Chapitre 39 - Les larmes de Gardefé

Par Keina

Enfoncé dans un marasme de souffrance, de honte et de colère, Ianto perdit peu à peu le compte du temps. Le Collectionneur avait fait installer par ses sbires, à l'autre bout de la cave, un attirail entier de torture et un établi, pas très différent de celui que Ianto avait vu dans le manoir lors de sa première mission. Quand l'envie le prenait, Geoff pratiquait sur le Gardefé, solidement attaché à l'aide de sangles aux quatre coins d'une table d'autopsie, toutes sortes d'expériences sordides et humiliantes.

Aidé de ses deux acolytes au mutisme imperturbable, il mutila son dos pour tenter de comprendre pourquoi ses ailes n'avaient toujours pas repoussé, et s'il restait des traces des ailes précédentes. Il traça de longues arabesques sur son corps nu, prélevant le sang qui s'en écoulait. Il arracha les ongles et découpa de longues bandes de peau qui pendaient lamentablement du torse du Gallois, en une parodie monstrueuse de pelures de légume.

Dans le brouillard qui emmitouflait tous ses sens, Ianto n'arrivait même plus à réfléchir. Il aurait voulu se réveiller, tenter de comprendre comment le Collectionneur s'y prenait pour percer ainsi toutes ses défenses de Gardefé, mais, ainsi qu'Alonso le lui avait lui-même témoigné, il était impossible de sortir de la confusion dans laquelle la présence même du sorcier le mettait dès qu'il s'approchait de lui.

Il y avait bien des périodes de répit. Durant celles-ci, Ianto, nu et tremblotant, recroquevillé contre les barreaux de sa cage, s'efforçait de reprendre le contrôle de lui-même. Il était inutile de supplier la mort, car celle-ci ne viendrait pas. Ses plaies finissaient toujours par cicatriser, et la faim et la soif qui le tenaillaient sans relâche, le menant au bord de la folie, n’étaient jamais assouvies. Il comprenait, maintenant, quel supplice endurait son capitaine à chaque fois qu'on le tuait. Mais au moins, la mort finissait invariablement par apaiser sa douleur, tandis que lui ne mourait pas...

Il ne restait qu'à attendre, et à projeter ses émotions à travers les murs de brique de la cave dans une vaine tentative d'appel au secours. Il aurait voulu s'en empêcher. Il ne souhaitait pas qu'un autre Gardefé soit pris au piège à son tour. Pourtant, c’était comme si son corps envoyait ces signaux de détresse à son insu.

Lorsqu'un jour, il sentit une présence à ses côtés, il n'osa plus espérer. C'était trop dur. Il avait déjà rencontré des rats, de gros rats d'égouts au pelage brun et aux yeux noirs qui luisaient dans la pénombre. Ils s'infiltraient par des conduits cachés, le reniflaient avec curiosité avant de se détourner pour il ne savait quelle raison. Peut-être étaient-ils dégoûtés par sa propre condition. Il aurait aimé que l'un d'eux, au moins, reste auprès de lui. Il se sentait si seul…

Mais, ce jour-là, la présence qu'il sentait près de lui, alors qu'il s'était laissé partir dans le sommeil, ne ressemblait pas du tout à celle d'un rat ou d'un autre animal. Geoff et ses sbires venaient juste de s'en aller, le laissant une fois encore à l'état d'épave, écorché au sens propre comme au sens figuré. Le Collectionneur avait tranché ses orteils un à un, recueillant le sang dans des flasques ouvragées, et Ianto souffrait le martyr. Ils finiraient par repousser, sans aucun doute, mais à quel prix !

Alors qu'il sombrait dans son propre désespoir, il sentit, avec un mélange d'espoir fou et d’angoisse, une vague de réconfort l'envelopper soudain, immense et rassurante. Il ouvrit les yeux, retint sa respiration, par peur de trouver l'une des cages qui l'entouraient occupée par un pauvre diable comme lui, englué dans la même toile de l'araignée.

Mais à part lui, la cave était vide. Il cligna, désorienté. D'où venait la chaleur qui enrobait son cœur ? Malgré la douleur qui embrumait son esprit, il se tourna, cherchant son origine en tous sens. Mais il n'y avait rien, rien autour de lui. Rien, à part…

N'était-ce pas une drôle de tache floue qu'il distinguait à quelques pas de lui, comme une déformation dans la réalité ? Il se redressa et s'accrocha aux barreaux, en s'efforçant de comprendre ce qu'il voyait. Et puis, soudain, la voix retentit dans son cerveau.

« Bonjour… Waouh. C'est bizarre, ça. Tu as investi mon esprit pendant tellement longtemps… et maintenant c'est moi qui suis dans le tien ! »

Maintenant le flou devenait de plus en plus net, dessinant la silhouette de…

Oh.

D'accord.

C'était lui-même qu'il voyait là-bas, son autre lui-même. Ou plutôt sa trace psychique.

Son fantôme.

