L’ex de son frère était enceinte. Gabriel n’en croyait pas ses oreilles. S’il n’avait pas entendu ses parents se disputer à ce sujet, il n’en aurait probablement pas entendu parler jusqu’à l’accouchement. Il avait surpris cette conversation en milieu de semaine.
Depuis qu’ils étaient rentrés de l’hôpital, une drôle d'atmosphère régnait dans la maison. Raphaël avait rejoint son appartement parce qu’il avait “besoin de rester seul quelque temps”, et le gringalet était désormais le seul témoin de cette guerre parentale.
Bizarrement, Marcus rentrait plus tôt du travail. Il venait le voir dans sa chambre pour parler de divers sujets. Il venait si souvent, d’ailleurs, que le balafré n’était pas loin de l’envoyer paître. La situation avec son aîné avait changé la dynamique filiale. Leur père s’était senti investi d’une sorte de mission qui le poussait à tisser plus de liens avec son cadet, et peut-être l’empêcher de commettre les mêmes erreurs que l’étudiant. Le plus jeune se doutait plus ou moins de ses intentions, il ne lui en voulait pas. À sa place, il aurait probablement agi de la même manière. Voir son fils immature devenir papa remettrait les certitudes de quiconque en cause…
Au lycée, Gabriel subissait toujours une attention particulière et des regards malvenus. L’interrogation. La curiosité. Une curiosité qu’il jugea fort déplacée, surtout quand elle concernait la relation qu’il entretenait avec Clara. Les rumeurs allaient de bon train à leur sujet et bien que le balafré réfute chacune d’entre elles, sa réponse n’y changeait rien. La photo formait, selon eux, une preuve suffisante à cette “idylle”. Pour ces lycéennes en mal de ragots, le couple s’apparentait à l’histoire de “La Belle et la bête”. Ce qu’il ne fallait pas entendre…
Charlotte, quant à elle, fut bien la seule personne à ne pas donner raison à cette rumeur. Le jeune homme pourrait s’en sentir blessé, mais il ne se berçait pas d’illusion : la jolie brune ne pourrait jamais s’intéresser à quelqu’un comme lui. Lorsqu’il entendit un énième soupir de la part de la rouquine, il se tourna vers cette dernière pour lui demander :
– Tu attends quelque chose ?
– Un message. Mais il a cours, répondit-elle, la moue aux lèvres.
Gabriel leva les yeux au ciel. Son amie avait passé sa matinée à regarder l’écran de son smartphone. Cette histoire avec ce mec tournait à l’obsession mais que pouvait-il y faire ? Ses conversations avec elle n'étaient pas suffisamment intéressantes pour l’amener à quitter des yeux l’appareil.
Le balafré releva la tête pour croiser le regard d’une inconnue et le détourna presque immédiatement quand il la vit s’adresser à ses amies. Elles parlaient de lui. Il en était quasiment sûr. Il imaginait sans mal la conversation qu’elles pourraient avoir :
Comment peut-elle sortir avec un mec aussi défiguré ?
C’est impossible.
Peut-être qu’elle a ce genre de fantasme ?
Elle ressent probablement de la pitié à son égard.
Qu’elles se mêlent de ce qui les regarde… jura Gabriel entre ses dents. Son esprit commençait à saturer : sa cicatrice ne représentait qu’une partie de sa personne. Si les gens pouvaient s’intéresser à cette autre part de lui, aussi minime soit-elle, alors peut-être que lui aussi pourrait se détacher de cette marque indélébile. Sans leurs regards, sa vie ne se résumerait plus à se cacher des autres. Sa capuche ne servirait plus qu’à le protéger de la pluie. Si les gens étaient capables de se détacher de l’apparence traditionnelle, il n’aurait pas aussi honte de se montrer au reste du monde.
Le jeune homme soupira. Il se prenait souvent à rêver ces temps-ci. Il rêvait d’une vie qui n’était pas la sienne. Ces désillusions étaient difficiles à encaisser dans un premier temps, mais cette dernière discussion avec son frère lui avait permis de voir plus loin. Les autres n’étaient pas responsables de ses décisions. Gabriel était le seul commanditaire de sa propre vie, le seul décisionnaire. S’il voulait que les choses se passent d’une certaine manière, alors il devait œuvrer à ce que les événements se déroulent comme il l’entend.
Fort de ces nouvelles résolutions, le lycéen releva la tête. Il devait apprendre à garder la tête haute et à affronter cet univers qu’il redoutait tant. Des hommes mal intentionnés ne l’attendaient pas à chaque coin de rue. Il fallait que ce fait lui rentre dans le crâne une bonne fois pour toutes. Décidé, il se promit de regarder une émission de témoignage dans la soirée. Il devait confronter son traumatisme.
***
Le jeune homme n’avait pas fermé l'œil de la nuit. Les yeux gorgés de fatigue, il fixait le vide. Les témoignages de la nuit dernière ne cessaient de revenir à lui.
