- Votre chambre est prête, annonça l’IA.
- Rapides ! s’enthousiasma Julie.
Première à droite en entrant. Devant la salle du trône. Quel honneur !
- La disposition va changer, prévint l’IA.
Julie découvrit une chambre sobre et vide derrière une porte coulissante s’étant ouverte seule devant elle.
- Détection automatique. Nul autre que vous – et le roi – ne peut entrer.
- Où est Auguste ? s’exclama Julie.
Elle s’en mordit la langue. Comment avait-elle pu l’oublier aussi longtemps ? Elle avait l’habitude qu’il soit à l’école et de ne devoir s’en occuper que le matin et le soir. De plus, il était un adolescent très autonome sortant souvent avec ses amis. Sauf qu’il se trouvait au palais, un endroit dangereux, seul. Son cœur rata un battement.
Une carte apparut devant elle. Un point clignota, au milieu de nulle part.
- Il a tourné en rond pendant un moment. Il a fini par s’arrêter et pleurer. Maintenant, il attend. Il a l’air résigné.
- Merde ! s’exclama Julie avant de sortir pour aller le récupérer.
Elle dut marcher deux heures pour le rejoindre. Elle pesta pendant tout le trajet. Mais quel imbécile ! Quel besoin avait-il toujours de vouloir prouver à tout le monde qu’il était le meilleur, qu’il n’avait pas besoin d’aide ? S’enfoncer seul dans une forêt inconnue ?
- Auguste ! s’écria Julie.
Elle avait envie de lui crier dessus, de le rabrouer, de le rabaisser, de l’agonir d’insultes. Elle lui sauta au cou et l’enlaça, trop heureuse de le retrouver et incapable de résister à son visage de chien battu.
- T’en as mis le temps ! l’accusa-t-il.
Julie en aurait pleuré. Elle devait l’avouer : elle l’avait totalement oublié. Obnubilée par la mission que le roi lui avait confiée, elle avait occulté Auguste.
- Allez viens ! Je t’amène au palais, dit Julie en prenant la main de son fils.
Auguste suivit en boudant. Au bout de dix minutes, il demanda :
- C’est encore loin ?
- Oui, répondit laconiquement Julie.
- Comment sais-tu quelle direction prendre ? Je ne vois aucun chemin !
- Ma console m’indique la route.
- Ta quoi ?
- Baptiste m’a connectée à une IA.
- Qui est Baptiste ?
- Le frère du roi.
- J’ai un oncle ? Trop bien ! s’enthousiasma Auguste.
Julie serra les dents. Son fils n’avait pas encore compris. Chris, Baptiste, ils n’en avaient rien à faire de lui, pauvre humain, victime collatérale d’une baise banale pour le roi.
- Quelle journée ! Je me découvre un père, des sœurs et un oncle ! Ai-je des cousins ?
- Je ne sais pas, répondit Julie.
- Baptiste n’a pas d’enfant, indiqua la voix métallique de l’IA.
- Ma console vient de m’informer que Baptiste n’est pas père.
- Le roi a-t-il d’autres frères ou sœurs ? interrogea Auguste.
- Baptiste n’est pas le frère du roi au sens où on l’entend aujourd’hui, commença l’IA. Ils ont fait partie d’un même clan durant la préhistoire mais…
- On s’en fout ! s’exclama Julie. Aucun ne s’intéressera jamais à toi !
- T’en sais rien, répliqua Auguste. Je vais aller voir mon père et je saurai me montrer utile. Je l’aiderai à gouverner et il me verra pour le jeune homme brillant que je suis. Ne suis-je pas surdoué ?
- Non, répondit Julie. Tu es dans la norme.
- Je suis bien plus intelligent que tous les autres adolescents de mon âge.
- Sauf que tu n’es pas un homo sapiens sapiens, répliqua Julie. Pour un enfant de ta race, tu es normal.
- Quoi ? gronda Auguste. Mais bien sûr que je suis un être humain !
- Évidemment ! s’écria Julie. Juste pas un sapiens sapiens.
- Et tu crois que je suis quoi ? Un singe ?
