Les cloches du port sonnaient huit heures quand Lyne, Morgane, Samarin et Arya atteignirent le chemin de ronde qui divisait les quartiers ouest et sud. En tournant son regard vers le Limes, la prétorienne distingua les contours de la grande porte sud à travers le rideau neigeux et sentit son cœur s’emballer. Plusieurs kilomètres de rue, un fleuve et des dizaines de soldats les séparaient du tocsin, alors qu’il leur restait un peu moins de deux heures pour y parvenir. Elle s’était montrée confiante face à Solveg, ils n’avaient pas d’autre choix, mais n’était plus aussi sûre d’elle maintenant. Afin de ne pas céder au désespoir, elle murmura dans un souffle.
— Parfois, il faut juste y croire et tout donner.
Penser à Soreth lui arracha un sourire, puis elle s’élança le long des remparts. Ils avaient sacrifié de précieuses minutes pour échanger leurs cottes de mailles contre des armures de cuir bouilli. Elle comptait bien les récupérer.
Tandis qu’elle courait au-dessus de la ville, Lyne s’étonna du calme qui y régnait. Les rues étaient désertes, les échoppes closes et, en dehors des piaillements des jeunes goélands, aucun bruit ne troublait celui de leurs pas dans la neige. Elle entendait bien des affrontements lointains de temps à autre, mais ils semblaient oniriques depuis les hauteurs tant elle avait du mal à réaliser le chaos dans lequel était plongé Hauteroche. Cela n’empêchait pour autant pas son cœur de se pincer à chaque fois qu’un hurlement s’élevait dans l’aube, et son instinct de lui crier de protéger les habitants. Que ce soit en les séparant, lorsque les partisans de Riil s’opposaient à ceux de Carasielle, ou en leur prêtant main-forte, quand les ouvriers et les ouvrières bravaient les pillards de Jarrett. Elle s’efforçait cependant de rester concentrée sur sa mission. L’horreur de ces combats n’était qu’un avant-goût de ce qui arriverait si l’armée de Joyce entrait dans le quartier. Sonner l’alarme, le seul moyen de la repousser.
Le quatuor courait depuis une douzaine de minutes lorsque Morgane leur indiqua de tourner au prochain escalier. Suivant le plan qu’elle avait imaginé avec la capitaine, Lyne s’arrêta quelques instants plus tard au milieu d’un virage en épingle, un mètre à peine au-dessus des habitations. Arya et Samarin échangèrent un regard intrigué. Morgane esquissa pour sa part un sourire malicieux.
— Maintenant que j’y pense, j’ai oublié de vous prévenir que nous ne passerons pas par les rues. Les toits seront plus efficaces pour éviter les patrouilles.
Une lueur de panique traversa les yeux des soldats, et ils scrutèrent le faible espace qui les séparait de la maison voisine comme s’il s’agissait d’une crevasse de plusieurs mètres. Lyne se mordit les lèvres pour ne pas rire, leur comportement lui rappelait le sien lorsque Soreth l’avait entraînée, puis essaya de les encourager.
— Ne vous inquiétez pas, ce n’est pas aussi difficile que ça en à l’air.
Joignant le geste à la parole, elle recula de quelques pas avant de s’élancer en direction de la toiture la plus proche. Elle y atterrit avec agilité, sans chuter ou déraper, et se retourna fièrement vers ses compagnons.
— Est-ce si facile que cela ? demanda Arya avec circonspection.
— Vous pourriez glisser, mais je vous rattraperai.
Surpris par sa franchise, Samarin passa une main dans son épaisse barbe grise en examinant les alentours.
— Ce n’est pas comme si nous avions le choix de toute façon.
— Absolument !
Le ton sans appel de Morgane leur fit tourner les yeux juste à temps pour la voir sauter à son tour. Elle se réceptionna prestement sur les ardoises enneigées, puis croisa les bras et toisa silencieusement ses troupes. Samarin observa sa sœur d’arme à la peau brune, un rictus narquois sur le visage.
— Je suppose que tu es volontaire pour y aller en première. Après tout, tu ne cesses de répéter qu’à mon âge on n’est bon qu’à couvrir les arrières.
— En effet, répondit l’intéressée, dont le regard tenait un autre discours, sans aucun problème.
Consciente qu’elle n’y échapperait de toute façon pas, la soldate marmonna une prière à ses ancêtres et s’élança. Son atterrissage fut moins maîtrisé que celui de ses prédécesseuses, mais elles la retinrent pour l’empêcher de tomber. Samarin les rejoignit juste après, bien plus gracieusement. Il adressa alors un clin d’œil à Arya tandis qu’elle haussait nonchalamment les épaules, puis ils reprirent leur route dans l’aube naissante.
Afin d’aider les militaires, autant protégés des patrouilles que gênés par les flocons qui virevoltaient autour d’eux, Lyne s’efforça de se montrer exemplaire pendant qu’ils se déplaçaient le long des toits blanchis. Elle n’en était qu’à ses débuts et n’arrivait pas à la moitié de ce que Soreth accomplissait lors de leurs missions nocturnes, mais sa présence suffit à empêcher deux fois Arya de glisser sur les ardoises gelées, et à retenir Samarin juste avant que son poids ne le fasse chuter sur les pavés en contrebas. Finalement, ils atteignirent une auberge qui surplombait le Limes à peine vingt minutes après avoir quitté la muraille et sans incident majeur.
Accroupi sur une terrasse en bois vidée de ses meubles, le quatuor scrutait depuis un moment l’un des ponts qui enjambaient le fleuve et les cinq mercenaires chargés de le garder, deux hommes et trois femmes, lorsque Morgane jura à voix basse.
— Par mes ancêtres ! Ces foutus traîtres vont-ils finir par bouger ?
Lyne esquissa un sourire devant ses manières.
— Ils doivent avoir reçu l’ordre de rester ici. Jarrett s’est mieux préparé que nous le pensions.
— Avec un peu de chance, il défendra lui-même le tocsin. J’ai des comptes à régler avec lui.
— Pour ça cheffe, il va falloir l’atteindre, fit remarquer Samarin, et m’est avis que ces gaillards vont s’empresser d’avertir leurs camarades s’ils nous voient.
— Évidemment Sam, railla Arya, il n’y a aucun garde un tant soit peu compétent qui ne sonnerait pas l’alarme en t’apercevant.
Lyne se mordit les lèvres pour ne pas rire, elle ne s’attendait pas à ce que les compagnons de Morgane soient aussi relâchés en sa présence, puis proposa.
— J’ai repéré un groupe de dockers non loin. Ils pourraient peut-être les convaincre de déguerpir.
— Bonne idée ! s’esclaffa militaire hâlée. Aucune chance qu’ils préviennent quiconque s’ils se sont enfuis face à des ouvriers.
