Chapitre 38 - Marina

   Au supermarché, Paul a acheté un téléphone portable qu’il passe à Yi pendant le trajet en lui demandant de regarder quelque chose pour lui. Je n’entends pas bien ce qu’ils se disent depuis le fond de la voiture et j’ai l’impression que Paul fait attention de ne pas parler trop fort. Je ne peux m’empêcher de penser qu’il essaye peut-être de nous cacher quelque chose.

   À part leurs chuchotements, les seuls bruits sont ceux du moteur et des roues sur le bitume. À mes côtés, Sacha a de nouveau le regard perdu par la vitre. Son visage reste fermé et je serais incapable de dire à quoi elle pense. Devant nous, Kari et Diego se sont endormis l’un contre l’autre et la tête de David est posée contre la fenêtre. Il doit dormir aussi.

   Paul et Yi n’échangent que quelques mots, puis Yi se plonge dans sa tâche sur le téléphone et Paul se concentre sur la route. Il jette un œil dans le rétroviseur et croise mon regard. Il me sourit, mais je ne lui renvoie qu’un léger mouvement de lèvres. Depuis le départ du centre commercial, une espèce de nostalgie m’envahit et m’empêche de m’assoupir ou même de profiter du paysage. Je ne sais pas trop où nous allons maintenant, ni même où nous dormirons ce soir, mais ce que je sais, c’est la direction générale que prennent nos vies et il n’y a certainement pas de séances de shopping à l’horizon.

   Ce n’est pas le shopping en soi qui me rend nostalgique, ça n’a jamais été mon passe-temps préféré, mais plutôt la normalité qui s’y associe et qui a plus ou moins disparu de nos vies depuis que Paul y a débarqué.

   Il nous a expliqué hier à l’hôtel que lorsque la Voix s’adresse à l’un d’entre nous, il est presque impossible de ne pas lui obéir. Il a reçu l’ordre de nous réunir et il essaye de le faire du mieux qu’il peut. Est-ce qu’il s’agit du seul ordre qu’il a reçu ? La Voix lui donnera-t-elle un nouvel objectif seulement une fois qu’il aura réussi à remplir sa première mission ? Il a aussi parlé d’images mentales que la Voix lui a envoyées. J’ai du mal à m’imaginer… Cette Voix m’intrigue vraiment et je n’ai pas l’impression que Paul en sache beaucoup plus que nous sur elle. Il ne sait même pas s’il s’agit d’une personne.

   Des images mentales, une Voix, … On s’éloigne encore plus de la normalité dans laquelle j’ai grandi. Je baisse les yeux sur mes mains qui tremblent encore légèrement. Je les serre l’une dans l’autre dans l’espoir de les calmer.

   Mon regard se pose sur un papier qui dépasse de ma poche : la photo de la famille d’Alex. Je la sors et je plonge de nouveau mon regard dans les leurs, si heureux. Nous ne savons toujours pas réellement ce qui leur est arrivé, mais eux aussi ont clairement quitté la normalité d’un instant à l’autre.

   Yi en a terminé avec le téléphone de Paul et il a ressorti le palet en bois du coffre que nous avons trouvé chez Alex. Il continue à l’examiner dans les moindres détails. Je me demande si ce sont seulement nos symboles qui l’intriguent, le sien en particulier, ou s’il cherche autre chose, comme si le palet allait s’ouvrir ou un mécanisme se déclencher à son toucher.

   La nuit est déjà tombée lorsque Paul gare le véhicule sur le parking d’un motel au bord de la route. Le cadre ne donne pas franchement envie. Le signe lumineux n’arrête pas de clignoter et on ne voit pas bien le bâtiment. Un vieux néon éclaire l’accès à l’accueil. Nous attendons au moins cinq minutes avant que quelqu’un ne daigne venir s’occuper de nous au guichet. La femme nous regarde à peine et se contente de nous balancer nos clefs et de nous souhaiter bonne nuit.

   Au moment de nous séparer pour rejoindre nos chambres, il y a un instant d’hésitation. Yi et Sacha se tiennent à plus de deux mètres l’un de l’autre et n’ont visiblement pas l’intention de se rapprocher et encore moins de partager une chambre. Je ne sais pas ce qui se passe entre eux, mais on dirait qu’ils évitent tout contact et même tout échange de regards. Yi finit par suivre Diego et Sacha se tourne vers Kari. Elles partent vers leur chambre et Kari se retourne après quelques pas et me regarde d’un air complètement apeuré. Je l’encourage d’un sourire. Depuis le départ, je sens que la présence de Sacha ne la met pas très à l’aise et elles n’ont pas vraiment eu l’occasion de faire connaissance. Peut-être que c’est leur chance.

   David et moi rejoignons notre chambre et nous y posons simplement nos affaires sans nous attarder sur le décor qui ne donne pas trop envie, avant de rejoindre celle de Paul, où il nous a tous demandé de le retrouver pour planifier la suite du trajet. Il est en train d’allumer son ordinateur lorsque nous arrivons et il a sorti la petite enveloppe du coffre de la famille d’Alex. Yi est déjà là, toujours à contempler le palet sur lequel sont gravés nos symboles.

   - Je ne sais pas si c’est une bonne idée, dit Diego en voyant Paul sortir la clef USB de l’enveloppe.

   - On pourrait y trouver des indices, le contredit David.

