Chapitre 40

Les dés s’entrechoquèrent en roulant au fond de l’écuelle en bois, puis s’arrêtèrent les uns après les autres. Leur lanceur esquissa un sourire dans la pénombre matinale.

— As, trois et quatre. Pas si mal.

— Seulement parce que tu te contentes de peu, se moqua son camarade aux cheveux bouclés, à croire que les corvées te font plus envie que l’argent.

Un rictus mauvais se dessina sur le visage du mercenaire borgne, mais, décevant les attentes de leurs nombreux spectateurs, il ne jeta pas le caillou qui lui servait de siège sur son interlocuteur. Joyce avait interdit les bagarres et personne n’était assez inconscient pour lui désobéir. À la place, il relança le trois avec espoir. Un deux lui accorderait la victoire. Il n’aurait pas de meilleure revanche.

— As ! s’exclama finalement sa voisine, soulagée de ne pas avoir déjà perdu. Vas-tu t’en contenter ?

Le bandit soupesa ses options, puis hocha la tête avec confiance.

— Ouais, ça ira bien.

Un murmure dépité parcouru la foule, elle préférait les coups d’éclat, tandis que les dés changeaient de main. La seconde joueuse les jeta d’un air concentré. Elle n’avait que deux lancés pour faire mieux que son adversaire.

— Cinq, deux, trois ! ricana celui-ci. Pas de chance pour toi.

— Ne fais pas le malin. Ma fortune peut encore tourner.

Sous les regards circonspects de ses partenaires, la brigande ramassa les deux dernières valeurs et les relança.

— Quatre et trois ! grogna-t-elle quelques secondes plus tard. Je n’ai pas rejoué le bon.

Le troisième participant, le bandit bouclé, récupéra les dés dans ses mains couvertes de terre et les secoua tandis qu’il rassurait leur camarade.

— Au moins tu as une suite. Il ne devrait pas te refiler ses jetons.

Celle-ci acquiesça, puis elle croisa les bras et contempla l’écuelle où les os roulaient déjà.

— Le Limes me noie ! s’amusa le brigand borgne lorsqu’ils s’arrêtèrent. Quatre, as et trois, comme moi.

— Sauf que moi, je suis moins timoré.

Joignant le geste à la parole, le briscard ramassa le quatre et le trois, et les relança tandis que le public retenait son souffle. Le premier s’arrêta sur un cinq. Le second sur un as. Il y eut un instant de surprise, puis les spectateurs se mirent à applaudir, à crier et à se donner de grandes tapes dans le dos. Le visage du premier joueur se décomposa. Il venait de se faire voler la main.

— Tu parles ! C’est juste un coup de chance. Ça ne se reproduira pas.

— Heureusement que je n’avais besoin que d’une fois, alors. Il me reste pile cinq jetons à décharger.

— Ce n’est pas fini, leur rappela sèchement la bandite, qui risquait de plus en plus de perdre. Tu peux encore être battu.

— J’ai hâte de voir ça !

Sans paraître le moins du monde ennuyé par la mauvaise humeur de ses camarades, le joueur bouclé tendit les dés à Soreth.

— À toi de lancer le nouveau.

Le prétorien, assis sur une pierre inconfortable à côté de lui, récupéra les morceaux d’os et dévisagea ses trois adversaires. Le premier souhaitait qu’il gagne pour contrarier le troisième. La seconde espérait qu’il tombe plus bas qu’elle. Le dernier semblait seulement intrigué. Il fallait dire qu’il n’avait pas grand-chose à craindre, car peu de combinaisons pouvaient battre la sienne. Heureusement, ce n’était pas le but de Soreth.

— Tant que je ne finis pas de corvée, mentit-il en jetant les dés, cela m’ira bien. Je ne suis pas à une pièce près avec tout ce qu’on récupérera à Hauteroche.