- Je ne sais pas comment se nomme ta race. Je n’ai jamais demandé et je m’en fous. En quoi l’étiquette est-elle importante ? Ce qui compte, c’est que tu comprennes que tu es normal et que ton père est largement au-dessus de toi, très largement. Que crois-tu que tu lui apporteras du haut de tes quinze ans face à ses quatre cent mille à lui ?
- Ma jeunesse, ma fraîcheur, un nouveau point de vue. Tu n’y connais vraiment rien.
Auguste secoua la tête en levant les yeux au ciel. Julie se sentit dénigrée et rabaissée, comme si elle ne valait rien. Elle serra les dents et plus un mot ne fut échangé de tout le reste de la marche. Auguste soupira d’aise en voyant apparaître le palais. Julie le mena jusqu’à sa chambre.
- On pourra dormir dans le même lit pour cette première nuit.
- Dormir avec ma mère ? s’étrangla Auguste. J’ai passé l’âge. Non merci. Je préfère encore dormir à la belle étoile.
- Tu peux rejoindre les dortoirs des initiés.
- Les initiés ? répéta Auguste.
Julie frissonna. Si elle lui expliquait qui ils étaient, elle serait insultante et méprisante. S’il les découvrait par lui-même, ne risquait-il pas de se prendre pour un demi-dieu ? Il avait tellement une haute estime de lui-même…
Elle choisit tout de même de ne pas répondre à la question. Elle l’amena devant l’entrée du quartier des initiés, ensemble de huttes en bois et chaume. L’air embaumait d’une bonne odeur de pomme et de cannelle.
- Hum ! J’ai faim !
Auguste s’avança avant de se figer en constatant que sa mère ne le suivait pas.
- Tu viens ? s’énerva-t-il.
- Non. Je n’entrerai pas en ce lieu. Je n’ai rien à y faire.
- Ben moi, j’ai faim et j’ai sommeil alors j’y vais.
- Bonne soirée, mon chéri.
- C’est ça, répondit Auguste avant de disparaître dans la direction de l’odeur.
Julie entendait quelques notes de musique et des bribes de conversation. Elle recula. Confier son fils aux initiés était-il vraiment une bonne idée ? Elle n’en avait aucune idée.
- Moi aussi j’ai faim et soif, précisa Julie.
- De la nourriture froide a été apportée dans votre chambre, indiqua l’IA.
Julie s’y rendit, dîna, se lava puis dormit nue, n’ayant pas de pyjama mais celui-ci n’étant pas nécessaire vu la douceur de la météo artificielle au palais.
Le lendemain, elle ouvrit péniblement les yeux pour découvrir la matinée bien entamée. D’habitude, elle devait se lever pour réaliser le petit-déjeuner d’Auguste et s’occuper de ses événements. Ici, pas de réveil.
- Comment va Auguste ? demanda-t-elle.
- Mal, répondit l’IA.
- Merde, gronda Julie en ramassant ses habits de la veille, n’ayant rien d’autre à se mettre, son seul effet personnel étant le portrait posé sur sa table de chevet. Qu’est-ce qui s’est passé ?
Elle enfila sa culotte.
- Son premier geste une fois arrivé sur la place centrale du quartier des initiés a été d’enlacer une cuisinière. Elle est tombée raide morte.
- Intouchable, comprit Julie qui venait de finir de mettre son jean. Quelqu’un l’a-t-il seulement prévenu ? Putain ! Je ne l’ai pas fait. Merde !
- Les initiés ont eu la bonne idée de s’éloigner d’un pas de lui. Ils ne lui ont pas tenu rigueur de la mort de leur compagne. Ils lui ont offert le gîte et le couvert. Cependant, Auguste n’a rien mangé et a passé la nuit à pleurer sur le corps de la jeune femme. Il est toujours là-bas. Il empêche les initiés d’enterrer dignement leur amie.
- Merde ! répéta Julie dont la chaussette gauche refusait de se laisser faire.