   - C’est le nom d’Alex qui est dessus, pas le nôtre, poursuit Diego. Vous croyez vraiment que ça va nous dire où ils se trouvent ?

  - Il est clair que la réponse ne nous sera pas donnée noir sur blanc, rétorque Yi, mais il y a peut-être des documents avec des informations sur Alex ou sur sa famille. Des informations qui nous aideront à le retrouver.

   Paul tient la clef USB à quelques centimètres de son ordinateur, mais il ne l’a toujours pas insérée. Son regard passe de Kari à Sacha, puis à moi.

   - Les filles ?

   - Je suis d’accord avec Diego, commence Kari. Je crois qu’on a déjà suffisamment violé l’intimité de cette famille.

   - Il faut avancer, répond Sacha dans un grognement. C’est un élément de notre enquête. On l’a et Alex n’est pas là pour nous dire de ne pas y toucher, donc on peut en faire ce qu’on veut.

   - Ce n’est pas parce qu’il n’est pas là qu’on ne peut pas le respecter, lui et sa famille aussi, rétorque Kari d’un ton ferme. Si ça se trouve, il n’y a que des photos d’enfance sur cette clef…

   - Et si ça se trouve, il y a bien plus que ça, je m’entends répondre sans m’être vraiment préparée à continuer.

   Tous les regards se tournent vers moi.

   - On peut toujours l’ouvrir pour jeter rapidement un œil à ce qu’il y a dessus. Si quelque chose ressemble à un indice, on regardera ce que c’est. Sinon, on arrêtera.

   - Je suis d’accord avec Marina, conclut Paul en insérant la clef USB dans son ordinateur.

   Le dossier s’ouvre et il n’y a qu’un seul fichier vidéo à l’intérieur. Il ne porte pas de nom, seulement la dénomination constituée de chiffres et de lettres de l’appareil qui l’a produit. Paul double-clique sur le fichier. La vidéo se lance.

   La mère d’Alex se tient face à la caméra.

   - Alex, si tu vois cette vidéo, c’est que je ne suis plus là.

   Elle regarde par-dessus la caméra et se corrige.

   - C’est que nous ne sommes plus là, ton père et moi. Nous…

   Paul coupe subitement la vidéo.

   - Nous n’irons pas plus loin.

   - Et s’il y avait quelque chose d’utile ?, lui rétorque Yi d’un ton sec.

   - Il n’y aura rien d’utile. C’est une vidéo d’adieux pour Alex de la part de ses parents. Nous n’avons aucun droit de la regarder.

   Yi soupire, mais n’ajoute rien. Paul retire la clef USB et la replace dans son enveloppe, puis dans le coffre qui la protégeait.

   - Départ à six heures demain matin, dit-il ensuite en se tournant vers nous. Nous avons encore plusieurs heures de route avant de rejoindre la prochaine destination. En me basant sur une image que m’avait envoyée la Voix, j’avais essayé d’y aller, mais je crois que je n’ai jamais vraiment trouvé le bon lieu. Je vous décrirai l’image demain matin. Allez vous coucher maintenant, vous avez besoin de sommeil.

   Même Sacha et Yi n’ont pas le courage de protester pour une fois. Nous partons tous vers nos chambres en souhaitant bonne nuit à Paul.

   Cette vidéo des parents d’Alex n’a fait qu’empirer mon humeur maussade. Nous sommes à la recherche de quatre personnes et en trouver une seule ressemble déjà à un miracle. La maison, la vidéo, … ses parents avaient vraiment pris toutes les précautions et anticipé le pire. Pourquoi est-ce que c’est tombé sur eux alors que Kari et moi avons grandi dans l’ignorance totale, avec des parents qui soit n’en savaient pas plus, soit ne souhaitaient tout simplement pas en dire plus ?

   David aussi reste silencieux et nous n’échangeons que quelques mots avant de nous coucher. J’ai du mal à trouver le sommeil et je sens David se tourner et se retourner à côté de moi. Nous n’avons pas la chance d’avoir des lits jumeaux cette fois-ci et même s’il s’agit de David, ça n’arrange pas d’avoir quelqu’un avec qui partager le matelas.

   Il n’a pas l’air aussi dérangé. Il n’arrête pas de rouler vers moi et si ça continue, je vais finir sur la moquette. Ses jambes touchent les miennes. Il se rapproche encore et il passe un bras autour de ma taille. Il me faut plusieurs secondes avant de réagir. Je retire son bras de mon corps, puis je me remets sur le dos et je tourne la tête pour voir son visage. Il a les yeux ouverts, il ne s’est donc pas retrouvé si proche de moi accidentellement. Je me contente de le regarder sans un mot et je pense que mes yeux en disent suffisamment, car il s’éloigne et se tourne dans le sens opposé. Je me retourne aussi, mais mes yeux restent fixés sur le mur.

   Moi qui étais persuadée de la clarté de la situation entre nous… J’avais des doutes de son côté et je n’avais pas tort, mais maintenant je me retrouve à espérer aussi fort que possible que mes gestes suffiront et que nous n’aurons pas à avoir une discussion que je redoute plus que tout. La peur de perdre mon meilleur ami m’a toujours empêchée de penser à lui comme à autre chose que mon meilleur ami justement. Et vu l’aventure dans laquelle nous sommes plongés depuis quelques jours, je n’ai même pas l’intention d’y penser. J’ai besoin de lui dans le rôle de mon meilleur ami, rien de plus.