Un murmure approbateur parcouru la foule. Ses poings se crispèrent. Se retrouver au milieu des bandits le paniquait moins qu’auparavant, surtout à l’air libre, mais il avait du mal à retenir sa colère envers ceux qui s’apprêtaient à piller la ville. Pour se détendre, il songea à l’importance de sa mission et à ses amis restés dans la cité. Il était ici afin de protéger les villages adjacents, pas pour se venger, pas pour la parodie de justice que représentait un assassinat.

— Deux et double quatre, annonça le brigand borgne en le tirant de ses pensées, tu pourrais gagner avec un coup pareil.

En face de lui, la bandite se renfrogna sur sa souche.

— Il a seulement une chance sur six. Il devrait plutôt faire preuve de prudence.

Soreth esquissa un sourire timide, scruta les quatre gravés dans les os et relança le dé dont l’un des coins était abîmé. La moitié du temps, il s’arrêtait sur un trois. Cela baisserait sa probabilité de victoire à une sur dix. C’était plus raisonnable.

— Trois ! s’exclama finalement la brigande alors que la foule avide de retournement grognait sa déception. C’est toi qui es de corvée !

— Désolé, mon gars, tu feras mieux la prochaine fois.

Le prétorien passa une main dans ses cheveux poussiéreux et jeta un regard faussement ennuyé au mercenaire bouclé qui récupérait ses gains.

— Je suppose que je ne peux pas toujours compter sur la chance. J’espère tout de même qu’on pourra recommencer quand on aura terminé le travail.

— Évidement ! C’est encore plus excitant avec de grosses sommes.

Un sourire traversa le visage du vainqueur, puis la brigande posa un œil sévère Soreth.

— Si tu as fini de causer, t’es attendu en cuisine. Les légumes ne vont pas s’éplucher tous seuls. Dis-leur que tu as perdu aux dés. Ils comprendront.

— Bien sûr, acquiesça celui-ci en se levant, j’y vais de ce pas.

Tandis qu’une nouvelle joueuse prenait sa place, il se fraya un chemin au milieu de la foule de curieux, puis s’éloigna en direction d’une grande tente ocre d’où s’échappait une odeur de bouillon et de fumée.


 

Installé sur un tabouret aussi vieux qu’inconfortable, Soreth réprima un bâillement en terminant de couper son vingtième navet et le jeta dans l’eau frémissante de la marmite devant lui. À sa gauche une femme à la peau claire en fit de même avec une carotte, tandis qu’à sa droite un jeune homme commençait à nettoyer une courge. Sans s’occuper d’eux, le prétorien s’étira, ce qu’il n’avait guère besoin de feindre après une bonne heure à peler des légumes, tendit le bras pour attraper un poireau couvert de terre, et se remit au travail.

De l’autre côté du foyer, la responsable des cuisines se faufila entre les éplucheurs jusqu’au chaudron et y récupéra une vingtaine d’aliments, plus ou moins cuits, pour sa broyeuse. Elle les mixa y avec une tranche de lard et un peu de noix de muscade, puis passa le plat à son commis. Celui-ci l’emmena vers la longue file de brigands affamés qui attendaient à l’extérieur, puis reprit son service sous les grognements impatients. Indifférente aux soudards, la cheffe se dirigea à l’opposé de la tente pour touiller une petite casserole où mijotait un lièvre des montagnes à l’odeur alléchante.

— Pourvu qu’il soit bientôt près, déclara-t-elle à son aide d’un ton inquiet, je n’ai pas envie de faire mariner ses gardes du corps.

L’intéressé hocha la tête en remplissant une gamelle ébréchée.

— Je les trouve encore plus effrayants qu’elle. Espérons que la promesse du pillage les ait mis de bonne humeur.

Tandis que la cuisinière acquiesçait silencieusement, Soreth retint un sourire. Il avait vu juste. La viande était bien destinée à Joyce. Sa cible confirmée, il jeta son poireau dans la marmite, récupéra une patate humide et, lançant la deuxième partie de son plan, la serra dans ses doigts antérieurs jusqu’à ce qu’elle saute hors de ses mains.

— Merde !

