Le soleil de Savnaha tapait contre le bois de l’auberge et la peau du Baroudeur. En cet fin d’après-midi, il réussissait à se glisser sous les toits, le contraignant à se ratatiner derrière l’ombre frêle d’un poteau. Il contemplait la plaine sèche, les silhouettes gonflées des baobabs. Tout lui paraissait lointain. Il se tenait non loin des tombes, il ne voulait pas laisser Kotla seul. Il passait ses journées là.
Il mit du temps à repérer le petit groupe qui avançait péniblement à l’horizon ondulant. Les ombres de quelques chevaux courbés par la chaleur vinrent chatouiller celles des piquets de l’enclos vide des cochons de Molly. Les hommes et femmes qui les montaient avaient la peau foncée sous leurs tresses noires, les yeux rivés sur la terre jaunâtre.
Le Baroudeur, emprisonné sous son chapeau, ne vit d’abord que des sabots. Il releva le menton et se tendit. Le groupe d’Appas se traina jusqu’à l’auberge, soulagé d’être arrivé. Agnès jaillit de l’intérieur pour secouer son collègue.
— Putain, j’ai eu peur que ce soit des Automates ! T’aurais pu prévenir, le légume !
Elle s’avança de sa démarche patibulaire.
— Vous êtes qui ?!
Les Appas eurent un mouvement de recul. L'un d’eux s’avança pour articuler quelques mots maladroits en Estien.
— Nous sommes chassés… La Compagnie est venue…
— Où ?
— « Poko-Kolom »…
— Port-Colombe, traduisit le Baroudeur.
— C’est vachement loin, commenta Agnès.
Elle abandonna un peu sa mine agressive.
— Rentrez vous mettre à l’ombre, proposa-t-elle.
Les Appas hochèrent la tête, ils allèrent mettre leur monture dans l’étable avant de passer à côté du Baroudeur qui n’avait toujours pas bougé. Il ne les regardait pas, mais quand une petite main agrippa sa chemise, il fut forcé de baisser les yeux. Une fillette d’environ six ans le fixait entre ses mèches drues et ébouriffées.
— T'es Hêsog ?
Il y eut un instant de flottement, il fronça les sourcils.
— Oui, c’est Hêsog, celui qui t’a sauvé des flammes du camp de prisonniers, souffla l'adulte qui l'accompagnait.
Le visage de la fillette s’illumina, elle se mit à sautiller sur place en le tirant, lâchant un flot interminable de mots enthousiastes. Lui demeura pantois.
— Ona ?
Elle hocha vivement la tête.
— Hêsog ! Je voulais trop te revoir !
Troublé, il ne laissa trainer à l’intérieur, sous l’ombre moite de l’auberge. Sora, avachie sur la table, releva à peine la tête en avisant la gamine sautillante.
— Qui est-ce ? s’enquit Neska, plantée près de sa reine.
— Des réfugiés, lâcha Agnès. Apparemment la Compagnie a réussi à reprendre Port-Colombe. V’nez, vous, on a pas grand-chose à vous proposer mais vous pouvez au moins vous asseoir.
Un peu timides, les Appas acquiescèrent et allèrent s’installer près de Sora qu’ils devinaient être de leur peuple malgré ses habits aoviens.
— C’est vraiment très mauvais, commenta Lieberkhün, Port-Colombe était notre seul accès à l’océan avec Marova.
— Il a fallu déployer de grandes forces pour prendre le fort, grogna Agnès.
— La flotte de Spart, souffla le Baroudeur.
— Tu crois qu’elle a remonté le fleuve ?
— C’est sûr, y a plus rien à prendre à Marova.
Cette remarque plongea l’assistance dans le silence. Il vit Saktia se tendre, mais elle ne dit rien.
Le Baroudeur se laissa tomber sur un fauteuil. Gloria était bien trop maligne. Elle avait mis à genoux la Fédération en quelques semaines à peine. Il ne pourrait pas la battre.
Une petit corps bondit sur ses cuisses pour s’y installer.
— Hêsog ! Raconte-moi une histoire !
Ona semblait insensible à la mauvaise humeur ambiante. Elle avait tellement grandi, elle parlait de manière totalement fluide, désormais. Ses yeux bruns pétillaient au-dessus de ses pommettes hautes, son sourire aussi.
— Pourquoi… une histoire ?
