’elle le pouvait, chancelant sous la douleur mais refusant de rester sans défense, et s’aperçut que des pierres volaient tout autour d’elle. Tout en levant les bras pour se protéger le visage, elle constata que les partisans de Riil avaient descellé les pavés de la place afin de les lancer aussi bien sur les soldats qui courraient après le traître que sur leurs adversaires politiques.
La situation la laissa stupéfaite, elle ne s’attendait pas à ce que les spectateurs se retournent contre l’armée, puis un projectile la ramena à la réalité en lui heurtant le mollet et elle battit en retraite. Son gambison et ses jambières avaient beau amortir les impacts, elle avait abandonné son casque pour s’approcher de l’estrade et ne voulait pas finir assommée.
Tout en s’éloignant du rassemblement, Lyne se rendit compte qu’au centre de l’esplanade les miliciens de Riil et de Carassielle avaient commencé à s’affronter sous les jets de pierre des deux camps. C’était encore une escarmouche, personne n’ayant envie de mourir ici, mais entre les paniqués et les blessés, les gardes de Morgane ne savaient plus où donner de la tête pour protéger leurs concitoyens. En quelques secondes, la place était devenue un champ de bataille que rien ne semblait pouvoir arrêter.
Alors que Lyne reprenait son souffle hors de la zone de tir, essayant de comprendre comment la situation avait dégénéré aussi vite, elle s’aperçut que l’adolescente frigorifiée qu’elle avait croisée en se faufilant vers Riil était coincée au milieu de la foule belliqueuse. Repliée sur elle-même, le visage ensanglanté, la jeune femme s’efforçait de se frayer un chemin à travers la cohue, mais se retrouvait toujours repoussée vers le centre et ses combattants. La prétorienne n’hésita pas malgré le danger, espérant seulement arriver à temps.
Un pavé perdu l’atteignit à l’omoplate pendant qu’elle passait à côté d’une milicienne en train d’être évacué par ses camarades, puis un autre au flanc, lancé par un partisan de Riil qui n’appréciait pas de la voir approcher. Un regard noir suffit à le faire retraiter. Un second ouvrit la foule affolée pour lui permettre de s’y enfoncer.
Aidée par le poids de son armure et son absence de retenue, ignorant ses contusions de plus en plus nombreuses, Lyne se fraya un chemin à coup d’épaule jusqu’à l’adolescente malmenée et enroula ses bras autour d’elle. Celle-ci s’immobilisa, dévisageant sa sauveuse à travers ses paupières imbibées de sang, et fondit en larme dans la chaleur de sa poitrine. La garde royale la serra doucement contre elle. Puis, tandis qu’elle les stabilisait pour empêcher la cohue de les emporter, lui murmura à l’oreille.
— Tout va bien se passer. Je vais nous sortir de là.
Hélas, la mêlée ne se laissa pas faire. Aussi soudainement que l’émeute s’était déclenchée, des hurlements se propagèrent depuis le centre de l’affrontement et la foule se compacta davantage, les gens se pressant les uns contre les autres pour s’enfuir, se battre ou se protéger. Lyne en déduisit que la bataille venait d’avoir son premier mort. Ce qui signifiait que les combattants allaient redoubler d’ardeur, jusqu’à ce qu’ils cèdent à la panique et que la vraie bousculade commence. Elle s’efforça donc d’accélérer encore, sa cotte de mailles ne la sauverait pas d’un millier de bottes, lorsqu’un pavé lui heurta la mâchoire.
Elle vacilla, sonnée par la douleur, manqua de chuter avec sa protégée, et se rattrapa au dernier moment, autant portée par ses jambes que par la masse des individus. Elle adressa ensuite un sourire rassurant à l’adolescente, ignorant le sang qui coulait le long de son menton, puis repartit en regrettant que personne ne soit là pour en faire de même avec elle.
Finalement, elle atteignait les trois quarts du chemin, la tête lourde, le corps tremblant, écrasée de tous les côtés, lorsque la voix de Tolvan s’éleva au-dessus du vacarme.