— Le problème c’est qu’ils ont l’air trop énervés pour écouter qui que ce soit. Même la capitaine.
— Alors nous ne demanderons pas, conclut Morgane. De toute façon ils ne devraient pas avoir besoin de beaucoup de motivation pour s’en prendre à des soldats.
Le silence retomba au milieu des flocons, puis les militaires hochèrent la tête à l’unisson et descendirent précautionneusement la façade de l’auberge.
Tandis que le soleil se levait paresseusement sur sa droite, Lyne s’avança prudemment en direction d’un groupe de partisans de Carasielle. Armés aussi bien de fourche et de marteau que de lance et d’épée, une vingtaine d’ouvriers et d’ouvrières surveillaient un entrepôt duquel s’échappaient des pleurs et des cris effrayés. Un grand nombre d’habitants s’y étaient probablement réfugiés lorsque les pillards de Jarrett avaient commencé leurs exactions, espérant être assez pour faire fuir les spadassins. Cela fonctionnait pour l’instant, mais l’endroit se transformerait en bain de sang si les renforts de Joyce arrivaient. Lyne évita cependant de trop y penser, davantage préoccupée par les visages qui se tournaient les uns après autres dans sa direction.
Lorsqu’elle estima que sa position lui permettait aussi bien d’être entendu que d’avoir une avance confortable pour ce qui allait suivre, elle se racla la gorge et cria.
— Retournez au travail, bande de fainéants !
La honte l’envahit aussitôt, mais la provocation n’eut pas l’effet escompté, ne lui accordant que quelques regards supplémentaires. D’abord étonnée, à Lonvois cette insulte aurait valu une correction à n’importe qui, elle se rappela que les ouvriers de Hauteroche étaient habitués à un quotidien bien pire que celui des Erelliens. Elle grimaça pour elle-même, elle allait devoir se surpasser dans le mépris, et tenta d’imiter les bourgeois dédaigneux qu’elle avait rencontrés au cours des derniers jours.
— Si vous voulez vraiment manger, il faut que vous y mettiez du vôtre ! Vous n’obtiendrez rien vous montrant violent ! Vous ne prouvez que ce que nous savons tous : que vous êtes des brutes écervelées !
Cette fois plusieurs personnes empoignèrent leurs armes, comme pour indiquer qu’elles ne laisseraient pas passer un autre affront. La prétorienne sentit son cœur se serrer. Ils n’avaient rien fait pour mériter ces insultes. Hélas, elle avait besoin d’eux, de leur colère, pour protéger Hauteroche de Mascarade et, ironiquement, de Carassielle. Repenser à la traîtrise de la politicienne l’énerva, faisant diminuer sa honte en même temps que sa fureur grandissait. Il n’y avait rien de plus nauséeux que d’utiliser le désespoir des gens pour les pousser à leur perte. Soudainement pleine d’énergie, elle harangua à nouveau les dockers.
— Carassielle est une vendue qui vous manipule pour s’enrichir ! Soyez sûr qu’elle n’en tirera rien d’autre que des fers rouillés et une cellule moisie !
Les ouvriers l’invectivèrent à leur tour, puis une quinzaine d’entre eux s’avancèrent vers elle. Un sourire se dessina sur son visage, et elle cria pour renforcer leur motivation.
— Vous êtes dirigée par une ordure qui n’aspire qu’à la ruine de Hauteroche ! Je vous promets qu’elle le payera !
Ils commencèrent à courir. Elle les imita, le cœur délesté d’un peu de sa colère.
Les poumons en feu et une foule enragée derrière elle, Lyne se sentit rassurée de voir les contours du pont apparaître à l’horizon. Elle accéléra alors aussi vite qu’elle le pouvait afin de distancer ses poursuivants, puis plongea sous un chariot vide que ses équipières avaient installé à son attention.
Elle y repoussa la neige en un petit mur autour d’elle, pour se cacher des habitants énervés, et, tout en ignorant les flocons qui s’inséraient dans son armure, pria ses ancêtres qu’on ne découvre pas sa supercherie. Dans le cas contraire, elle ne donnait pas cher de sa peau.
Les miliciens les plus rapides arrivèrent une quarantaine de secondes après elle. Ils se rendirent aussitôt compte qu’ils avaient perdu sa trace et, à son grand soulagement, commencèrent à maugréer.
— Par Eff ! Comment a-t-elle fait pour accélérer aussi vite ?
— Les partisans de Riil ne manquent jamais de réserve quand il s’agit d’être lâche.
— Elle s’est peut-être dissimulée dans les environs, proposa une ouvrière essoufflée, nous devrions la chercher.
Plusieurs dockers acquiescèrent. Lyne se recroquevilla sous le chariot, retenant sa respiration, s’efforçant de garder son calme. Ils avaient un plan. Il allait réussir.
Après quelques secondes, qui durèrent une éternité pour la prétorienne coincée, les pas des retardataires se firent entendre. Comme leurs camarades, ceux-ci accueillirent avec dépit la disparition de leur cible, puis, alors que des bottes venaient d’apparaître à côté de la tête de Lyne, la voix de Samarin s’éleva au-dessus du brouhaha général.
— Regardez ! Elle a rejoint ses confrères sur le pont ! Quelle lâche !
Des grognements et des jurons indignés éclatèrent dans le groupe.
— Allons nous la laisser s’en tirer impunément ? s’exclama une docker. Nous sommes trois fois plus nombreux et aussi bien armés. Moi je dis qu’il est grand temps de leur donner une leçon !
Des cris où l’approbation se mêlait à la colère résonnèrent dans la rue, puis ils furent remplacés par des provocations bien senties et des bruits de courses s’éloignant vers le sud. Depuis sa cachette, Lyne remercia ses ancêtres pour leur protection et s’autorisa enfin à respirer.
Neuf heures sonnaient dans le port lorsque la voix de Morgane s’éleva à côté du chariot.
— Tu peux sortir. Ils sont tous partis.
La prétorienne frigorifiée ne se le fit pas dire deux fois et rampa hors de son abri aussi vite qu’elle pouvait.
— Je ne sais pas ce que tu leur as raconté, poursuivit l’héroïne, mais ils étaient sacrément remontés.
Lyne grimaça en époussetant la neige qui imprégnait son armure.
— Beaucoup de choses, mais c’est la vérité qui leur a le moins plus.
Ses équipières s’esclaffèrent, moins ennuyées qu’elle par cette manipulation, puis elles se dirigèrent vers le pont.
Samarin les y attendait, adossé à l’une des colonnes qui décoraient l’entrée de l’édifice.
— On dira ce que l’on veut des soldats du quartier sud, mais ils ont une détente hors du commun.
— Toi aussi tu te serais enfui à un contre trois.
— Bien sûr, mais moins vite qu’eux.
Lyne réprima un gloussement. Morgane leva les yeux au ciel.