Tout en jurant, il se leva pour la ramasser et, alors qu’il s’approchait du légume, s’emmêla volontairement les pieds et chuta tête la première en direction du sol. Il se rattrapa au dernier moment, posant sa paume gauche à moins d’un centimètre du foyer, puis hurla comme s’il venait de se brûler.

— Par Eff ! Fais chier !

Il se releva en se tenant le poignet, le visage faussement tordu par la douleur, et tituba en direction du civet. Comme sa petite scène avait attiré l’attention, il laissa sa colère pour les pilleurs l’envahir et jeta un regard noir à ses spectateurs souriants. Quand ils eurent tous baissé les yeux, il interpela sèchement le commis.

— Toi, va me chercher de l’eau froide !

Le jeune homme s’exécuta sans discuter, faisant soupirer sa cheffe devant sa lâcheté. Elle ne s’opposa toutefois pas plus que lui à Soreth, et l’autorisa même à s’asseoir à côté du civet pendant qu’elle remplaçait son aide au service. Entre Joyce et une cinquantaine de brigands à nourrir, elle n’avait pas le temps de se battre avec un éplucheur maladroit.

Dès qu’on l’eut oublié, le prétorien sortit un sachet de cuir de la manche de sa chemise et en versa discrètement le contenu, une fine poudre verte, dans la casserole à côté de lui. Elle disparut aussitôt dans les bouillons de la sauce. Il n’y avait rien de mieux que de la chair d’animal sauvage pour cacher l’amertume des pétales de laurier rose. Joyce trouverait peut-être un arrière-goût au plat, mais quand les vertiges lui feraient comprendre ce qu’il se passait, elle n’aurait plus le temps de chercher un antidote. Quoi qu’elle fasse, son cœur s’arrêterait quelques heures plus tard. Assez pour permettre à Soreth de filer, trop peu pour la laisser remettre de l’ordre dans son armée. Cela n’avait rien de rapide, de clément ou d’honorable, mais la brigande ne pouvait plus prétendre à un tel traitement. Elle était devenue trop puissante, trop dangereuse.

Soreth remercia sèchement le commis pour l’écuelle d’eau qu’il lui ramena, puis y plongea la main avant que quiconque s’intéresse de trop prêt à sa fausse brûlure. Il maugréa ensuite contre le feu et les cuisines avant de s’éloigner du mess d’un pas décidé. Même s’il n’avait pas fini sa corvée, personne ne chercha à le retenir. Le service se terminerait bientôt. L’heure de l’attaque approchait.

Le camp boueux se vidait d’ailleurs peu à peu, laissant son brouhaha retomber tandis que les brigands rejoignaient les plaines par petits groupes. C’était une aubaine pour Soreth, dont la fuite n’en serait que plus aisée : personne ne remarquerait une silhouette de plus au milieu des montagnes. Dans quelques heures il retrouverait Lyne, et ils pourraient à nouveau traquer Mascarade. Car si une chose était certaine, c’était qu’il serait au premier rang pour voir s’achever son plan et brûler Hauteroche.

De plus en plus détendu, le prétorien laissa passer une bande équipée de la tête aux pieds avant de se diriger vers une cachette qu’il avait repérée au nord, lorsqu’un brusque vacarme métallique le fit se retourner.

Sous la tente de la cuisine, le commis tenait dans sa main tremblante l’anse brisée d’une casserole, tandis que son contenu se répandait sur les braises de son foyer. Sa cheffe, au visage vidé de ses couleurs, jeta un œil à la garde de Joyce qui toisait la scène depuis l’entrée, puis cria sur son aide d’une voix aussi énervée qu’apeurée. De son côté, Soreth grimaça en reprenant sa route. Il était presque huit heures et il lui fallait un nouveau plan.