— Il suffit !
Par un étrange miracle, ou plutôt parce qu’il s’agissait du héros et de personne d’autre, les combattants obéirent et cessèrent de se battre pour se tourner vers l’estrade. Le capitaine y toisait les partisans de Riil d’un air courroucé. Pendant quelques secondes on entendit plus que les gémissements des blessés et la course des soigneurs, puis Tolvan rapprocha un porte-voix en bouleau de sa bouche et reprit.
— Êtes-vous tant empêtré dans vos peurs que vous devez lever les armes contre ceux qui souffrent plus que vous ? Croyez-vous vraiment que faire couler le sang calmera leur colère ou résoudra vos problèmes ? Ne valez-vous pas plus que cela ?
Il y eut un nouveau silence, puis la foule se desserra tandis que chacun regardait son voisin, incertain de ce qu’il venait de se passer ou de la manière dont il fallait y réagir. De son côté, Lyne en profita pour examiner la blessure de sa protégée, une pierre lui avait fendu l’arcade, et l’emmener en direction d’un soigneur. Dans son dos, le capitaine reprit d’un ton moins abrupt.
— Je suis déçu. Déçu, mais pas assez bête pour croire qu’il suffit qu’un être malveillant vous promette la félicité pour que vous vous retourniez contre les vôtres. Bien des erreurs nous ont entraînés jusque là. Elles seront jugées en temps et en heure.
Les visages passèrent de honteux à intrigués. Lyne esquissa un sourire devant la performance du héros. Tous étaient pendus à ses lèvres. Plus personne ne pensait à se battre.
— Riil Urcis le sera pour avoir conspiré à la chute de notre cité, tout comme le capitaine Jarrett ainsi que, dans une moindre mesure, la conseillère Isyse. J’espère que ces arrestations pousseront le conseil à réfléchir à la manière dont il a géré cette affaire, et les électeurs à la façon dont ils choisissent leurs représentants. Même si nous ne sommes pas tous autant malveillants que ce trio, nous nous sommes laissé endormir par leurs promesses au lieu de nous demander s’ils avaient les qualités requises pour être des bons gouvernants.
Alors que Tolvan marquait une pause afin que chacun comprenne ce qu’il venait de dire, Lyne constata que sa protégée la regardait piteusement et leva un sourcil interrogateur dans sa direction. Les larmes aux yeux, cette dernière s’excusa de lui avoir jeté des pierres. La prétorienne s’esclaffa, ce qui réveilla les trop nombreuses blessures de son visage, et tapota la tête de l’adolescente pour la rassurer. Chercher à se faire pardonner, c’était un bon début.
— Dans tous les cas, poursuivit finalement Tolvan derrière elles, l’armée tirera des leçons de ses échecs. Nous n’avons pas été assez promptes à réagir contre ceux d’entre nous qui ont bafoué nos valeurs, et cela nous a coûté votre confiance. Pour la regagner, nous commencerons par nettoyer la corruption qui gangrène nos rangs et nous assurer que la défense du peuple et notre seule et unique priorité.
Un murmure d’approbation parcourut les partisans de Carassielle tandis que les autres se regardaient avec curiosité. Les propos du capitaine étaient plus difficiles à comprendre pour ceux qui en avaient profité plutôt que d’en faire les frais. Conscient de cette disparité, Tolvan se tourna vers eux.
— L’égalité réclame à chacun de la retenue, et aux privilégiés des sacrifices. Si c’est trop dur pour vous, entendez les gémissements des blessés qui nous entourent, sentez la chaleur de leur sang sur vos mains, et demandez-vous si tout cela le mérite vraiment. S’il vous plaît, cessez de vous entre-tuer.
Un silence révérencieux s’installa au cœur de la place enneigée. Quelques minutes plus tard, il fut remplacé par les chocs mats des pavés qu’on lâchait au sol et, peu après, par celui des miliciens qui déposaient leurs armes devant l’estrade.
