Accoudé au comptoir d'un pub sordide de Camden, Jack commanda un autre verre, incapable de se sortir de l'esprit qu'il n'aurait jamais dû revenir en Angleterre. Il avait trop de souvenirs, ici. Trop de remords aussi. Ces trois dernières années n'avaient été qu'une lamentable suite d'erreurs et de regrets.
Il avait tenté de fuir, de mettre entre lui et la Terre plusieurs milliards d'étoiles. Il avait rencontré le jeune Alonso Frame dans une station spatiale (merci, Docteur, pour avoir joué les entremetteurs !), et l'avait perdu, lui aussi. Oh, il n'était pas mort, non, pas comme…
Non, il n'arrivait pas à y penser. C'était toujours une plaie à vif, un déchirement dans son âme et dans son corps. Il aurait aimé pouvoir guérir son cœur blessé entre les bras d'Alonso, mais il fallait croire qu'il était incapable de garder un homme avec lui. Donc, oui, il avait aussi perdu Alonso. Ils avaient été séparés durant leur premier rencard, alors qu'une armée de blattes géantes de l'espace tentaient de les dévorer.
Pourtant, ça avait été à nouveau tellement, incroyablement grisant de courir, courir pour sauver sa peau, la main dans celle de quelqu'un d'autre ! Ils avaient fui, ensemble, ils avaient craint, ils avaient ri, ils s'étaient regardé avec une lueur dans le regard, une lueur qui disait tout… Et puis, alors que la station était sur le point d’exploser, entraînant l'armée de coléoptères avec elle, Alonso avait poussé Jack dans la dernière capsule en état de marche, persuadé, ainsi, d'agir en héros et de se sacrifier pour le bien de Jack.
Stupide, charmant, héroïque Alonso Frame, dont le regard lui rappelait tellement, tellement un autre regard, un autre sacrifice absurde ! Jack savait pourtant qu’Alonso avait survécu en réparant une autre capsule : il l’avait vue s’éloigner juste avant l’explosion de la station, ballottée en tous sens par une pluie de météorites qui avait endommagé les systèmes de navigation. Une fois encore, Jack avait maudit l'univers entier pour ce coup du sort. Certes, Alonso était vivant, finalement, et cela seul importait ; mais il l’avait perdu.
Après ça, il était retourné sur Terre.
Il avait erré quelques temps, solitaire, cherchant dans les bras d'amants et amantes de passage une maigre consolation à sa longue vie sans but. Puis il y avait eu cette histoire du « jour du miracle », et Jack s'en voulait de ce désastre. Car oui, tout cela n'avait été qu'un énorme, gigantesque fiasco auquel il ne voulait plus songer.
Il avait laissé Gwen auprès de son Rhys et de la petite Anwen, et il était reparti, seul, à nouveau. Il en avait soupé, des équipiers. Il en avait assez. Assez de cette vie, assez de ce corps qui ne vieillissait pas, qui ne mourrait jamais.
— Eh bien, on noie son vieil âge dans de l'alcool, à ce que je vois ? fit une voix compatissante derrière lui.
Il se retourna lentement, un sourire s'épanouissant sur son visage alors qu'il découvrit la jeune Noire en costume gris et chemisier rouge, les yeux pétillants et le sourire radieux. Avec une impulsion presque enfantine, elle s'approcha de lui pour le serrer dans ses bras. Et, bon sang, que c'était bon de retrouver l'étreinte rassurante d'une vieille amie !
— Docteur Martha Jones ! Cette bonne vieille Martha ! Ça, c'est une surprise… Comment va Mickey Mouse ?
— Bonjour Jack, lui répondit-elle avec chaleur. Mickey va très bien. C'est Docteur Martha Smith, maintenant, et ce n'est pas faute de te l'avoir déjà dit. Écoute, Jack…
Le ton soudain incertain n'avait pas échappé à Jack, qui se recula, une expression grave assombrissant peu à peu son visage.
— Qu'est-ce qui se passe, Martha ? Tu n'es pas venu dans ce pub par hasard, n'est-ce pas ? (la jeune femme hocha la tête, les lèvres pincées.) C'est UNIT qui t'envoie ? Dis-leur que je n'ai plus rien à leur apporter.
— Jack…
Mais le capitaine secoua la tête, bien décidé à lui refuser toute sollicitation, que ce soit au nom de l’UNIT ou en son nom à elle. Il en avait assez de constater que dès que quelque chose allait de travers sur cette fichue planète, c'était vers lui qu'on se tournait. Il ne pouvait plus.
Il ne voulait plus.
— Torchwood n'existe plus et ne se reformera pas, Martha. C'est fini, c'est la dernière fois que je mets les pieds sur Terre, tu saisis ? Je m'en vais, pour de bon cette fois.
Elle posa une main tendre et compréhensive sur son poignet, et Jack expira, le nez plongé dans son whisky.
— Jack, fit-elle après s'être assurée qu'il s'était tu. Ce n'est pas UNIT qui m'envoie. Enfin, pas seulement. Ils nous ont contacté, Mickey et moi, il y a quelques temps. Tu sais que maintenant, on travaille tous les deux à notre compte, comme consultants ? Ils nous ont demandé de l'aide, par rapport à quelque chose qui se serait produit à… à Cardiff…
À cette mention, Jack se tourna vers elle, les sourcils froncés.
— La faille de Cardiff est fermée. Qu'est-ce qui pourrait justifier une intervention de l'UNIT ?
Sa voix avait perdu de belle assurance. Une fois encore, le syndrome du héros le prenait par surprise. Il n'avait pas à se sentir responsable de la vie des habitants de cette ville, bon sang ! Ce n'était plus son job. Ce n'était plus son problème. Pourtant…
— Je sais, Jack, mais c'est plus compliqué que ça. Des personnes les ont contactées, des personnes qui, apparemment, ont un lien avec le Docteur. J’ai tenté de le joindre, mais il n'a pas répondu. J'ignore où il se trouve en ce moment.
En réponse, Jack haussa les épaules. Il aurait aimé le savoir, lui aussi. Il n'avait plus revu le Docteur depuis ce soir-là, dans le vaisseau, lorsqu'il lui avait indirectement présenté Alonso. Il avait su, alors, que ce serait la dernière fois qu'il le reverrait sous cette forme. Avec ce visage. Il avait senti son cœur se serrer. Mais il avait espéré, malgré tout, que leur routes se croiseraient à nouveau, au moins une fois…
Ça n'avait pas été le cas.
— Et donc… ? enchaîna-t-il pour inviter Martha à poursuivre son récit.
Celle-ci sembla gênée, comme si elle lui cachait quelque chose, une chose cruciale, essentielle, une chose qui allait changer sa vision, qui allait lui redonner un espoir, une raison de continuer cette vie sans but et sans joie…
— Et donc, ce qu'ils m'ont révélé… Je ne l'ai pas cru, au début. Il y a des gens, comme je te l'ai dit, des gens qui sont entré en contact avec eux. Ils leur ont dit que la ville de Cardiff était en danger, que l'un des leurs s'y trouvait, qu'il avait été capturé par des individus… des individus dangereux. Je n'ai pas encore tout saisi…
— Et en quoi ça nous concerne, toi et moi ? Ou même UNIT ? Ces individus viennent d'ailleurs, c'est ça ?
Martha opina.
— D'un monde parallèle, d’après ce que j’ai pu comprendre. Jack, la personne qu'ils recherchent, qui a été capturée par les autres… Ils disent que…
Elle s’arrêta soudain, prit une grande inspiration, et dans un souffle, acheva :
— Ils disent qu'il s'appelle Ianto Jones.