Elle finit par sortir sans s’être coiffée – comment faire sans brosse à cheveux ? Elle aurait dû écouter Juliette - ni maquillée, ni brossée les dents. Elle marcha au milieu des huttes des initiés, certaine de ne pas être à sa place. Elle trouva Auguste devant les cendres d’un feu, à genoux, tenant le corps sans vie d’une jeune femme ronde brune, un tablier tâché ceignant ses hanches.
- Auguste, murmura Julie. Il faut la laisser !
- Non ! dit fermement Auguste.
- Ils doivent l’enterrer. Mon chéri, laisse-les s’en occuper !
- Non ! hurla-t-il d’une voix pleine de larmes.
- C’est trop tard pour elle.
- Pourquoi ? s’écria-t-il.
- Parce que tu es intouchable, comme moi, dit Julie.
- Je croyais que mon père n’en avait rien à faire de moi ! grogna Auguste. Pourquoi m’aurait-il mis sous protection si je ne valais rien à ses yeux ?
- Parce que je ne pouvais pas imaginer te perdre. Je crois qu’il m’a fait une faveur en agissant ainsi.
- Une faveur ? s’exclama Auguste en soulevant puis laissant lourdement tomber le bras sans vie de la cuisinière. Vivre ça est une faveur ? C’est l’enfer ! Si je touche quiconque, cette personne meure ?
- Non, dit Sophie en apparaissant. Si quelqu’un pose volontairement la main sur toi, il perd sa main. Si c’est involontaire, on se contente de la casser. Si tu touches quelqu’un, on casse l’endroit du contact. Là, tu l’as enlacée. La punition était mortelle. Mais tu sais, Auguste, tu n’es pas censé toucher des gens sans leur demander leur permission. Tu connais le principe du consentement ?
- T’es ma sœur ! s’exclama Auguste. Comment tu peux me faire ça ?
- Demi-sœur. Ma mère est la femme du roi, pas son esclave, ricana Sophie avant de disparaître.
- Esclave ? répéta Auguste.
Julie n'eut pas le temps de répondre que des murmures parcouraient l'assemblée.
« C'est le fils de Chris. »
« Il est prince. »
« C'est le prince. »
« Prince. »
« Prince. »
« Prince. Prince. Prince. »
Les mots furent relayés et bientôt, les yeux des initiés brillèrent vers Auguste. Le jeune homme se releva et parcourut l’assemblée des yeux. Quelques initiés purent retirer le corps de leur amie tandis qu’Auguste profitait de sa nouvelle popularité. Julie secoua la tête en soupirant.
« Quelles sont les modifications suivantes ? »
Le message en provenance de « Ghislain Ramet, ingénieur des laboratoires » s’afficha sous les yeux de Julie.
Elle se leva puis s’éloigna. Enfin seule sous les bois, elle s’adossa contre un arbre et annonça :
- Il faut des boutiques. J’ai besoin de fringues, d’une brosse à dents, de shampoing, de…
« Nous avons compris le principe. Autre chose ? »
- Je ne sais pas, admit Julie. J’ai besoin de connaître la concurrence avant de décider.
« La concurrence ? »
- Il y a d'autres bulles de savon que Musawa et le palais.
« Qu'en sais-tu ? » répliqua Ghislain.
- Cynthia m’a parlé d’un truc nommé « le dôme ».
« Il y a en effet le dôme, mais aussi l'école de Vampires. D'autres projets sont à l'étude. Ton implication nous aiderait énormément. »
- L'école de Vampires, je vois bien. Mais le dôme, c’est quoi ?
Elle ne reçut rien en réponse. Elle rejoignit le palais pour découvrir l'endroit en travaux.
- Bonjour.
Julie se tourna vers la personne qui venait de l'interpeler. Il s'agissait d'une femme trop maigre pour sa taille, à la longue chevelure entretenue et au maquillage discret. Ses doigts se tortillaient devant elle, signe de malaise.
- Bonjour, dit Julie en jetant un rapide regard à son cou pour n'y constater la présence d'aucun collier.
Il s'agissait donc d'un Vampire se faisant passer pour un humain. Pourquoi une telle gêne en ce cas ? Qu'est-ce qu'une Vampire pouvait lui vouloir qui la mette dans un tel état ?