— J’allais te féliciter, mais j’ai l’impression que ton égo n’a pas besoin de ça.
Une moue amusée se dessina sur le visage de Samarin, puis la prétorienne, qui peinait à se réchauffer, s’élança sur le pont enneigé.
— Il reste à peine plus d’une heure avant l’attaque. Ne traînons pas.
Tapi dans l’ombre d’une allée marchande, le quatuor dénombra six gardes sur le seuil de la porte sud, ainsi que deux archers au premier étage, auquel il fallait ajouter ceux du toit, pour l’instant hors de vue. Même pour eux, cela rendait un assaut frontal trop dangereux. Afin d’améliorer leurs chances, ils décidèrent de passer par le chemin de ronde de l’est. Ils n’y avaient repéré que deux soldats. C’était plus raisonnable.
Ils se faufilèrent donc jusqu’à la première ruelle qui menait au rempart, puis s’arrêtèrent à son angle pour parfaire leur plan. Tandis qu’ils terminaient d’en mettre au point les derniers détails, Morgane leur fit subitement signe de se taire.
Plus proche de l’allée que les autres, Lyne porta la main à sa dague en tendant l’oreille. Elle n’entendit au début que les sifflements du vent, mais fini par percevoir des bruits de pas discrets et un souffle saccadé. Elle se plia alors lentement sur ses jambes et se prépara à bondir.
Dès que l’inconnu fut assez près, elle lui envoya un uppercut dans l’estomac et frappa du pied l’intérieur de sa cuisse. Elle se laissa ensuite tomber avec lui dans la neige, glissant une main sur sa bouche pour l’empêcher de crier, et plaqua sa lame contre sa gorge avant de murmurer.
— Ne bouge plus si tu tiens à la vie !
La silhouette cessa de se débattre et la scruta avec appréhension. Lyne hocha la tête pour la rassurer, suffisamment de sang avait coulé dans la ville, puis reconnu le visage paniqué qui se cachait sous le capuchon et s’exclama.
— Liam ?!
Les sourcils du jeune bandit se froncèrent avant qu’il s’écrie à son tour.
— Vous ?! Mais comment est-ce possible ? Je croyais que…
— Moins fort, l’interrompit la prétorienne à mi-voix. Où sont tes amis des Flammes de glace ?
— Je ne sais pas. Ils m’ont rejeté après notre rencontre. Je travaille seul maintenant.
Une fois sa surprise passée, Lyne se rendit compte que les traits du garçon s’étaient amaigris et que, malgré la dague qui le menaçait, il semblait plus prêt à fondre en larme qu’à se débattre. Consciente qu’il ne lui ferait aucun mal, elle se releva et lui tendit la main pour l’aider à en faire de même.
— Le connais-tu ? demanda Morgane pendant qu’il se redressait.
— Je l’ai rencontré dans la grotte de Joyce. Il aurait pu me tuer là-bas, mais il ne l’a pas fait.
Liam rougit légèrement, haussa les épaules d’un air gêné, et frotta la neige qui recouvrait ses vêtements élimés pour se donner une contenance.
— Que fais-tu ici ? l’interrogea Lyne pendant que les soldats l’encerclaient. As-tu prévu de prendre part au pillage ?
— Pas vraiment. J’ai juste suivi l’armée quand elle s’est mise en marche pour sortir de la grotte, puis je me suis porté volontaire pour faire l’éclaireur. Je me suis dit que c’était un bon moyen de récupérer de quoi manger avant de me tirer.
Avisant le regard noir de Morgane à la mention de sa future rapine, il tourna la tête vers ses pieds et ajouta.
— Ne me balancez pas à Joyce, s’il vous plaît. Elle a promis qu’elle s’occuperait personnellement des déserteurs.
— Oh, s’esclaffa Samarin, sous-entendre que la capitaine travaille pour les brigands. Je l’aime bien ce gamin. Il a du cran.
Les yeux de Liam s’écarquillèrent. Il recula inconsciemment.
— Capitaine ? Comme dans l’armée ? … Merde !
Il sursauta en percutant le torse d’Arya, réavança brusquement, se tourna finalement vers Lyne, qui avait de plus en plus de mal à cacher son hilarité.
— Pourquoi bossez-vous avec Hauteroche ?
— Parce que je ne vais pas laisser tous ces gens mourir. Mais ne t’inquiète pas, nous avons de plus gros poissons à ferrer que toi.
— Êtes-vous ici pour Jarrett ?
— L’alarme est notre priorité, résuma placidement Morgane, nous nous occuperons de ce couard et des bandits quand la ville sera en sécurité.
— Bonne chance alors, grimaça Liam en tournant les yeux vers la tour de garde, il y a deux soldats devant la porte, sans compter les archers du toit, cinq qui vous accueilleront à l’intérieur si vous arrivez à entrer, et au moins autant en haut.
Les lèvres de Samarin se retroussèrent en rictus amusé alors qu’il passait une main dans sa barbe.
— Ça, gamin, c’est une trahison dans les règles. Tu es drôlement loquace pour quelqu’un qui avait peur qu’on le balance il y a moins d’une minute.
Le jeune bandit baissa à nouveau la tête.
— J’ai pas spécialement envie que les gens d’ici se fassent massacrer. Je veux juste survivre moi.
Il releva ensuite des yeux implorants vers Lyne et ajouta.
— Vous ne recruteriez pas d’autres mercenaires par hasard ? Je suis sûr que je peux vous être utile.
Les militaires échangèrent un regard où la surprise se mêlait à la curiosité, puis Morgane grommela et lança un écu d’argent à leur interlocuteur.
— Voilà déjà pour tes informations. J’en ai dix fois plus pour toi si tu nous aides, et peut-être une place de garde si cela te dit.
— Vraiment ? s’étonna Liam tandis que la pièce disparaissait entre ses mains. Je croyais qu’il fallait être natif de Hauteroche pour intégrer l’armée.
Ce fut au tour de la capitaine de hausser les épaules.
— Si on bloque trois mille bandits à six, je suis sûr qu’on trouvera un moyen de faire de toi un soldat.
Le garçon hocha la tête sous le regard bienveillant de Lyne, puis il se dirigea vers la muraille.
— Venez ! Je vais vous montrer.
Tandis que les militaires lui emboîtaient le pas, la prétorienne remercia silencieusement ses ancêtres. Liam méritait une seconde chance. Elle était heureuse que Morgane ait pris le temps de la lui accorder.
Dans la pénombre des escaliers, Lyne resserra la main sur la poignée de son épée en entendant les gardes arriver. Liam avait réussi.
— On y est presque, chuchota-t-il aux mercenaires. Vous allez voir, je crois que c’est un cadavre.
