02 Keldar de l’an 1297
Arnitan :
Ils étaient une vingtaine à avoir pris la route en direction des Terres Abandonnées depuis la cité d’Alhadran, une semaine plus tôt.
Arnitan n’avait ouvert la bouche que pour remercier Céleste ou Gabrielle lors des repas. Pendant la marche, il gardait la tête baissée, trébuchant souvent sur un rocher ou des ronces au détour des falaises.
Le matin, il s’exerçait contre Brelan, mais l’intensité de ses passes avait chuté. Le maître d’armes lui avait fait la remarque plus d’une fois, sans que le jeune homme ne réagisse.
Il avait échoué. À quoi bon continuer à s’entraîner ?
Plusieurs fois, l’envie lui était venue de faire demi-tour. De rejoindre sa mère et son frère. De… d’aller dire à la petite Nilenn et à sa mère que Gwenn était morte. Morte parce qu’il n’avait pas eu le courage de partir la sauver.
Chaque nuit, les mêmes images le hantaient. Les cheveux roux de Gwenn, ses yeux d’ambre fixés sur lui. Puis, soudain, elle était aspirée en arrière, disparaissant de sa vue. Lui, courait de toutes ses forces pour la rattraper, mais un serpent géant surgissait et la dévorait. Encore et encore. Nuit après nuit.
Cela s’arrêterait-il un jour ? Il n’en était même pas certain. Pire encore : il n’était pas sûr de le vouloir.
Draiss, Céleste, Gabrielle, Brelan, Aelia et même Arlietta avaient tenté de lui parler. Il n’avait répondu que par des grognements pour qu’on le laisse tranquille. Seul Patan, son fidèle compagnon, le comprenait sans un mot.
Jour et nuit, le chien veillait sur lui. Quand les cauchemars devenaient trop intenses, il venait lui lécher le visage pour le réveiller. Puis il se couchait contre lui, l’aidant à supporter le poids de ses tourments.
Nul besoin de paroles.
Autour de lui, tout le monde semblait animé par la mission qui les attendait. Aelia s’entraînait à l’épée avec Lordan, puis à la magie avec Sylros. Elle est pleine de surprises… avait-il pensé.
Gabrielle et Céleste s’absentaient des heures pour cueillir des plantes médicinales. Draiss et son père, Brethin, géraient les campements avec les guerriers de Cartan.
Arnitan, lui, s’était porté volontaire pour chasser. C’était un moment de calme. Comme si la vie de Krieg n’avait jamais disparu. Comme si, derrière un arbre ou un rocher, il pouvait encore entendre le rire de Gwenn.
Quand il traquait une proie, ses doutes et ses peurs s’évanouissaient. C’était le cas en cet instant : avec Patan et Brelan, il suivait la piste de deux bouquetins.
Une flèche avait déjà blessé l’un d’eux. Le sang leur servait de guide.
Ils avançaient prudemment. Patan flairait l’air. Le crissement des cailloux sous leurs pas nuisait à leur discrétion, mais les bêtes ne s’étaient pas enfuies.
Un signe de Brelan. Arnitan s’arrêta.
En contrebas, l’un des bouquetins se tenait fièrement sur un rocher, tandis que l’autre, la flèche plantée dans le flanc, broutait obstinément quelques herbes, comme si cela pouvait guérir sa plaie.
Patan grogna. Arnitan l’apaisa d’un geste.
Les deux hommes encochèrent une flèche, bandèrent leur arc. Un instant de silence. Les cordes claquèrent. Deux sifflements nets brisèrent le calme des montagnes.
Aujourd’hui, la mort frappa deux fois.
— Ramenons-les avant la nuit, ou Gabrielle nous reprochera d’avoir été trop longs, dit Brelan.
Arnitan acquiesça en silence.
Ils chargèrent chacun un bouquetin sur leurs épaules et reprirent le chemin du campement. Patan, langue pendante, flairait déjà l’odeur du futur festin.
Après une heure de marche dans des sentiers rocailleux, une petite plaine apparut, parsemée de touffes de verdure.
Brelan s’arrêta brusquement. Il posa le bouquetin au sol et fixa Arnitan dans les yeux. Le garçon, surpris, s’immobilisa.
— Qu’y a-t-il ? demanda-t-il, inquiet.
— Voilà le problème. Ce n’est pas à moi de répondre. Depuis des jours, tu n’es plus qu’un mort-vivant. Tu manges, tu bois… mais tu n’es plus là.
La colère monta au visage d’Arnitan.
— Vous croyez que j’ai envie d’être ici ?! Après tout ce qui s’est passé ?! Je ne veux pas être un élu ! C’est à cause de moi que tout le monde meurt !
— À cause de toi ?! Quand vas-tu comprendre que tu n’es pas seul sur cette Terre ?! Tu es quelqu’un de bien, Arnitan. Tu te bats pour notre présent et notre avenir. Nous devons aller au bout de cette quête, peu importe les pertes !
— Mais…
— Je n’ai pas fini, coupa Brelan. Nous pleurerons nos morts à la fin. Quand nous aurons gagné. Pas avant. Moi aussi, je voudrais pouvoir pleurer ton père… et ma femme.
Jamais Arnitan n’avait vu son maître d’armes aussi triste. Jamais il ne l’avait entendu évoquer sa femme. Une vague de honte l’envahit.
— Je… je suis désolé.
— Désolé ? Parce que tu crois que c’est aussi de ta faute si ma femme est morte ?
Le jeune homme baissa les yeux.
Brelan ricana amèrement.
— Alors tu penses que toutes les morts sont de ta faute… Dis-moi, est-ce toi qui les as tués ?
Les larmes menaçaient de couler des yeux d’Arnitan.
— Regarde-moi ! As-tu tué ton père ?! As-tu tué Gwenn ?!
Le garçon releva la tête. Son regard tremblait mais se planta dans celui de son maître.
— Peu importe… c’est à cause de moi. J’aurais dû mourir quand le loup géant m’a blessé. Rien de tout ça ne serait arrivé… Votre…
— Je ne t’ai jamais dit comment elle était morte. C’était bien avant ta naissance. Une maladie. Était-ce de ta faute ? Non ! La mort fait partie de la vie, peu importe quand elle frappe. Ton père, Gwenn… ce sont les actes de fous, de nos ennemis. Cela dure depuis des années, des siècles. Alors arrête de pleurnicher. Redeviens l’Arnitan que j’ai connu. Et continue à t’entrainer.
Brelan remit le bouquetin sur son dos et reprit la marche, sans attendre de réponse.
Arnitan resta là, immobile, sonné. La réalité venait de lui tomber dessus comme un coup de massue. Brelan aussi portait ses fantômes, et pourtant il vivait encore debout.
Patan bondissait après des insectes, insouciant, comme si rien n’avait jamais été de la faute de son maître. Comme si, quoi qu’il arrive, il resterait à ses côtés.
Le garçon attrapa son chien et enfouit sa tête contre son flanc. Patan ne bougea pas. Il acceptait de partager ce fardeau.
— Merci, souffla Arnitan.
Puis les larmes coulèrent. Les dernières. Les dernières avant la fin de leur quête.
Super discours de Brelan. Brutal mais juste et nécéssaire pour espérer ouvrir les yeux d'Arnitan. Je l'ai trouvé très bien ecrit, bravo ^^
une toute petite remarque.
- Lui courait de toutes ses forces pour la rattraper ( une virgule après Lui).
A la prochaine,
Scrib.
Oui la virgule est nécessaire aha
A plus ! ^^