— Tu racontes bien, c’est Margaret qui m’a dit !
— Margaret ?
Ce nom lui disait vaguement quelque chose, mais impossible de la remettre. Ona le serra contre lui.
— Allez, une histoire !
Il resta bouche-bée un instant, sentant ces petits bras plein d’espoir qui se pressaient contre ses habits usés et sales.
— … D’accord…
— C’est pas le moment, coupa Agnès. Je t’ai laissé te morfondre jusqu’à maintenant, mais y a un truc dont on a pas encore parlé, et ça devient urgent.
Il ne pas le temps de répondre, Ona se redressa.
— Chut la vieille, je veux mon histoire !
Son tuteur appa pâlit, Agnès demeura interdite. Puis, elle eut un rictus.
— Je vais la foutre au fond du puit, ça lui apprendre la politesse, gronda-t-elle en s’approchant.
— Stop !
Le Baroudeur reprit la fillette dans ses bras.
— De quoi tu veux parler ?
— Maaaaais… protesta la petite.
— Je te raconte une histoire après, promis.
Agnès s’assit sur une chaise, les jambes écartées, les coudes sur les genoux. Son regard se vrilla durement dans celui de son collègue.
— Spart savait pour notre plan avec Ellis. Il y a eu une fuite d’information. Donc, il y a une taupe parmi nous.
— C’est impossible, se hérissa Neska. Personne ne peut être avec la Compagnie. Personne parmi les Ouestiens, c’est certain.
— Tu n’en sais rien, cracha Agnès.
— Du calme, tempéra Victoria. Ça peut être n’importe qui effectivement. Et il y a fort à parier que cette personne soit déjà morte, puisque nous ne sommes que dix rescapés connus de l’effondrement de Marova. Là-bas se trouvaient toutes les personnes qui savaient.
La jeune femme changea de position, elle avait pris un des fauteuil près de la cheminée.
— S’il y a bien une taupe, il y a peu de chance pour que ce soit l’un d’entre nous.
— Improbable n’est pas impossible, grinça Agnès.
Le Baroudeur plissa les yeux.
— Beaucoup de personnes étaient au courant la veille du plan, précisa-t-il, mais il n’y a pas pu avoir d’échange d’informations à ce moment-là, personne n’a quitté Marova à part nous.
— À distance ? proposa Victoria.
La rebelle se repositionna encore dans son siège au tissus élimé.
— Impossible, on aurait pu l’intercepter. Avant ça, un nombre bien plus restreint de personnes étaient au courant de tout.
Il plongea ses yeux dans ceux d’Agnès.
— Tous ceux qui étaient présents au moment où Ellis nous a coincés.
Les sourcils de la combattante tressautèrent.
— Ce ne sont que des gens de confiance, gronda-t-elle.
— Toi, moi, Kotla, Neska, Gontrand, Lieberkhün, Victoria, Chemino, énonça-t-il.
— On sait déjà que deux sont décédés et un porté disparu, commenta alors Saktia. Évidemment, cela ne peut être ma chère amie. Si nous admettons que le traître soit toujours vivant, cela ne nous laisse que quatre personnes.
Lieberkhün sauta sur ses pieds d’un air outré, son catogan doré volant derrière lui.
— Jamais je ne pourrai trahir la Fédération ! J’ai monté à la sueur de mon front une Académie d’Arts et de Pensée qui représente tout ce que la Compagnie combat ! Je lutte pour la liberté d’esprit et d’expression, pour l’élévation intellectuelle refusée par la République ! Que vous pouviez penser que je m’abaisserai à servir une armée d’esclaves vidés de tout intelligence humaine me révolte !
Les regards rivés sur lui ne se firent pas moins durs après sa tirade enflammée.
— J’espère que votre ardeur à me répondre est seulement dû à votre dévotion envers notre cause, siffla Saktia. Retenez quand même que je ne vous laisserai pas me parler sur ce ton une deuxième fois.
— Pourquoi ça ne pourrait pas être Neska, hein ?! pesta Lieberkhün.
Saktia se releva pesamment, dardant sur lui ses iris rouge sang. Il recula. Mais Neska retint sa reine par le bras.
— Comme je l’ai dit, les Ouestiens ne peuvent pas soutenir la Compagnie, c’est impossible.
— Mensonge ! Même soumis à du chantage ?