- Vous avez demandé à recevoir des informations sur le dôme, dit la femme. Baptiste m'a priée de vous en fournir. Je m'appelle Nancy Collins.
- Julie Admel, répondit-elle par habitude, en gardant les mains collées le long de son corps.
Elle avait appris à agir ainsi, montrant clairement son refus de serrer la main de son interlocuteur, geste pourtant socialement admis dans une majorité des cultures du monde.
La femme n'en sembla pas gênée et ne tenta pas d'amorcer ce geste. "Tant mieux", pensa Julie. En même temps, cette Vampire devait être au courant de l'intouchabilité de son interlocutrice.
- Baptiste a dit qu'un dessin vaut mieux qu'un long discours alors je dois vous raconter ma vie.
- Ça n'a pas l'air de vous faire plaisir.
- Pas franchement non. Par contre, voudriez-vous bien activer votre bulle de sécurité, s'il vous plaît ? Je ne tiens pas à ce que des oreilles indiscrètes m'écoutent. C'est déjà assez pénible comme ça pour ne pas en rajouter.
Julie sortit le boîtier noir de sa poche et appuya sur le bouton. Elle ne constata aucune différence.
- Je vous remercie, dit Nancy. Tout d'abord, sachez que je suis THP – comprenez Très Haut Potentiel. Cela signifie que j’ai un très fort QI.
Julie hocha la tête. Ayant élevé Auguste, elle connaissait les termes mais choisit de laisser son interlocutrice s'exprimer.
- J’ai eu la chance d’être détectée très tôt, grâce à la perspicacité de mes parents. J’ai été dans des écoles spécialement conçues pour utiliser toutes mes capacités à plein régime. J’ai eu mon BAC très jeune puis ma licence et ma maîtrise, mon doctorat… Pendant ma licence, ma grande sœur est tombée malade et est décédée. Une leucémie.
Cette Vampire lui racontait sa vie humaine, fait rare. Julie profita de l'honneur. Par contre, la narration n'était pas gaie...
- Je suis navrée, répondit Julie, empathique.
- Elle n’avait jamais vraiment eu le temps de vivre, continua Cynthia d'un ton triste. Cela m’a donné envie de faire quelque chose de ma vie, maintenant, pas demain. Lors de ma maîtrise l’année suivante, mes parents ont trouvé la mort dans un accident de voiture. Un téléphone, de la fatigue, un manque d’attention réciproque. Aucun survivant dans les deux voitures.
- Hé ben, souffla Julie. Votre vie n'a pas été facile.
- Lorsque l’année d’après, mon doctorat en poche, un homme est venu me proposer un job, j’ai sauté sur l’occasion. J’ai passé les deux meilleures années de ma vie là-bas.
Le visage de la jeune femme était grave en disant cela. Ses expressions faciales indiquaient le contraire de la joie. Le contraste était saisissant et Julie ne se l'expliquait pas.
- Je travaillais avec des équipes brillantes et réactives, dans une atmosphère apaisée, sereine, chaleureuse et amicale. Le choix du patron avait été le bien-être de ses employés. Vous ne veniez pas pendant trois jours ? Pas de problème. Il considérait que ce temps libre vous avait permis de mûrir un projet, d’élaborer une solution, d’avancer. J’adhérais totalement. En deux ans, nous avons réalisé des progrès remarquables. J’aurais voulu rester là toute ma vie.
Nancy se tut. Pendant quelques secondes, il n’y eut que le silence. Julie choisit de se taire afin de laisser son interlocutrice trouver ses mots, d’autant qu'elle ne voyait pas bien quoi dire, en dehors de "Quel rapport avec le dôme ?" et elle supposait qu'elle allait y venir.
- Se coucher dans son lit, chez soi. Se réveiller dans le noir complet, nue, pieds et poings liés en croix. Se débattre, hurler, constater que cela amène du mouvement. Se faire arracher sa virginité dans l’obscurité la plus totale. Hurler, pleurer, souffrir… Se faire violer, encore, et encore, et encore. Un, deux, trois, quatre… et finalement, perdre le compte.