 

Tapi dans l’ombre d’un jeune pin, le prétorien écoutait sonner les cloches de Hauteroche en contemplant les plaines enneigées qui l’en séparaient. Un peu partout, des groupes avançaient en direction de la cité. Comme il restait deux heures avant l’assaut, ils ne se pressaient pas et en profitaient pour déjeuner ou faire quelques détours, afin de perturber les soldats honnêtes qui auraient pu les remarquer. La plupart de ces derniers avaient toutefois été mutés loin des murailles par leur capitaine corrompu. À moins d’un coup de chance, seule la réussite de Lyne et Tolvan, quelle que soit la façon dont ils se débrouilleraient, avertirait la ville de l’attaque des pillards. Dans le cas contraire, Soreth préférait ne pas imaginer ce qui arriverait à Hauteroche. De toute façon, ce n’était plus de son ressort. Il devait uniquement s’assurer que, quoi qu’il se passe, Joyce ne soit plus là pour le voir.

Pendant qu’il réfléchissait à ce que faisait son équipière, probablement courir après les traîtres et frapper des mercenaires, Soreth aperçu deux bandits qui remontaient la plaine à l’inverse de leurs camarades. Il remercia ses ancêtres pour ce coup de pouce et se glissa hors de sa cachette pour se diriger vers les marcheurs, un homme basané et une femme aux cheveux crépus.

Il les aborda au milieu des sapins, dans l’une des nombreuses dépressions qui creusaient la montagne. Cela avait l’avantage de ne pas leur permettre de le voir arriver, ainsi que de garder ce qui allait se passer loin des yeux des autres brigands. Un faux sourire plaqué sur le visage, il secoua à la main dans leur direction dès qu’ils furent à portée de voix.

— Rentrez-vous au camp ?

— Ouep, acquiesça la brigande en se rapprochant, on a une lettre pour la cheffe.

— Vous ne la trouverez plus là-bas. Elle est déjà partie.

— Vraiment ? Comment le sais-tu ?

— Parce que j’en viens.

Soreth montra nonchalamment ses manches couvertes d’amidon et de boue.

— J’étais de corvée de pluche et maintenant je rejoins les Briseurs. Je ne veux pas rater le pillage.

Un rictus mauvais se dessina sur le visage du bandit, obligeant le prince à lutter pour garder son expression affable, pendant qu’il opinait à ses propos.

— T’as bien raison. On a passé deux jours en ville avec les Dents de Lion, elle est gavée de richesse. Ça serait dommage de manquer ça.

— Et entre nous, renchérit sa camarade d’un air conspirateur, plus les maisons sont au centre, plus elles appartiennent à des bourgeois. Vu le climat, tu peux être sûr que les dockers ne feront rien pour les défendre.

Elle releva ensuite la tête, balaya les cimes du regard, et poussa un long soupire.

— Sais-tu où est partie Joyce ? J’ai pas envie de la chercher pendant des heures.

— Je vais vous montrer ! Elle n’est pas si bien cachée.

Trop confiants pour se méfier de lui, sans doute parce qu’ils pensaient être ce qu’il y avait de plus dangereux dans les montagnes aujourd’hui, les bandits laissèrent Soreth s’approcher pendant qu’il leur désignait un groupe aléatoire dans la plaine.

— Là-bas, à côté de l’armure rouge, presque en première ligne. Faut croire qu’elle est aussi intéressée que nous par l’argent.

— Tu m’étonnes ! Qui ne l’aime pa…

Le messager s’interrompit quand la dague du prétorien s’enfonça dans son flanc. Il lui adressa un regard dubitatif, ouvrit la bouche pour parler, s’écroula finalement dans la neige, incapable de prononcer un mot. Tandis qu’il s’effondrait, Soreth envoya son poing en direction de sa partenaire surprise. Elle l’esquiva de justesse, davantage sur ses gardes que le pensait Soreth, puis dégaina sa lame courte pour lui taillader l’abdomen. Il évita à son tour les attaques, qui lacérèrent sa chemise, puis sauta sur le côté alors qu’elle se fendait vers lui. L’acier passa à quelques centimètres de sa poitrine, sifflant dans l’air glacé. Il en profita pour abattre sa main sur l’avant-bras de son adversaire. Elle lâcha son arme dans un cri de douleur, mais trouva l’énergie de riposter en enfonçant son genou dans sa cuisse droite. Il chancela, réussissant néanmoins à garder son équilibre, puis se baissa pour esquiver un uppercut et se releva en frappant la brigande au visage. Sa mâchoire laissa s’échapper un craquement sinistre, et elle s’écroula dans la neige, à côté de son partenaire évanoui.