Ses interlocutrices répondirent par des grognements ennuyés alors qu’elles passaient au-dessus de la prétorienne et de ses équipières. Leur attitude changea toutefois quelques mètres plus loin, quand elles remarquèrent Samarin étendu dans la neige.
— Qu’est-ce que c’est que ça ? marmonna la première en empoignant sa lance.
— L’opportunité d’empocher une bourse bien garnie, répliqua sa collègue en l’imitant.
Échangeant un sourire, les brigandes avancèrent prudemment vers le soldat allongé. Les combattantes derrière elles en profitèrent pour grimper la poignée de marche qui les séparait du chemin de ronde, puis, conscientes qu’elles n’étaient pas assez discrètes pour s’approcher davantage, chargèrent.
Lyne frappa la première, atteignant sa cible à l’épaule pendant qu’elle se retournait. Celle-ci battit frénétiquement des bras, une expression de terreur sur le visage, puis chuta vers les pavés en contrebas. Sa camarade se révéla plus vive, réussissant à parer l’attaque de Morgane, mais ne put empêcher Arya de lui entailler la cuisse gauche. Blessée et en infériorité numérique, elle s’apprêtait à s’enfuir lorsque l’épée de Samarin lui percuta violemment l’arrière du casque. Elle s’en retrouva propulsée vers l’avant, et fut accueillie par le poing de Morgane, qui s’écrasa contre son menton dans un bruit mat. Les militaires échangèrent un sourire nerveux tandis qu’elle s’écroulait dans la neige. La dernière partie de leur mission venait de commencer.
Liam entra en premier, immédiatement suivi par Arya, qui avait revêtu l’armure d’une mercenaire et enfouie le bas de son visage sous une étoffe de laine. Ce n’était pas le déguisement idéal, mais le groupe espérait qu’il lui permettrait de s’approcher suffisamment des archers pour les empêcher de tirer. Elle s’occuperait du plus près de la porte, son jeune partenaire du plus éloigné. C’était une lourde tâche pour quelqu’un qui avait rejoint la garde depuis moins d’une demi-heure, mais aucune inquiétude ne perça dans la voix de Liam lorsqu’il interpella les bandits en fermant l’huis derrière lui.
— Il fait un temps de chien ! Personne ne veut nous relever ?
Lyne n’entendit pas les réponses des spadassins à travers les épaisses planches de chêne, mais elle perçut distinctement leurs ricanements et s’en sentit soulagée. Plus ils étaient concentrés sur le garçon, moins ils remarqueraient Arya.
Le silence retomba durant quelques minutes, qui s’étirèrent interminablement pour trio resté sous la neige, puis des cris retentirent brusquement à l’intérieur de la fortification. Sans avoir besoin d’un autre signal, les trois militaires s’y engouffrèrent au pas de course.
Lorsque Lyne entra, le claquement d’une corde d’arc et un gémissement étouffé résonnèrent sur sa droite, où se situait Arya. Elle s’efforça toutefois de ne pas s’en préoccuper, c’était à Morgane de lui venir en aide, et se focalisa sur sa propre mission : défaire la colosse qui gardait le milieu de la passerelle, ou au moins l’occuper pendant que Samarin rejoignait Liam de l’autre côté. De préférence avant que l’archère et le brigand qui s’y trouvaient ne se débarrassent de la jeune recrue.
Thalie, ainsi que l’avait appelée Liam, faisait la taille d’une femme et demie et maniait une hache à deux mains que Lyne aurait eu de la peine à soulever. Outre sa force, le garçon l’avait décrite comme plus agile qu’elle ne le paraissait, ce qui incita la prétorienne à opter pour la ruse plutôt qu’à essayer de la surpasser physiquement. Elle la laissa donc croire qu’elle chargeait de front, avant de rouler sur le côté au dernier moment. L’acier aiguisé la manqua de peu, sifflant au-dessus de sa tête, puis elle profita de l’ouverture qu’elle venait de créer et bondit en tranchant. Thalie bloqua de justesse et leurs armes glissèrent l’une contre l’autre dans un crissement métallique pendant que Samarin traversait la passerelle. Désavantagée par leur proximité, la mercenaire ne chercha pas à l’en empêcher. À la place, elle tourna sur elle-même afin de prendre l’ascendant sur Lyne. Consciente qu’elle ne gagnerait pas cette épreuve, la prétorienne pivota sur sa jambe droite pour dévier la poussée de son adversaire. Celle-ci perdit un instant l’équilibre. Lyne en profita pour lui frapper l’aine de toutes ses forces. Le coup arracha un grognement et quelques gouttes de sang à Thalie, mais, grâce à sa cotte de mailles, n’entrava pas sa riposte comme la garde royale l’escomptait. Elle réalisa alors qu’elle s’était trop ouverte, et se jeta en arrière aussi vite qu’elle le pouvait pour amortir le choc à venir. Cela épargna ses côtes, mais n’empêcha pas le genou de la brigande de s’enfoncer violemment dans son estomac. L’impact lui coupa le souffle, la pliant en deux, puis la hache de son adversaire s’abattit sur elle.
Juste avant que le métal tranche ses chairs, Lyne roula instinctivement sur sa droite, remplaçant sa nuque par son épaule. Un sang chaud se mit à couler le long de son bras et elle lâcha involontairement sa lame, mais elle n’y prêta pas attention. Entièrement concentrée sur sa riposte, elle dégaina sa dague dans le milieu de sa roulade et profita de son élan pour l’enfoncer dans le mollet découvert de Thalie. Celle-ci hurla autant de douleur que de surprise, elle pensait avoir triomphé, puis tituba pendant que la prétorienne bondissait sur son épée et se relevait un peu plus loin. Elle ne perdrait pas. Elle avait trop de choses à protéger.
Même si la garde royale était absorbée par son combat, une infime partie d’elle analysait sans cesse ce qui l’entourait. Grâce à cela, elle savait qu’Arya était recroquevillée contre des caisses de provisions pendant que Morgane affrontait deux mercenaires blessés. Et que si Liam pressait son adversaire avec suffisamment de dextérité pour l’empêcher de tirer, il aurait bien eu besoin de l’aide de Samarin, hélas trop occupé à éviter les coups de marteau d’un brigand à la barbe aussi fournie que la sienne. À cela s’ajoutaient les bruits des deux autres gardiens du chemin de ronde, qui s’affairaient à ouvrir la porte et prêteraient main-forte à leurs camarades dans moins d’une minute. Elle devait se débarrasser de la colosse avant qu’ils arrivent. C’était plus facile à dire qu’à faire.
Lyne frappa à hauteur d’épaule. Thalie para sans riposter, autant consciente de sa faiblesse que des renforts imminents. La prétorienne en profita pour lui imposer son rythme en poursuivant son assaut. Droite. Droite. Gauche. Aucune des attaques ne toucha la mercenaire, mais ce n’était pas leur but. Elles étaient là pour la rassurer. Lui murmurer qu’elle n’avait qu’un instant à tenir. Que tout irait bien. Gauche. Droite. Gauche. Les lames s’entrechoquaient aussi sûrement que les secondes s’écoulaient. Droite. Gauche. Gauche. Un sourire confiant apparu sur le visage de Thalie. Elle était prête.
