Myhrru et Iwan, assistés par d’autres chevaliers, veillaient sur le groupe qui avait fait irruption dans le temple, quelques heures plus tôt. Le capitaine Eamon et son fils Marth se chargeaient de l’interrogatoire des elfes noirs, enfermés dans les geôles du château. La troupe avait reçu des soins et, après une toilette plus que nécessaire et des habits neufs, avait retrouvé une allure correcte. Ils étaient tous attablés dans la salle à manger, dévorant les mets raffinés prévus pour le mariage. Lorsqu’ils eurent terminé, ils furent raccompagnés dans les chambres des invités, dont chaque porte était fermée et gardée, tant que personne ne savait quelles étaient leurs véritables intentions.
Seul Lars fut emmené dans un salon à part, afin que Myhrru et Iwan puissent s’entretenir avec lui. Ils n’avaient pas reçu l’ordre de le faire, mais dans la confusion, ils se l’étaient octroyé. L’un comme l’autre n’avaient plus grand-chose à perdre.
- Mes hommes et moi-même vous remercions chaleureusement pour votre accueil, commença Lars avec un sourire élégant.
- Je vous en prie, répondit Myhrru.
- Je présume que vous voulez que je vous raconte toute l’histoire ?
- En effet.
- Soit. Tout a commencé il y a plusieurs mois, avant le couronnement de la Reine Ariana. Nous avons envoyé une missive à Aimsir informant de notre volonté d’un rapprochement entre nos deux royaumes.
- Pour quelle raison ?
- Nous sommes voisins, mais ni amis, ni ennemis. Nous ne mettons pas nos forces en commun, ni ne compensons nos faiblesses. Nous avons décidé qu’il était temps de mettre fin à ce statuquo.
- Les pouvoirs des Mystiques ont-ils été la principale motivation ?
- Non. Pour être franc, je pense que vous accordez beaucoup trop d’importance à cette magie.
Myhrru fut choquée par ces propos. Lars le devina sans mal, il lui sourit de nouveau. Cet homme avait l’expérience de la cour, c’était une évidence, le contraste avec l’usurpateur se fit plus fort.
- Les premiers Mystiques, et cela a été le cas pendant quelques siècles, possédaient une réelle puissance, capable de décimer une armée entière à eux seuls. Les récits de nos archives en témoignent. Malheureusement, avec la paix et le temps passant, leurs pouvoirs se sont amenuisés. Je ne nie pas que lors d’une guerre, cela confère un avantage intéressant, mais je doute que cela fasse le poids contre une véritable armée bien entraînée, ce qui, d’après ce que j’en sais, n’est pas le cas de la vôtre, puisque vous vous reposez sur cette particularité.
Myhrru ne put rien ajouter. Jamais elle ne se serait douté que le royaume d’Hymir était perçu ainsi. Elle ressentit alors une insécurité l’envahir.
- En résumé, vous êtes en train de dire que si la paix subsiste, ce n’est pas grâce aux Mystiques ?
- Exactement. Je suppose que jusqu’à présent, aucun autre royaume n’avait de volonté belliqueuse. La guerre coûte cher, il faut être certain de l’emporter.
- Jusqu’à présent ? releva Myhrru.
Lars fit une pause. Il planta ses yeux clairs dans ceux de la jeune femme.
- J’ose espérer que vous n’ignorez pas que notre royaume et celui d’Helheim se vouent une haine réciproque depuis longtemps ? reprit-il, légèrement sarcastique.
- Nous sommes au courant, répondit Myhrru avec un orgueil agacé.
- Il semblerait qu’ils s’agitent beaucoup ces derniers temps. Contrairement à nos deux royaumes, eux ont conservé leur esprit de guerrier antique. Pour être tout à fait honnête, nous pensons qu’ils préparent une attaque de grande envergure contre Hymir, et lorsqu’ils auront gagné, parce qu’en l’état, ils gagneront, ils récupéreront toutes vos forces et s’en serviront pour anéantir Heimdall.
- Il ne manquait plus que ça, soupira Iwan avec pessimisme. Nous avions bien besoin d’une guerre.
- Je comprends mieux le mariage. Malheureusement, je ne suis pas convaincue que la princesse Adelle voudra de cette union. Après ce qu’il vient de se passer, il va être difficile, même pour la Reine, de lui imposer. Une alliance commerciale et stratégique serait peut-être plus adaptée ?
- Je peux tout à fait envisager que la princesse ne souhaite pas réitérer l’expérience. J’espère simplement la convaincre que je suis beaucoup plus fréquentable que ce voyou d’elfe noir. Vous savez, comme moi, qu’une alliance entre deux êtres est beaucoup plus fiable et loyale que toute autre, n’est-ce pas ?
Myhrru soupira. Elle pensa à son amie. Peut-être que s’il s’agissait d’éviter un conflit, cela lui serait plus facile. Elle aurait une bonne raison. En toute objectivité, le vrai Lars semblait effectivement plus digne d’elle que l’usurpateur, même s’il était assez froid.