Julie se figea et blêmit. Son interlocutrice parlait mécaniquement, clairement pour s'empêcher de ressentir. Elle énonçait des faits horribles d'une voix froide. Julie comprit que Nancy tentait d'éloigner les démons afin de ne pas sombrer.
- La lumière met un visage sur des hommes et des femmes qui n’écoutent pas les plaintes, se fichent des pleurs et des suppliques. Les suivre, toujours nue, mains liées dans le dos, tenue en laisse au milieu d’une rue, sous un soleil brillant. Comment peuvent-ils faire cela dehors ? N’y a-t-il personne pour les dénoncer ? Croiser un homme nu relié à un poteau métallique par un collier en acier et une chaîne solide. Il hurle, ses yeux se révulsent à notre passage. Il tente de s’éloigner mais la chaîne le retient. Un des hommes du cortège s’approche de lui, attrape sa main, l’amène à sa bouche puis la relâche. Constater que l’homme saigne et qu’il lui manque une phalange. Remarquer enfin que d’autres phalanges lui manquent à l’autre main.
- Cet homme était mangé vivant, petit à petit ?
Julie en eut la nausée. Elle se vit à la place de cet homme. Elle retrouva la terreur de la chasse, traquée puis mordue par Elijah. Elle revit les victimes du cinéma. Sa respiration devint saccadée. Elle aurait préféré que Nancy cesse de parler mais sa gorge nouée refusait d'émettre la moindre protestation.
- Le croiser tous les jours, jusqu’à ce qu’il ne soit plus qu’un torse, sans yeux, ni oreille, ni langue, ni dent. Le lendemain, voir un inconnu à sa place et voir la scène recommencer, encore, et encore, et encore. Prier pour ne jamais être à sa place. Pour cela, j’ai subi, sans broncher, sans contredire, sans me plaindre. J’ai obéi, à tout, tout le temps. J’ai été leur assistante, témoin de tout, subissant peu en comparaison de ces pauvres gens.
"Le dôme, comprit Julie. Un endroit sécurisé où les Vampires peuvent être des Vampires sans risque. Là-bas, ils violent, tuent, torturent, peuvent laisser libre cours à leurs envies les plus démoniaques. Voilà ce qu'est la concurrence. »
Julie s'en trouva soulagée. Si cela existait déjà, elle n'aurait pas à le mettre elle-même en œuvre. Elle allait devoir agir sur d'autres leviers et s'en trouvait fort aise.
- Ils ont fini par vous transformer.
Julie se demanda si ça arrivait souvent, que le jouet devienne le gamin cruel qui arrache d’un sourire machiavélique la tête de la poupée préférée de sa sœur.
- Me transformer ? Que voulez-vous dire ? demanda Nancy en fronçant les sourcils.
- En Vampire, précisa Julie.
- Je ne suis pas un Vampire, répondit Nancy.
Julie fixa de nouveau le cou de son interlocutrice, toujours sans y trouver trace du moindre collier.
- Je ne suis pas une initiée, indiqua Nancy.
Julie ignorait qu'il existait d'autres humains, comme elle, vivant au palais sans pour autant porter le collier. Était-elle également protégée par Chris ?
- Comment êtes-vous sortie de cet enfer ? demanda Julie, ahurie, avant de s’en vouloir.
Elle n’avait pas envie de savoir. Trop tard. Nancy avait commencé à parler et la couper aurait été très malpoli.
- Je ne suis pas sûre d’en être sortie. Je suis morte là-bas. Mon esprit est parti. Mon corps a été ravagé. Je ne suis plus la personne que j’étais avant d’y entrer.
Julie la croyait volontiers.
- Lorsqu’ils se sont rendus compte que j’approchais d’une année de vie au dôme, ils ont décidé de faire une grande fête en mon honneur, dont je suis à peu près sûre que l’apothéose aurait été ma mort.
Un événement à même de divertir ces êtres immortels en mal de sensations fortes. Julie allait devoir contrer ça. Sacrée mission ! Nancy poursuivit sa narration :
- Pour ce grand moment, ils ont réalisé une publicité de malade qui est sortie du dôme pour atteindre presque tous les Vampires du monde. De ce fait, ce jour-là, le dôme grouillait de Vampires pourtant peu habitués à l’endroit.