Tandis qu’elle lançait une nouvelle frappe horizontale, Lyne détendit ses poignets et laissa la gravité entraîner son arme en direction de la jambe de son adversaire. Habituée à ses assauts réguliers, celle-ci réagit une seconde trop tard et perdit l’équilibre en parant. La garde royale en profita pour feinter une attaque verticale, puis, alors que Thalie s’empressait de lever sa hache pour la bloquer, ramena son épée vers elle et estoqua en s’agenouillant. La pointe de sa lame dessina un sillon vermeil sur la gorge de la mercenaire. Celle-ci recula d’un pas, stupéfaite, oubliant Lyne durant quelques secondes. Juste assez pour que la prétorienne se relève à côté d’elle, et la projette hors de la passerelle.
Thalie s’écrasa au milieu des gardes du rez-de-chaussée. Déjà alarmés par les bruits de combat, ils se hâtèrent vers les échelles de la tour. Lyne espéra que Liam et Arya aient eu le temps d’en bloquer les trappes, puis se concentra sur la porte du chemin de ronde et les deux brigands qui venaient de la franchir.
Afin d’éviter qu’ils ne s’en prennent à Samarin, qui s’était débarrassé de son adversaire, mais dont le nez saignait abondamment, Lyne les interpella en avançant.
— Vous êtes en état d’arrestation ! Rendez-vous et il ne vous sera fait aucun mal.
Comme elle s’y attendait, l’homme noir et la femme à la peau pâle n’obéirent pas, et se tournèrent à la place vers elle en levant leurs écus. Les affronter seule, sans bouclier et dans un espace exigu serait compliqué. Trois mercenaires étaient heureusement déjà tombés, ce qui signifiait que les camarades de Lyne ne tarderaient pas à venir l’aider. Cela réduisait un peu le danger et rendait sa décision plus courageuse qu’idiote. Ou du moins, lui permettait de le croire.
Aucun des assaillants n’avait la force ou l’expérience de Thalie, mais leurs supériorités numérique et matérielle mirent rapidement la prétorienne en difficulté. Enchaînant en rythme attaques et blocages, ils la contraignaient à rester sur la défensive et neutralisaient ses ripostes avec une efficacité effrayante. Parfois elle arrivait à les repousser, grâce à un bon coup de pied ou une frappe plus puissante que les autres, mais cela lui donnait à peine le temps de souffler avant que leur danse ne reprenne. Épuisée aussi bien par la nuit que par son précédent combat, Lyne sentait ses bras s’engourdir et avait déjà reçu plusieurs coups de boucliers, ainsi qu’une estafilade au poignet gauche, qui la tiraillait à chacune de ses parades.
Après avoir raté une énième riposte et évité de justesse de se faire entailler le mollet, la prétorienne commençait à réévaluer la stupidité de sa décision, quand une flèche se planta en vibrant dans l’écu de la brigande qui lui faisait face. Surprise par le choc, celle-ci redressa sa garde avec un instant de retard, exactement ce dont Lyne avait besoin pour que son talon lui percute le genou. Elle laissa échapper un bref cri, puis retraita derrière son partenaire en traînant la jambe. De moins en moins confiant, ce dernier para une attaque à destination de son visage et une seconde en direction de son tibia, mais échoua à protéger son épaule gauche alors qu’un projectile lui balafrait la joue. L’acier lui entailla la chair, et il recula au niveau de sa camarade mal en point, les traits déformés par douleur.
Tandis qu’une troisième flèche sifflait à leurs oreilles et que les pas de Samarin résonnaient derrière eux, Lyne fit tourner son épée au-dessus d’elle et afficha un rictus mauvais.
— Rendez-vous si vous voulez vivre.
Les brigands échangèrent un regard paniqué, puis ils hochèrent simultanément la tête et lâchèrent leurs armes.
— On abandonne ! Ne nous tuez pas !
Adossée à côté du levier de la herse intérieure, Lyne laissa échapper un soupir en écoutant le beffroi sonner dix heures moins le quart. Il restait une quarantaine de minutes avant l’attaque. À travers les meurtrières de la tour, on pouvait déjà apercevoir des dizaines de groupes suspects s’approcher de la muraille. N’importe quel garde honnête aurait donné l’alarme en les voyant ainsi converger, mais il n’y en avait plus ici. Du moins, plus d’autres qu’eux.
Tout en terminant de bander son épaule endolorie, la prétorienne tourna les yeux vers les échelles qui menaient au toit. D’après Liam, cinq mercenaires les y attendaient. C’était moins que ce qu’ils venaient d’affronter, mais ils avaient perdu l’effet de surprise et Arya n’était plus en mesure de se battre. Cela ne plaisait guère à la militaire au visage livide, dont Samarin avait pensé au mieux les blessures, mais elle n’était pas assez bornée pour croire qu’elle pouvait bouger avec une flèche dans l’estomac. Pour la réconforter, Morgane lui avait laissé son arc et l’ordre de retenir tous ceux qui passeraient les portes du premier étage. Elle avait acquiescé en souriant, mais personne n’était dupe. Les bandits restants n’atteindraient pas les entrées avant une dizaine de minutes, et leur en faudrait le triple pour les enfoncer. D’ici là les soldats auraient sonné le tocsin, ou seraient morts en essayant.
— Nous allons avoir besoin d’un peu de temps pour briser les trappes, déclara Morgane en détaillant les plaques de bois qui barraient l’accès au niveau supérieur.
— C’est surtout ce qui va se passer après qui m’inquiète, cheffe. Ils ont deux archers et nous sommes trois et demi. Même avec des boucliers, ils vont nous transformer en pelotes d’épingles avant que nous atteignions à la cloche.
— Je pourrais m’occuper de l’un d’entre eux, proposa Liam que sa lèvre fendue ne décourageait pas.
— Pour ça, gamin, il faudrait que tu arrives jusqu’à lui. L’histoire de la pause ne va pas marcher une deuxième fois.
— Ben…
— Nous pourrions escalader la muraille !
Lyne retint un sourire pendant que des regards intrigués se tournaient vers elle, elle commençait à comprendre pourquoi Soreth s’amusait autant avec ses idées farfelues, puis poursuivit.
— Il y a de nombreux creux entre les pierres. Liam et moi pourrions monter pour prendre nos ennemis à revers. Il faudra toutefois que vous les occupiez pendant notre ascension, sans quoi c’est nous qui finirons en pelote.
— Cela pourrait marcher, opina Morgane d’un air songeur. Il y a deux trappes et deux boucliers, juste assez pour Samarin et moi.