Malgré la colère que lui inspiraient les bandits, Soreth s’efforça de stopper l’hémorragie du premier éclaireur avant de l’attacher à un conifère avec sa camarade. Il n’était pas sûr que cela suffise, le brigand avait perdu beaucoup de sang, mais sauver une vie n’était jamais futile.

Finalement, quand il lui resta trop peu de temps pour faire mieux, il récupéra la missive sur laquelle était écrit le prénom de Joyce, ainsi qu’une cape de laine, destinée à cacher sa chemise abîmée et le bas de son visage. Il s’éloigna ensuite d’une centaine de mètres, enfila une paire de gants en cuir, et tira une minuscule fiole en verre renforcé de sa ceinture. Il ne la quitta pas du regard tandis qu’il se concentrait, chassant toute pensée parasite de son esprit, puis ouvrit l’opercule de plomb avec une précaution infinie. Même pour lui, l’aconit napel était difficile à utiliser. En partie à cause de sa faible résistance à l’air. Principalement, parce qu’elle était capable de tuer un humain par son seul contact.


 

Malgré l’effervescence qui régnait encore dans le camp boueux, il semblait plus calme maintenant que les deux tiers de ses occupants étaient disséminés dans la plaine. De ce qu’en savait Soreth, il restait une trentaine de minutes aux retardataires pour filer avant que Joyce n’inspecte les tentes et se charge personnellement des fainéants. Comme personne ne voulait se retrouver sur cette liste, on entendait un peu partout des chefs crier sur les traînards de leur bande et menacer de les abandonner s’ils ne se dépêchaient pas. C’était toutefois peu probable, car une paire de bras supplémentaire n’était jamais gâchée durant un pillage. Indifférent aux problèmes des brigands, même s’il souhaitait qu’ils n’obtiennent rien d’autre à Hauteroche qu’une déroute méritée, Soreth suivit les allées remplies de neiges fondues jusqu’à un pavillon rouge qui trônait au milieu du camp, celui de Joyce.

Deux colosses armés de lourdes lances et de sabre affûtés en gardaient l’entrée. Lorsqu’ils jetèrent un regard mauvais au prétorien, celui-ci baissa la tête et voûta les épaules, espérant que cela suffise à les calmer. Il n’était pas sûr de gagner un combat contre eux, et certain de le perdre si d’autres bandits ou Joyce intervenaient. Conservant ensuite son attitude soumise, il sortit d’une main faussement tremblante la missive qu’il avait dérobée aux éclaireurs et esquissa un sourire nerveux.

— J’ai un message pour la cheffe.

Les gardes le dévisagèrent tandis qu’il implorait silencieusement l’aide de ses ancêtres, détaillèrent le sceau de la lettre cachetée, lui prirent son arme, et, finalement, lui firent signe d’avancer.

— Dépêche-toi. L’attaque ne va pas tarder.

L’intérieur du pavillon était agréablement chauffé, ainsi qu’imprégné d’un mélange d’odeur d’huile pour le cuir et de viande fumée. Un râtelier bien chargé en occupait la gauche. Un coffre et un lit la droite. Au centre, Joyce était assise derrière une table remplie de parchemins. En entendant entrer Soreth, elle leva les yeux de ses documents et le scruta d’un air sévère.

— Que veux-tu ? J’ai beaucoup de travail.

Pour la première fois depuis longtemps, le jeune homme sentit la peur le gagner. Joyce n’était pas une brigande comme les autres, et il venait de se jeter tête la première dans son repaire. S’il échouait, il ne reverrait jamais Lyne. La gorge soudainement sèche, le cœur battant à tout rompre, il montra la lettre et s’efforça d’articuler.