Comme quoi ils savaient faire quand ils voulaient. Julie serra les dents de rage. Plus jamais ça ! Elle se promit de devenir plus attractive que le dôme. Comment ? Elle n’en encore aucune idée mais elle lutterait et sauverait des vies. Chris désirait que les Vampires préfèrent le palais à la Terre ? Grand bien lui fasse. Julie le rendrait plus désirable que le dôme. Elle se le promit.
- C’est là que j’ai été reconnue, continua Nancy.
- Reconnue ? répéta Julie. Par qui ?
- Un de mes anciens collègues de travail.
- Un de vos collègues était un Vampire ? s’exclama Julie.
- Non, ils étaient tous des Vampires, sans exception.
Julie en frémit d’horreur. Elle trouvait sa vie merdique. Finalement, comparée à celle de Nancy, ça pouvait aller. Julie comprit pourquoi Nancy avait affiché une mine aussi dépitée en se rappelant de ces deux années de travail comme du pur bonheur. Tout cela reposait en fait sur un horrible mensonge.
- J’avais été sélectionnée pour ce travail à cause de ma solitude. Ni parents, ni amis. Si je venais à découvrir le pot aux roses, ma disparition passerait inaperçue. Les sanguins du dôme avaient fait le même cheminement. Les uns ignoraient que les autres s’intéressaient à la même personne. Mon collègue a contacté Baptiste, mon ancien patron, pour qu’il vienne défendre ma cause au dôme.
- Baptiste était votre patron ? siffla Julie avant de ricaner.
Bien sûr que le super patron aux idées révolutionnaires et avant-gardistes était Baptiste. Qui d’autre ? C'était lui, son protecteur. Pas le roi mais son frère. Ceci expliquait que Nancy, bien que ne portant pas le collier, ne soit embêtée par aucun Vampire au palais. Baptiste veillait sur son trésor.
- L’organisateur de la fête lui a répliqué que dans mon état, je serais de toute façon incapable de travailler de nouveau pour lui, que j’étais perdue et qu’il valait mieux me laisser ici, où je serais davantage utile pour l’amusement de tous.
Julie grogna. Quel salopard !
- Ils ont passé un marché : si au bout de quatre ans, je n’étais toujours pas capable de reprendre mon ancien poste, il me ramènerait au dôme.
Julie se figea. Depuis combien de temps cette pauvre femme était-elle sortie ? La période probatoire était-elle terminée ?
- Je suppose qu’il a obtenu une rallonge car j’ai eu besoin de sept années pour être de nouveau capable de manger seule, m’habiller, parler, me laver, aller aux toilettes, côtoyer d’autres personnes et enfin travailler.
- Sacrée guérison… murmura Julie, blême et l’estomac en vrac. Votre emploi doit être sacrément important pour que Baptiste déploie autant d’efforts pour vous. Je dis ça sans mauvaise pensée. Je le sais super occupé.
- Votre console personnelle, l’essaim, l’IA, c’est moi, dit Nancy.
Julie en resta bouche bée, les yeux écarquillés. Cette femme était un génie !
- Dernièrement, j’ai atteint l’intelligence artificielle forte.
- Je n’ai pas la moindre idée de ce que cela signifie.
- Une forme de vie artificielle qui pense, agit, se construit, se développe selon ses propres volontés, sans suivre de programme ni restriction d’aucune sorte. C'est une machine douée de conscience, de sentiments, d'une compréhension de ses propres raisonnements.
Un liquide glacée parcourut les veines de Julie. Ces gens jouaient à Dieu. Ils venaient de créer pas moins qu’une nouvelle forme de vie. Julie retint difficilement sa nausée.
- Avez-vous les informations dont vous aviez besoin ? demanda Nancy.
Beaucoup trop, jugea Julie. Elle allait en faire des cauchemars pendant des années.
- Oui, je vous remercie, parvint difficilement à articuler Julie.
- Je vais retourner travailler, indiqua Nancy avant de prendre congé.
Julie resta seule, tentant de contrôler sa respiration erratique avant de finalement vomir au pied d’un arbre.