Quand elle fut certaine que sa protégée était en sécurité, Lyne se dirigea vers Tolvan, qui regardait grossir le tas d’équipement avec bienveillance. Éviter un bain de sang en quelques mots était le rêve de tout garde, mais elle n’aurait jamais cru cela possible avant de voir le capitaine à l’œuvre. La confiance que lui accordaient ses concitoyens était sans égal. Seul Erell, du moins selon les légendes, pouvait se targuer d’avoir autant fait l’unanimité. Si cela était pesant pour Tolvan il n’en laissait rien paraître et restait lui-même, un sourire serein sur le visage, les yeux illuminés par une volonté hors du commun.
Dès qu’elle atteignit l’estrade, Lyne remercia le héros pour son arrivée salvatrice. Il répondit d’un haussement d’épaules gêné avant de saluer à son tour son intervention.
— Je n’ai pu aller chercher un porte-voix que parce que vous et Morgane vous occupiez du plus urgent.
La prétorienne acquiesça, ils formaient une bonne équipe, puis demanda tout en craignant de déjà connaître la réponse.
— Avez-vous réussi à capturer Riil ?
— Hélas, j’ai préféré parer au plus pressé. Je me suis dit que nous pourrions toujours le pister dans le parc.
Même si sa décision aurait été semblable, Lyne sentit son enthousiasme s’envoler en regardant les haies par lesquelles le politicien s’était échappé. Il ne leur restait que quelques heures avant l’attaque. Elle n’était pas sûre que cela suffise.
Elle essaya toutefois de garder espoir, se retourna pour demander à Tolvan la permission de poursuivre Riil, et se stoppa net en voyant Morgane et Solveg courir dans leur direction. À la place, elle fronça les sourcils. La jeune capitaine n’était pas censée être ici.
— Nous avons un problème, déclara Morgane en s’arrêtant à leur niveau tandis que Solveg peinait à reprendre son souffle, nous avons été trop optimistes.
— Est-ce qu’Isyse ne veut plus témoigner ? s’inquiéta la prétorienne.
Solveg secoua la tête, le visage encore rougi par l’effort.
— Elle accepte toujours de le faire contre Riil, mais elle ne nous a pas dit qu’il n’était pas le seul impliqué. Lorsque je l’ai interrogée sur d’autres anomalies dans ses livrets de comptes, elle a fini par me révéler qu’elle avait une deuxième cliente pour les armes : Carassielle.
Il fallut quelques secondes à Lyne pour analyser l’information, elle avait apprécié le discours de la politicienne et espérait qu’elle améliorerait les choses à Hauteroche, puis elle serra les poings de rage et cracha entre ses dents.
— Quelle ordure ! Est-ce elle qui a trahi Harien ?
— C’est ce que tout porte à croire, reprit froidement Morgane, et cela signifie qu’elle ne nous laissera jamais passer.
La déclaration sonna le glas de ce que les militaires considéraient être leur meilleur plan. Sans un mot, ils échangèrent des regards où l’incertitude se mêlait à l’appréhension. Mascarade les avait encore une fois devancés.
— De plus, ajouta finalement Solveg, des affrontements ont éclaté un peu partout en ville entre les partisans de Riil et de Carassielle. Nos soldats sont débordés à essayer de les contenir, et Jarrett en a profité pour déployer des mercenaires dans tout le quartier sud.
Cette fois, même Tolvan soupira.
— Avec les émeutes, nous n’aurons pas assez de combattants pour lui disputer le secteur. Et de toute façon, même si nous pouvions raisonner les citoyens des deux camps, entre les civils, les traîtres et les bandits nous n’atteindrons pas la porte en moins de trois heures.
Comme pour appuyer sa conclusion, les lèvres de Morgane se retroussèrent en un étrange rictus.
— Cette ordure a réussi à nous déposséder de notre ville. Je le hais.
Les militaires acquiescèrent, bien que Mascarade ne soit plus leur priorité, puis Lyne, qui avait passé la nuit à envisager des alternatives, demanda.