Le vieux soldat hocha la tête en grimaçant. À côté de lui, sa partenaire blessée éclata de rire.
— C’est complètement inconscient. Vous allez me faire regretter de ne pas participer.
— Si Lyne dit que c’est possible, rétorqua Liam alors qu’Arya se mettait à tousser, tout ira bien.
L’intéressée sentit son estomac se nouer. Elle appréciait l’enthousiasme de son jeune compagnon, mais leur plan était désespéré. Elle n’en voyait seulement aucun autre.
— Alors c’est décidé, conclut-elle en s’efforçant de faire bonne figure. Que nos ancêtres nous protègent.
Chacun acquiesça, puis Morgane se tourna vers elle et lui adressa un sourire rassurant.
— Même si je suis la première à pester contre les Erelliens et leur manie de se mêler des problèmes de leurs voisins, nous n’en serions pas là sans vous. Liam à raison. Si quelqu’un peut réussir ce plan, c’est bien toi.
Elle détailla ensuite ses autres camarades avant d’ajouter.
— Je ne sais pas comment va finir cette bataille, mais nous pouvons déjà nous réjouir de la mener. Il ne nous reste qu’un pas à faire pour l’emporter. Je suis sûr que vous serez à la hauteur de mes attentes.
Malgré leur fatigue et leurs blessures, les militaires échangèrent un regard déterminé. Ils ne reculeraient pas. Ils sauveraient Hauteroche.
Afin d’éviter les renforts, Lyne et Liam sortirent par la porte de droite. Une dizaine de mètres les séparaient du haut du bâtiment, mais ils allaient devoir en parcourir deux fois plus pour arriver dans les dos des archers. Cela n’avait rien d’engageant. Surtout lorsque l’on se tenait sur les créneaux de la muraille et que l’on contemplait les rochers en contrebas. Vingt mètres de chute libre. Personne n’en réchapperait.
Lyne inspira profondément, le visage cisaillé par le vent glacé, puis attacha ses gants à sa ceinture et posa les pieds sur la corniche qui délimitait le plancher du premier étage. Le ventre collé à la pierre froide, les mains agrippées à la moindre prise qui se présentait, elle progressa ensuite centimètre par centimètre pour ne pas glisser sur le granite enneigé.
Derrière elle, Liam ne se montrait pas plus téméraire, mais ses yeux brillaient d’une confiance qu’elle ne méritait pas. Aucun adulte responsable n’aurait entraîné un adolescent dans une telle aventure. Elle était censée le protéger, pas le sacrifier. Hélas, leurs chances de sauver la ville n’étaient pas les mêmes sans lui. Elle pouvait seulement espérer qu’il survive à leur mission.
Une fois le coin de la fortification franchit, Lyne aperçue le blason en relief qui décorait le haut de la tour, juste au-dessus de la corniche, ainsi que, en dessous, un immense cadrant solaire destiné aux voyageurs et marchands. Encore plus bas, la route du sud débutait entre deux guérites vides. Elle était étrangement déserte, et ferait un bien piètre mausolée pour les deux grimpeurs s’ils échouaient.
Lyne évita toutefois de trop y penser. À la place, elle dégagea la neige qui s’accumulait contre une moulure, l’enjamba prudemment, se baissa pour se glisser sous un porte-étendard, et arriva au pied des armoiries géantes de Hauteroche. Elle leva alors à nouveau les yeux en direction sommet, les cheveux ébouriffés par la bise qu’aucun mur ne venait arrêter, et constata avec soulagement que les archers ne les avaient pas repérés. Sans doute grâce aux coups de hache menaçants qui s’élevaient du premier étage depuis le début de leur ascension.
Lorsqu’il atteignit le blason à son tour, Liam tourna lui aussi la tête vers les hauteurs avant de laisser échapper un soupir.
— Cela semblait plus facile d’en bas. Penses-tu vraiment qu’on puisse réussir ?
— Bien sûr, s’étonna de répondre Lyne, des centaines de vies dépendent de nous.
— Tu as raison ! Nous n’avons le droit d’échouer… Tout de même, je me demande ce que me diraient mes parents s’ils me voyaient.
— Probablement de t’accrocher, plaisanta la prétorienne, et sans doute qu’ils seraient fiers de toi. En tout cas, moi je le suis.
Le jeune homme lui adressa un magnifique sourire, qu’elle lui rendit malgré les tiraillements de sa joue, puis elle attrapa une moulure moins lisse que les autres et se hissa sur le pourtour de l’armoirie. Ignorant son épaule douloureuse, elle s’était sûrement remise à saigner, elle aida Liam à en faire de même. Ils partirent ensuite chacun d’un côté différent pour ne pas se gêner.
Lyne était plus grande et plus forte que son compagnon, mais son armure et son épée accrochée dans son dos la pénalisaient suffisamment pour qu’il grimpe plus vite qu’elle. Elle le regretta lorsqu’elle se rendit compte que son cœur s’emballait à chaque fois qu’elle le voyait peiner ou déraper. Elle eut heureusement peu de temps pour cela, car sa propre ascension s’avérait loin d’être facile. Ses blessures la tiraillaient, ses bottes glissaient trop souvent des rares encoches qu’elle dénichait, et ses doigts s’engourdissaient peu à peu au contact des pierres gelées. Elle s’arrêtait parfois pour les réchauffer, mais chacune de ses pauses au-dessus du vide l’épuisait. De plus en plus, elle redoutait celle qui la laisserait incapable de repartir.
Malgré ces difficultés, le sommet de la tour se rapprocha lentement. Elle se hissait d’ailleurs sur le haut du blason lorsque, manquant soudainement de force, sa main gauche abandonna sa prise. Elle poussa un cri de surprise étouffé, puis banda instinctivement les muscles de son bras droit pour s’empêcher de tomber. La douleur lui vrilla l’épaule, mais elle serra les dents afin de la repousser. Tout en s’obligeant à ne pas paniquer, elle chercha ensuite fébrilement des entailles dans lesquelles placer ses pieds. Ses bottes dérapèrent un long moment sur la roche tandis que ses doigts se tétanisaient les uns après les autres, elle imaginait déjà sa chute et le bruit que feraient ses os en s’écrasant sur les pavés, mais elle parvint finalement à se stabiliser avant qu’ils ne lâchent à leur tour. Elle s’empressa alors d’agripper un coin de pierre de sa main gauche, relâchant la tension de ses autres membres épuisés, puis s’efforça de reprendre sa respiration, le cœur battant encore la chamade. Alors seulement, elle adressa un regard rassurant à Liam qui l’observait d’un air affolé. Pour l'instant, elle était hors de danger.
Elle rejoignit son jeune compagnon quelques instants plus tard, sur une corniche juste au-dessus des armoiries géantes où il avait trouvé refuge, et fit une courte halte afin de se reposer.