Les victimes de kidnapping n’étaient pas parvenues à oublier. Comme elles, il serait toujours prisonnier de cette pièce sombre.
J’étais enchaînée.
Il m’a forcée.
Il a menacé de me tuer.
Cette fille, ou plutôt cette femme, était restée avec ce malade pendant des mois. Elle osait en parler. Elle était si courageuse… Lui n’avait pas affronté le tiers de ce qu’elle avait subi, et pourtant, il n’arrivait pas à avancer. Elle se battait pour qu’on entende sa voix alors qu’il continuait d’encaisser. Devait-il, comme elle, en parler pour avancer ? En parler à qui ? À sa mère ? Gloria ne pourrait rien écouter sans s’effondrer. Et Raphaël avait assez à faire en ce moment… Il ne lui restait qu’une alternative : son père.
Il soupira. Aurait-il le temps de l’écouter ? Marcus était débordé par le travail.
– Tu as une petite mine, fiston. Tout va bien ?
Le regard de Gabriel dévia de sa télévision pour croiser les yeux bleus du cinquantenaire. La cravate dénouée, il rentrait tout juste du boulot. Le plus jeune se redressa dans son siège et le père prit ça pour une invitation à venir discuter.
– Je pense beaucoup en ce moment, commence-t-il d’une voix basse. Je repense à cette semaine loin de vous…
– Tu veux m’en parler ?
Son benjamin ne répondit pas dans les premiers temps. Il prit une profonde inspiration et commença son récit avec un nœud dans la gorge. Il fit part de ses peurs, de ses cauchemars. Le balafré se livra à un récit poignant qui heurta le cœur robuste de l’adulte. Le tremblement dans sa voix témoignait de sa vive émotion. Enfin, il se livrait : il n’allait pas bien.
– C’est dur… C’est tellement dur… renifla-t-il. Ces gens m’ont tout pris, papa. Ils ont volé mon enfance, tailladé ma dignité et anéanti mes espoirs. Je ne suis rien d’autre qu’une gueule cassée maintenant. Un quasimodo des temps modernes, cracha-t-il, plein de rancœur. Et le pire, papa, ce ne sont pas les mots, mais les regards qu’ils me renvoient. Je ne suis rien de plus qu’une bête de foire...
Ces mots furent difficiles à entendre pour le père de famille. Savoir son fils aussi malheureux finit de briser son cœur de papa. Il détourna les yeux de la figure prostrée de son fils. Marcus serra les poings de colère, de culpabilité… Un mélange qui fit dérouler un souvenir vieux de 8 ans.
Une nouvelle lettre anonyme. Une énième menace. Ces dernières ne cessaient de s’accumuler en ce moment. Et elles finissaient toujours au même endroit : au fond de la poubelle. L’épaisseur du papier lui fit cependant revoir son jugement : qu’est-ce que lui voulait cet épistolaire anonyme cette fois-ci ?
“Marcus Anderson. C’est la dernière lettre que je t’envoie. Si tu ne m’envoies pas 50 000 euros en liquide dans les 2 prochains jours, tu le regretteras amèrement.
Dépose l’argent dans la poubelle du parc Belmont et ne t’avise pas d’appeler les flics. X”
Le père de famille soupira. Ce n’était pas la première fois que le harceleur lui faisait ce genre de menace. Il rassembla la lettre en une boule de papier avant de la jeter dans la corbeille en papier.
Une semaine plus tard, Gabriel disparaissait.
Ses fils n’en savaient rien de cette partie de l’histoire. Seul sa femme et la police étaient au courant pour les lettres. Le cinquantenaire ravala sa salive et essaya de trouver les mots justes pour réconforter son benjamin.
– Tu n’es pas une bête de foire, Gaby. Ta cicatrice ne te rend pas laid, ni bizarre. Elle te rend juste unique. Tu n’aimes pas être unique ?
– Pas vraiment...
– Puis, tu n’es pas le seul à posséder une particularité. Moi, par exemple, je déteste mon nez. Il est déformé depuis que je me suis pris une mauvaise droite. Et pourtant, je fais avec. Ta mère, Marcus lança un regard vers la porte avant de poursuivre d’une voix plus douce, complexe sur les cicatrices laissées par l’accouchement, et pourtant elle vit avec.
– Ses cicatrices ne sont pas visibles, argua Gabriel.
– Ce n’est pas parce qu’elles ne sont pas visibles qu’elles ne sont pas là, Gaby. L’Homme n’est pas parfait. Si toi, tu te trouves laid pour ta cicatrice, d’autres te trouveront beau grâce à elle.
Le discours finit d’émouvoir le jeune homme. Le père posa une main réconfortante sur son épaule et murmura d’une voix chevrotante :
– Tu es beau, mon fils. Et tu deviendras magnifique le jour où tu pourras lever fièrement la tête pour le montrer.