- La Reine Ariana était-elle au courant des manœuvres d’Helheim ? demanda-t-elle.
- Non. Nous ne la connaissions pas suffisamment pour lui confier ce… détail. Elle aurait parfaitement pu être à la solde de leur roi, ou refuser. Au regard de sa gestion d’Hymir, nous avons bien fait.
- Je ne peux vous contredire, admit Myhrru.
Elle aurait dû défendre sa Reine, mais le cœur n’y était plus.
- Continuez donc votre récit, je vous prie.
- Certes, après cette digression, il est temps que je vous raconte la suite. Après l’acceptation de l’union, nous nous sommes mis en chemin par bateau pour rejoindre Glyphe. La traversée par les montagnes de l’ouest, est, comme vous le savez, bien trop dangereuse. Lorsque nous sommes arrivés, une délégation nous attendait, mais c’était un piège. Des hommes payés par les elfes noirs qui nous ont ramenés directement à Svartal, où nous avons été emprisonnés.
- Comment vous êtes-vous échappés ?
- Ah ça, c’est assez cocasse ! Un coup du destin, voyez-vous ? Il se trouve que c’est votre chère Ira qui a permis notre libération.
Iwan, appuyé contre le dossier de son fauteuil avec lassitude, se releva d’un coup. Myhrru, dont la blessure se ressentait encore, fronça les sourcils.
- Expliquez-vous, ordonna Iwan.
- Calme-toi, tu oublies que tu t’adresses à un prince, tempéra Myhrru.
- Ce n’est rien. Nous sommes au courant de votre… différend. Le fait est, pourtant, que c’est grâce à elle que nous sommes ici.
Lars se lança alors dans une longue explication, relatant en détail l’arrivée d’Ira et leurs discussions, ainsi que les rencontres avec Kerst, concluant par les intentions des elfes noirs et le voyage d’Ira vers Fenrir. S’ensuivit un long silence. Iwan comme Myhrru semblaient abattus par ce qu’ils venaient d’apprendre. Ce qui perturba pourtant le plus la chevaleresse, c’était qu’Ira puisse faire preuve de bonté.
Ils reconduisirent Lars dans ses appartements sous bonne garde, même s’il paraissait de plus en plus évident que ces précautions étaient vaines. Myhrru, malgré l’heure tardive, décida d’aller rapporter leur conversation à Adelle avant d’en faire son rapport au capitaine. Elle allait se faire réprimander pour cet interrogatoire officieux, malgré les aveux cruciaux qu’elle avait récoltés. Elle toqua doucement à la porte de la princesse. Pas de réponse. Elle recommença.
- Adelle ? C’est moi, Myhrru.
Après un court instant de flottement, la clé tourna enfin dans la serrure. Adelle resta cachée derrière la porte, mais elle l’invita à entrer d’un geste gracieux de la main. Lorsqu’elle referma la chambre, Myhrru put constater toute l’ampleur de son désespoir. La pièce était dans un bazar insensé qui ne ressemblait pas du tout à la princesse. Elle remarqua la robe en lambeaux au sol avec un pincement au cœur. Cette dernière était vêtue de sa tenue de nuit, portait un teint pâle et fatigué, les yeux cernés d’avoir pleuré plus que de raison.
- Je suis désolée de te déranger si tard, commença Myhrru. Mais c’est important.
- Je m’en doute, répondit Adelle d’une voix faible. Ne t’inquiète pas.
Adelle alla s’assoir sur son lit et invita Myhrru à prendre la chaise de sa coiffeuse. La chevaleresse se plaça face à son amie et lui rapporta la discussion qu’elle avait eue avec Lars. Quand elle eut prononcé le dernier mot, Adelle soupira longuement.
- J’ai pensé qu’il valait mieux que tu sois préparée à ce qui pourrait se présenter, se justifia Myhrru pour briser le silence.
- Tu as parfaitement raison. Merci.
- Que vas-tu faire ?
- … Dormir. Dormir. Et demain, ça ira. J’aurais certainement les idées plus claires. Nous n’avons pas résolu un problème qu’un autre, encore pire, se présente à nous. Enfin, une chose à la fois. Ma sœur devra prendre ses responsabilités, mais pas maintenant. Si cela ne te fait rien, ne parle à personne d’autre de ta conversation avec Lars.
- D’accord. Je te laisse gérer la situation comme tu le souhaites, mais n’hésite pas à demander de l’aide. Je suis de ton côté, et je le serai toujours.
Myhrru laissa Adelle se reposer, bien qu’il lui restât un arrière-goût amer dans la bouche. Elle aurait dû être abattue, et pourtant, elle se sentit une énergie et une détermination naissantes, alors qu’elles avaient disparues depuis quelque temps qui lui paraissaient une éternité.
Depuis le vol son arme, elle se sentait nue et inutile.
Il était temps de laisser ressurgir la lionne en elle.
Plus que temps.