Pendant que le duo contemplait silencieusement les cimes enneigées et les troupes qui s’amassaient lentement en contrebas, ils entendirent le claquement sec d’une corde d’arc, suivie de la voix tonitruante de Morgane.
— Vous êtes en état d’arrestation ! Rendez-vous et il ne vous sera fait aucun mal.
En guise de réponse, une moquerie de Jarrett s’éleva de la tour.
— Si tu espères vraiment nous stopper ma chère consœur, ce n’est pas avec ton équipe de minables que tu vas y arriver.
— Espèce de sale traître ! vociféra Samarin à son tour. Dis à tes sbires d’arrêter de nous tirer dessus et réessaye de nous traiter de minables pour voir !
Lyne et Liam échangèrent un sourire devant la provocation, puis un trait siffla et une flopée de jurons envahit le toit. Ses forces retrouvées, l’énergie du vieux soldat était contagieuse, la prétorienne se leva pour reprendre l’escalade. Morgane et Samarin risquaient leurs vies afin de leur faire gagner du temps. Il ne fallait pas le gâcher.
À côté de l’ascension du blason, les deux derniers mètres de la muraille furent à un jeu d’enfant. Lyne franchit le premier en s’aidant des trous qui parsemaient les joints des pierres, et le second grâce à une gargouille moussue en forme de chouette. Elle y agrippa ses deux mains, puis se hissa jusqu’aux créneaux avec le peu de force qu’il lui restait. Elle jeta ensuite un coup d’œil furtif par-dessus, constata que personne ne l’avait repéré, et se laissa silencieusement descendre sur le sol de l’étage.
Tandis que Liam l’imitait, la garde royale balaya les alentours du regard. Au nord, deux spadassins bloquaient Morgane et Samarin au niveau des trappes pendant qu’un duo d’archères en retrait essayait de trouver une ouverture dans leurs grands boucliers. Jarrett se tenait prêt du tocsin, au milieu de la tour, et le protégeait en se moquant de ses anciens compagnons d’armes. Tentée de se ruer sur la cloche, Lyne changea d’avis en constatant que les bandits l’avaient calé avec soin. S’ils voulaient sonner l’alarme, ils devaient d’abord éliminer ceux qui la défendaient.
La prétorienne indiqua sa cible à Liam d’un signe de tête, puis dégaina sa longue lame et s’approcha discrètement de la tireuse de gauche. Occupée à viser Morgane, dont une flèche avait entaillé le flanc, celle-ci l’aperçut au dernier moment, juste avant que son épée ne s’abatte sur elle. Elle plongea sur le côté, par réflexe, mais Lyne avait anticipé son esquive. Sa botte percuta les cotes de la mercenaire dans un craquement sinistre. Elle roula maladroitement sur elle-même, sonnée par la douleur, puis, tandis qu’elle essayait tant bien que mal de se relever, le pommeau de la guerrière lui brisa le nez, la renvoyant au sol pour de bon.
Satisfaite de son assaut, Lyne laissa Morgane quitter son couvert pour se débrouiller du second mercenaire et s’élança en direction de Liam. Il avait réussi à blesser sa cible au dos, mais ne s’en était pas débarrassé du premier coup et luttait maintenant contre une bretteuse bien plus expérimentée que lui. L’étage était assez vaste pour qu’il puisse virevolter autour d’elle malgré sa fatigue, mais plus le combat durerait, plus il risquerait de se faire tuer.
Juste avant qu’elle n’atteigne son jeune équipier, Lyne capta un mouvement sur sa gauche et sauta instinctivement en arrière, esquivant de peu la large lame d’une épée à deux mains.
— Pas si vite, l’interpella alors Jarrett en se mettant en garde, voyons comment tu te défends quand tu n’attaques pas les gens par surprise.
Trop pressée pour prendre le temps de répliquer, Lyne retint les tremblements de son corps épuisé, trancha à hauteur d’épaule et, tandis que son interlocuteur bloquait, pivota son arme autour de la sienne pour lui briser les doigts de son pommeau. Le capitaine évita la manœuvre en tournant sur lui-même et riposta en visant sa tempe. Elle dévia l’assaut dans un crissement métallique, puis regroupa ses maigres forces et balança son pied en direction du genou du traître. Hélas, il ne rencontra que le vide. Jarrett avait rompu l’engagement, préférant s’écarter que trop s’exposer.
À l’inverse de la garde royale essoufflée, il avait tout à gagner à temporiser le combat. Même si Morgane était montée, Samarin s’était fait repousser dans une chute fracassante, et l’héroïne blessée se retrouvait à une contre deux. Ses chances n’étaient pas nulles, mais elles le deviendraient si la dernière archère éliminait Liam avant qu’elle ne les ait vaincus. Tout ce que le capitaine devait faire pour cela, c’était retarder Lyne jusqu’à ce que l’inévitable se produise.
— Tu te débrouilles bien pour une sergente. Est-ce vrai qu’il s’est entraîné avec toi ? Cela a dû être un sacré honneur pour quelqu’un de ton rang.
La prétorienne se retint de répondre, malgré sa curiosité pour la jalousie palpable du militaire, et retourna à l’assaut en tranchant à hauteur d’abdomen. Jarrett para plus facilement qu’elle l’avait espéré, elle était depuis trop longtemps sur ses réserves, mais elle en profita pour glisser sa lame sur la sienne et tenter de l’estoquer. Il esquiva au dernier moment d’une demi-volte, puis frappa verticalement pour lui sectionner le poignet gauche. Elle retira prestement sa main et, voyant que son adversaire s’apprêtait à lui transpercer l’estomac, évita la pointe de son épée d’un bond sur le côté.
Tandis que le capitaine corrompu se remettait en place d’un air hautain, Lyne maugréa contre le destin. Tout aussi ignoble qu’il fût, Jarrett n’en était pas moins un excellent combattant. Épuisée et fourbue par sa course pour sauver Hauteroche, elle n’était pas sûre de le vaincre à temps. Voir même, de le vaincre tout court. Si elle voulait aider Liam, elle allait devoir changer de méthode.
Adoptant à son tour une posture défensive et tentant de reprendre des forces, elle toisa Jarrett avec mépris.
— Qu’a-t-il donc fallu te promettre pour que tu vendes ainsi ta ville et ton âme ?
— Allons, cette ville a toujours été sur le marché. Je ne fais que concrétiser ce dont les marchands comme Darsham rêvent depuis des années.
Lyne fit un pas autour de Jarrett et esquissa un rictus dédaigneux.
— Finalement, tu n’es qu’un vulgaire mercenaire comme les autres.
Une grimace déforma le visage du traître. La prétorienne réprima un sourire. Trop occupé à lui parler, il n’avait pas remarqué qu’elle s’était rapprochée de Liam.