« Un fantôme, oui. C'est tout ce que je suis… Ce que je suis devenu. Dans la Maison des Morts, le pub le plus hanté de tout le Pays de Galles, tu t'en souviens ? Tu y étais. Je t'ai senti, tapi dans un coin de mon esprit. Je ne savais pas ce que j'étais, alors. Quand Jack m'a dit… quand il m'a révélé que… que j'étais mort, je… j'ai mal réagi. J'étais désorienté, et je n'ai pas réfléchi à ce que je faisais. Tout ce qu'il m'a dit, ça a failli me rendre fou. Et puis je l'ai piégé pour le sauver ; j'ai déclenché la bombe, et tu es parti à cet instant, tout comme Jack. Oh, je ne t'en ai pas voulu ! Mais tu n'as pas su… Mon esprit est resté coincé ici, dans le sol de Cardiff. J'ignore depuis combien de temps je suis là. Mais quand j'ai entendu ta détresse… J'ai tout de suite su que c'était toi. Qui est ce type ? Pourquoi il t'a fait ça ? »

Ianto laissa échapper un long souffle d’air, comme s’il avait retenu sa respiration durant tout le discours de l’autre. Plus il fixait son regard sur la zone de floue, et plus celle-ci se précisait, esquissant son éternel costume, ses cheveux bruns, son visage concerné, inquiet, ses yeux bleus qui l'observaient… C'était… perturbant. Déstabilisant. Il désigna sa gorge pour indiquer qu'il ne pouvait pas parler, mais réalisa aussitôt que si l'autre pouvoir entrer dans son esprit, alors, il lui suffisait de penser.

Il décida de se plonger dans ses propres souvenirs. L'autre savait déjà une partie de l'histoire, bien sûr, il lui avait dit l'essentiel.

Mais pas tout.

Aujourd'hui, il ressentait le besoin de tout dire. Tout déballer pour trouver un semblant de logique. Une explication. Un commencement au gigantesque désastre dans lequel il s'était lui-même précipité.

Il parla du squatt, de sa descente aux enfers après Canary Wharf. Il lui parla de ses ailes arrachées, brisées, de la honte et de la douleur, de l'homme qui était devenu un Collectionneur.

Il lui parla de Jane, et d'Angie, d'Andy et de Beve. Il lui raconta les Collectionneurs, et les missions de sauvetages auxquelles il avait participé. Il lui parla même d'Alonso Frame, de ses dernières missions d'exploration, de la nouvelle équipe avec qui il avait passé les deux dernières années. Il déroula le fil de sa vie, aussi simplement que s'il allait mourir.

Pendant toutes ces années, il avait vécu à demi par l'intermédiaire de son double. Aujourd'hui il voulait lui montrer quelle avait été l'autre partie de sa vie.

Le fantôme écouta. Silencieux. Concentré.

Et quand ce fut terminé, il se contenta de hocher la tête. Ianto, lui, s'était mis à pleurer. C'était la première fois ; jusqu'à présent, il avait toujours résisté à la tentation de craquer, de laisser libre court à son désespoir. Mais là, c'est comme si toutes les digues avaient lâché, et il ne pouvait empêcher les larmes de se déverser son visage et de tomber, silencieuses, sur le sol de sa cage.

Le grincement de la porte le sortit de son apitoiement. Il releva la tête et échangea un regard alarmé vers le fantôme pâle de son double, qui perdit aussitôt de sa substance pour se fondre dans la brique noircie. Geoff descendait l'escalier, suivi de ses hommes qui, eux même, encadraient une forme recroquevillée, solidement ligotée, mais qui continuait à claquer ses formidables mâchoires devant lui, comme pour tenter d'atteindre le Collectionneur. Un Weevil…

Ianto frissonna. Ce fou dangereux avait capturé un Weevil… Que comptait-il en faire ? Il reporta son regard sur le bout de mur où s'était tenu son double, quelques secondes auparavant. Il n'y avait plus rien, mais il perçut, dans son esprit, l'effroi du fantôme, qui faisait écho à sa propre consternation.

Tandis que ses hommes bouclaient la créature dans une cage, heureusement assez éloignée de la sienne, il vit Geoff qui s'approchait de lui.

— Ouep, mon gars. Drôle de créature, hein ? Y en a plein les égouts. J'ai découvert un truc très intéressant, sur cette ville et sur ce monde. Vraiment très, très intéressant. Mais t'as pleuré, non ? Bien, bien ! (un sourire joyeux vint découvrir ses dents pourries.) Des larmes de moucheron, v'là tout ce qu'il me manquait pour mes p'tites expériences ! Mais, voyons, qu'est-ce que j'disais ? Ouais, cette ville… Construite sur une faille spatio-temporelle… Tu l'avais senti, toi aussi, hein ? C'est ptêt même pour ça que j't'ai cueilli ici. Elle est close pour le moment, mais c'est rien qu'on n'puisse réparer, avec l'aide de quelques uns de mes collègues… Ouep, ils vont venir ici, alors j'ai intérêt à faire grandir ma petite entreprise. D'où ce joli spécimen que je vais m'empresser d'étudier…

Ianto ferma les yeux. C'était plus qu'il n'en pouvait entendre. Les autres Collectionneurs allaient venir, ils allaient rouvrir la Faille.

Et il ne pourrait rien faire pour les arrêter.

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