— Ce n’est pas la peine de se disputer, ça devait être Chemino ou Gontrand, tenta Victoria.
— Ils détestaient farouchement la République, protesta Agnès.
Le ton montait, la tension aussi. Le Baroudeur posa doucement Ona, silencieuse, à terre, pour marcher d’un pas nonchalant vers Victoria.
— C’est toi, déclara-t-il simplement en arrivant à sa hauteur.
Elle leva de grands yeux écarquillés vers lui. Le silence se fit.
— C’est toi, c’est bon. T’es grillée.
Il vit de la terreur au fond de ses yeux. Ses lèvres tremblaient, elle demeurait muette, pantelante. Il avait donc vu juste. Agnès bondit vers lui.
— Arrête de raconter des conneries !
— C’est elle, regarde comme elle a peur.
La vieille femme le bouscula.
— C’est pas possible !
Il se laissa faire, le regard dans le vague.
— C’est à cause d’elle que Kotla est mort, marmonna-t-il.
Agnès le saisit par le col.
— Dis encore un mot et je t’éclate le cervelle contre le parquet.
Dans l’instant suspendu qui passa, des sanglots éclatèrent. Ceux de Victoria. Tous les visages pivotèrent vers elle.
— C’est pour vous que j’ai fait ça ! entendit-on au milieu des reniflements.
Agnès lâcha le Baroudeur qui se rattrapa maladroitement à la cheminée. Ona sauta dans ses bras. La vieille combattante, elle, s’était tournée vers son bras droit, plus pâle que jamais.
— Qu’est-ce que tu dis ? souffla-t-elle.
— La Fédération n’avait aucune chance contre la Compagnie ! Il faut se soumettre ou être détruit ! Je vous ai sauvés !
Un mélange, de peur, de honte, de colère, de dévotion se battait dans ses prunelles noisette.
— Gloria m’a promis de t’épargner si je lui disais tout !
Elle agrippa la chemise d’Agnès, qui la fixait, immobile.
— Ligotez cette traitresse ! tonna Saktia.
Les Appas s’exécutèrent, hébétés. Victoria cria quand on l’éloigna de la cheffe des rebelles qui ne réagissait toujours pas, regard planté à l’endroit ou sa filleule se trouvait un instant auparavant. Le Baroudeur se passa la main sur le visage.
— Ça va ? demanda-t-il à la vieille femme.
Au milieu de ses rides, pour la première fois, il crut apercevoir une larme.
— C’est la petite sœur de Lucie, lâcha-t-elle d’une voix blanche. Je l’ai presque élevée.
Le Baroudeur aurait aimé être Kotla. Kotla aurait prit cette personne bouleversée dans ses bras. Lui ne trouva rien d’autre qu’un sourire compatissant sans doute maladroit.
— Tu devrais t’asseoir.
Agnès ne bougea pas.
Saktia marcha jusque’à eux, la rage bouillante dans ses yeux écarlates.
— Cette catin a causé la destruction entière de ma cité, l’exode de mon peuple, la défaite de la Fédération et la mort d’innombrables êtres chers. Elle mérite qu’on l’attache à un arbre et qu’on l’y laisse dépérir de faim et de soif jusqu’à ce que les vautours viennent se repaître de sa chair impie.
— Non.
La petite voix qui s’était glissée jusqu’à leurs oreilles était celle d’Agnès.
— Non, vous ne la toucherez pas.
— Me menacez-vous ? s’ourdit la reine.
— Ça suffit, intervint le Baroudeur. On ne va pas décider ça tout de suite. Laissons-nous nous remettre de nos émotions d’abord.
Il traina des pieds sur la parquet qu’il avait déjà taché de sang.
— Je vais réfléchir un peu. Vous, vous ne faites rien, on prendra la décision ensemble.
Ona se colla à ses flancs et le suivit à l’étage. Il s’installa dans une chambre poussiéreuse. Allongé sur le lit, il berça la fillette qui n’avait pas osé prononcer un mot. Elle s’endormit vite.
— Je suis tellement fatiguée, avoua-t-il d’une voix cassée. Vous m’avez tous quitté, vous me laissez là à tout gérer, mais je n’en peux plus.
Il renifla. Le soleil ardent s’infiltrait entre les volets pour dessiner des raies lumineuse sur la tapisserie rongée par les moisissures.