— Je n’ai rien à voir avec eux. Je me moque de la richesse. Je veux seulement le respect.
Non loin d’eux, l’adolescent étouffa un cri lorsque son opposante le blessa à l’épaule. Lyne se força à rester de marbre et fit un nouveau pas dans sa direction.
— Capitaine du Sud et membre du conseil. Beaucoup penseraient que tu avais déjà ce que tu souhaitais et que tu as juste tout gâché.
— C’est parce qu’ils se contentent de peu. À quoi bon être fort, si c’est pour être le deuxième ? À quoi bon être célèbre, si c’est pour qu’il ne me voit pas ?
— D’un autre côté, répliqua la guerrière en évaluant la distance qui la séparait de sa cible, il n’y a pas assez de pouvoir en ce monde pour que les gens respectent une ordure comme toi.
Tandis que les yeux du capitaine s’emplissaient d’une fureur meurtrière, oubliant ce qui les entourait, elle inspira profondément pour se détendre, garda son épée tendue de la main gauche, empoigna fluidement sa dague de la droite, et la jeta sur l’archère qui s’apprêtait à achever Liam.
Sifflant dans l’air, la lame heurta le torse de la spadassine juste avant qu’elle frappe le jeune garçon. Elle fit un pas en arrière, le souffle coupé, puis fronça les sourcils quand le glaive de Liam glissa sous sa cotte de mailles et s’enfonça dans son estomac. Comprenant aussitôt qu’il s’était fait berner, Jarrett cria de rage tandis que l’archère s’écroulait sur les pavés et s’élança vers Lyne.
Il feinta d’abord un estoc, puis balaya violemment l’épée de son adversaire et essaya de lui trancher la poitrine. Déstabilisée par sa force, la prétorienne se laissa tomber au sol pour éviter l’attaque, mais sentit tout de même l’acier lui entailler le pectoral gauche.
Sans avoir le temps de se relever, elle para second un coup qui visait sa tête, puis roula sur le côté pour en esquiver un troisième. Toujours aussi furieux, Jarrett la poursuivit sans se méfier et lui offrit l’opportunité dont elle avait besoin. Alors qu’il terminait une grande enjambée, elle lui balaya le pied et le fit chuter la tête la première. Il voulut se réceptionner en roulant, mais elle lui jeta son arme dessus pour le perturber et se précipita à sa rencontre. L’impact le déséquilibra pendant qu’il essayait de se redresser, permettant à Lyne de lui attraper le coude droit et de le cogner de toutes ses forces contre le sol. Jarrett hurla de douleur en lâchant son épée, mais trouva l’énergie de riposter et lui envoya son genou dans le flanc. Alors qu’elle se pliait en deux sous la force du coup, elle exploita son élan pour écraser son casque contre la protection nasale du capitaine. Il grogna de rage tandis que ses narines se remplissaient de sang, puis un raclement discret se fit entendre et Lyne se jeta en arrière juste avant qu’un coup de dague ne l’égorge. Elle bloqua aussitôt le bras valide de son adversaire, puis lui frappa le biceps pour le désarmer. Pendant que la lame tintait au sol, Jarrett se contorsionna pour se dégager de son emprise et réussit à heurter son pectoral blessé. Elle le lâcha en criant, tremblante, aveuglée par la douleur, puis le poing du capitaine lui percuta le menton. Elle recula sous l’impact, encaissa sans pouvoir se défendre une seconde attaque, qui l’étala sur les pierres gelées, puis une troisième, à nouveau contre sa plaie ensanglantée. Elle hurla à s’en casser la voix. Le combat lui échappait. Elle allait perdre. En désespoir de cause, elle se mit à tâtonner le sol derrière elle. Elle trouva ce qu’elle cherchait lorsqu’un quatrième coup manqua de lui déboîter la mâchoire, referma la main sur la dague du traître tandis qu’un goût ferreux emplissait sa bouche, et frappa avec toute l’énergie qu’il lui restait.
Il y eut un vague bruit métallique, puis Jarrett cessa de la cogner et un liquide chaud se mit à couler entre ses doigts. Elle cligna des yeux pour éclaircir sa vision brouillée, le vit se palper la gorge avec surprise, comme s’il peinait à réaliser ce qui venait de se produire, et en profita pour s’éloigner en rampant.
Une fois à l’abri, elle regarda le capitaine contempler une dernière fois les monts d’Argent, puis s’écrouler alors que les premiers tintements du tocsin s’élevaient derrière eux. Encore sonnée, elle se retourna vers la cloche pour voir Liam la frapper avec entrain. Un sourire béat apparut sur son visage, puis elle se mit à trembler, et éclata de rire sans pouvoir s’arrêter. Ils avaient réussi.
Assise sur les créneaux de la porte, Lyne pansait ses blessures en observant les troupes de Joyce se disperser au pas de course dans les montagnes. Elle ne s’était toujours pas départie de son sourire. D’autant que lorsque la douleur de sa joue la tiraillait trop, elle n’avait qu’à contempler les gardes massés le long des murailles pour l’oublier.
Quand le tocsin avait retenti, les citoyens de Hauteroche avaient cessé de se battre pour se réfugier chez eux, et des centaines de soldats avaient convergé vers le quartier sud. Tolvan les y attendait et les avait menés jusqu’à la tour, arrêtant en chemin les mercenaires qu’ils rencontraient. Conscients qu’ils n’avaient aucune chance contre les militaires, les sbires de Joyce avaient fait demi-tour, certains rejoignant leur camp, d’autres s’éparpillant dans la plaine.
— Pensez-vous qu’ils puissent attaquer un autre village ? demanda Liam en contemplant l’horizon.
— Probablement, marmonna Samarin, trop blessé pour se montrer plus vindicatif. L’armée les poursuivra bientôt, mais qui sait ce qui peut arriver d’ici là ?
Lyne haussa les épaules.
— Beaucoup de bandes se détestent et ne seraient pas capables de cohabiter sans Joyce. Nous avons envoyé quelqu’un pour s’occuper d’elle. S’il réussit, ces brigands auront plus vite fait de s’entre-tuer que d’assaillir la moindre bourgade.
— J’espère qu’il va s’en sortir alors, enchaîna Arya qui avait refusé de rester seule en bas.
— Si c’est le cas, conclut Morgane en levant les yeux au ciel, vous pouvez être sûr que les Erelliens ne manqueront pas de nous le rappeler lors des prochaines négociations.
Les militaires s’esclaffèrent, puis Lyne laissa son regard vagabonder sur les montagnes où se terraient les bandits. Elle était moins à l’aise que ses équipiers avec cette histoire d’assassinat, la peine de mort était abolie depuis longtemps en Erellie, mais s’il fallait cela pour que Soreth revienne, elle s’en accommoderait.