— Pensez-vous que nous puissions sonner le tocsin de la tour sud ? Cela pourrait effrayer les brigands qui ne s’attendent pas à une riposte, et pousser les troupes de Carassielle à nous laisser rentrer. Malgré leur colère, ils désirent autant que nous défendre leur quartier.
— Cela pourrait fonctionner, approuva Solveg, mais il faudrait traverser le secteur sans se faire attraper et neutraliser les soldats que Jarrett doit avoir postés près de l’alarme.
— Ma foi, s’amusa la prétorienne sur qui Soreth déteignait de plus en plus, me trouver des endroits où on ne veut pas que je sois commence à être une habitude.
Tolvan leva faussement les yeux au ciel. Morgane esquissa un sourire.
— Tu ne pourras toutefois pas à affronter les unités de Jarrett sans aide. Arya, Samarin et moi allons t’accompagner. Nous ne sommes pas aussi discrets que toi, mais aucun soldat honnête n’osera s’attaquer à nous.
— Dans ce cas, poursuivit Tolvan tandis que Lyne se sentait soulagée de ne pas partir seule, je vais essayer de maintenir l’ordre et de regrouper des troupes. Nous aurons besoin de mains fortes pour arrêter les mercenaires de Jarrett si nous pouvons entrer dans le quartier sud.
— C’est donc à moi de m’occuper de Riil, conclut Solveg alors que tous les regards se tournaient vers elle. Je sais que j’ai beaucoup à me faire pardonner, mais faites-moi confiance. Je ne vous décevrai pas.
Morgane et Tolvan la dévisagèrent quelques secondes, puis la capitaine acquiesça et son confrère l’imita.
— Cela pourrait être utile pour retourner les troupes de Carassielle, mais sois prudente. Et si tu ne le trouves pas dans les environs du parc, n’hésite pas à rejoindre Yllan pour le tenir au courant.
Solveg hocha la tête, satisfaite d’avoir regagné un peu de l’estime de ses coéquipiers, et inspira profondément. Ses interlocuteurs en firent de même, conscients de l’ampleur des tâches qui les attendaient, puis ils échangèrent un dernier regard.
— Que nos ancêtres nous bénissent, entonna Lyne pour se donner du courage.
— Que nos ancêtres nous bénissent, reprirent en cœur ses compagnons.
J'ai lu de mon téléphone où j'ai du mal à prendre des notes donc je ne peux pas lister les rares typos / erreurs qu'il m'a semblé voir.
J'aime beaucoup ce chapitre que je trouve plutôt clair, et le passage de la harangue (merci cemantix de refaire mon vocabulaire ;) ) de Tolvan est beau je trouve. Tu pourrais même "en rajouter" je pense. Pour moi ça me fait penser à une scène qui a le potentiel de "mais ce jour n'est pas arrivé " de Aragorn devant les portes du Mordor ^^
J'ai un doute sur la taille de hauteroche par contre, la a force de lire qu'il faut des heures pour passer d'un quartier a l'autre j'ai l'impression que c'est plus grand que Paris et ça me paraît beaucoup ! Mais bon j'ai peut-être loupé des indices qui aident à visualiser les espaces ou expliquent pourquoi c'est long d'aller d'un endroit à l'autre.
Je vais aussi relire le chapitre d'avant j'ai l'impression d'avoir été trop vite
Merci pour ton retour, c'est motivant pour les quelques chapitres qu'il me reste à corriger.
J'hésite toujours à en faire trop avec les harangues, j'ai peur que ça lasse, mais je prend note que si j'ai une bonne idée je pourrais l'y ajouter :P
Hauteroche ne fait effectivement pas la taille de Paris, bien qu'elle soit la plus grande ville du royaume. Il faut approximativement deux heures pour la traverser dans sa longueur. Dans la nuit, ce sont surtout les aller-retour qui leur prennent du temps. J'ai essayé de corriger une tournure maladroite, mais je serais intéressé de savoir ce qui te fait penser qu'ils ont mis plus longtemps à s'y déplacer. J'ai moi même un peu de mal a avoir du recul là-dessus je le crains.
Très bonne soirée à toi et à bientôt.