— J’ai essayé de réaliser ton rêve, Chiara. J’ai vraiment essayé, de toute mon âme. J’en ai fait le mien. J’ai voulu dédier ma vie aux autres. Mais j’ai tout perdu.
Les mots lui manquèrent.
— Molly, ton auberge n’est plus un lieu de paix, je suis désolé… tellement désolé… je ne fais qu’y préparer la guerre…
Les larmes chatouillaient ses yeux.
— T’avais raison Furie, j’aurais dû me barrer plutôt que de chercher à battre un géant avec mes petits poings. Elle m’a retrouvé… Spart… elle est invincible… elle m’aura toujours… elle me prendra tout…
Un sanglot secoua sa poitrine.
— Kou… putain j’aimerais tellement que tu sois là… Reviens, s’il te plaît… sans toi je peux pas…
Le visage poupon d’Ona apparut à la place du plafond brouillé de larmes.
— Pourquoi tu pleures, Hêsog ?
Il grimaça. Elle ne s’en rappelait pas, mais c’était à cause de lui qu’elle était orpheline.
— Hé, Hêsog. Dis-moi.
— Je… je suis fatigué.
— Au point de pleurer ?
— Je…
Comment exprimer ce qu’il ressentait ?
— … Je suis seul.
— Ah non !
Elle se redressa et s’installa sur son torse, les bras croisés.
— T’es pas seul Hêsog, moi je suis là !
Il étouffa un sanglot.
— T’as juste besoin d’un câlin, s’adoucit-elle.
Elle se lova contre lui.
— Là, là, murmura-t-elle, ça va aller. Ça va aller bien.
Elle semblait répéter ce qu’elle avait vécu. Combien de fois cette gosse avait dû être réconfortée ? Sans doute beaucoup trop. Il posa sa large main calleuse sur sa petite tête. Elle commença alors à chantonner. Une berceuse appa qu’il connaissait. Son cœur s’accéléra un peu quand il se souvint de la voix de sa mère qui la couvait avec ces mots tendres. Elle s’en rappelait.
On toqua timidement à la porte. Le battant s’ouvrit sur Sora, le visage triste. Elle eut néanmoins un semblant de sourire en voyant Ona blottie contre lui. Elle s’assit sur le lit.
— Je suis désolée, dit-elle en fixant le mur. J’ai été un boulet ces derniers temps. Je me suis laissée aller.
— Dis pas ça, protesta-t-il en s’essuyant le nez. Arrête de vouloir être parfaite. Regarde, moi aussi je fais peine à voir.
— J’ai cru qu’en devenant forte, la perte de Manino serait moins pesante… Mais elle ne l’est pas.
Elle baissa la tête.
— Je me sens juste encore plus coupable d’avoir tenté de l’oublier.
— Il faut oublier, un peu. Même si on a pas envie. Sinon, on peut pas continuer.
Un sourire plein de larmes étira ses lèvres. Elle hocha la tête.
— Je ne peux pas arrêter d’être triste mais… soyons tristes ensemble, d’accord ?
Il acquiesça, la gorge serrée.
Une autre qui est mimi c'est Sora, je la shippe avec le baroudeur a fond ! après tout, ils ont eu un enfant ensemble, même si... T____T
J'adore comme Sora se met la pression, et se sent nulle, et Barou la console. Leur relation a bien évolué.
Le traitre, j'ai cramé que c'était Victoria a l'instant ou il a été question d'un traitre ! elle est trop cramée "le traitre est surement déja mort", oui oui.
"Je vous ai sauvés", dit-elle aux 5 pauvres survivants de l'hécatombe è.é. Je trouve qu'ils sont bien gentil avec elle, quand meme.
"Soyons triste ensemble" -> belle déclaration d'amour ;_;
Kuwa ? Que lis-je ? Tu fais un ship HÉTÉRO ???? Je suis choquey
Oui Victoria a pas été la plus fine sur ce coup XD
Qu'est-ce que tu as pensé d'Agnès dans ce chapitre ?
Ce que j'ai pensé d'Agnes... Bah rien de particulier dans ce chap. Elle se fait trahir par quelqu'un de confiance, c'est moche, mais sa réaction me parait logique, le fait qu'elle veuille pas que Vic soit punie aussi : elle reagit a chaud, pas facile a digerer.
Oki merci