— J’ai une missive pour vous, cheffe.

— Qui te la remise ?

— Je ne sais pas vraiment, répondit-il en répétant le mensonge qu’il avait préparé, c’était une personne encapuchonnée. Elle n’a pas parlé, mais comme elle semblait menaçante et qu’il y a votre nom dessus, j’ai supposé qu’il fallait que je vous l’amène.

Les sourcils de Joyce se plissèrent tandis qu’elle soupesait l’explication de Soreth. Tout en sentant ses muscles se raidir, celui-ci se demanda s’il arriverait à l’éliminer avant que les gardes interviennent. Sa réputation la disait douée. Lui, il n’avait ni arme ni armure. Cela ne serait pas à son avantage.

Heureusement, la cheffe des brigands finit par hocher la tête.

— Nébuleux et menaçant, ça ne m’étonne pas de lui. Allez, approche.

Soreth obéit, retenant un soupire de soulagement, puis, alors que Joyce lui prenait la missive des mains, ajouta docilement.

— Hauteroche a l’air remplie de trésors, patronne. Je suis sûr qu’on sera riche ce soir.

— Riches ! Et même célèbres. Nous allons réussir là où Ostrate a échoué. Quelle ironie.

Maintenant que le prétorien s’était avancé, elle le dévisagea à nouveau, fronçant les sourcils.

— Je ne me souviens pas de toi. De quelle compagnie viens-tu ?

— Les Dents de Lion, répliqua-t-il en sentant son cœur s’emballer une fois de plus, ça fait deux jours qu’on est en ville. Je ne les ai pas rejoints depuis longtemps, mais ils semblaient plus intéressants que le groupe que ce crétin de l’entrée voulait me vendre. Les Briseurs, je crois.

Joyce esquissa un sourire.

— Tu as dû tomber sur Cateth. Il n’est pas très futé, mais Drarsien et sa bande ne sont pas mauvais. Ils ont pillé un paquet de convois et la plupart d’entre eux sont encore là pour le raconter.

Tout en parlant, la brigande rompit le cachet de cire de la missive. Retranché derrière une muraille d’impassibilité, Soreth réussit à ne pas tressaillir lorsqu’une des aiguilles qu’il y avait cachées s’enfonça dans son pouce.

— Saleté ! s’exclama-t-elle en portant le doigt à sa bouche. Quel est le fils de Kraken qui a fai…

Sans terminer sa phrase, elle leva des yeux ahuris vers son interlocuteur, réalisa ce qu’il venait de se passer, et tendit une main paniquée vers un coffret en bois qui trainait sur son bureau. Soreth l’attrapa en premier, laissant ses doigts se refermer dans le vide, puis, sous son regard devenu implorant, il le reposa derrière lui.

— Vous auriez dû vous contenter de votre réputation, plutôt que de vous allier à cet immondice de Mascarade. Hélas, il y a des crimes auxquels on ne peut échapper.

Joyce essaya d’ouvrir la bouche, en vain. Le poison faisait déjà effet. De plus en plus faible, elle ne put résister quand Soreth la ramena dans le fond de sa chaise. Ses yeux s’emplirent alors de larmes et ses lèvres se mirent à trembler, mais le prétorien ne se laissa pas attendrir.

— Vous avez fait tant de mal à Brevois et à Hauteroche. On ne peut pas vous permettre de continuer. J’espère que vos ancêtres vous pardonneront. Que vous trouverez la paix dans les lignes.

Regret. Haine. Peur. Des émotions que Soreth avait déjà vues, mais auxquelles il ne s’habituait pas. Le problème avec l’aconit, c’était que la victime restait consciente durant le processus. Même rapide, cela offrait bien assez de temps à la culpabilité. Un meurtre de sang-froid. Une justice expéditive. Ce n’était pas sur cela que s’était fondé l’Erellie. Pourtant, c’était ce à quoi ils étaient réduits. Regrettant cette transgression, le prince ne chercha pas à se soustraire du regard accusateur de Joyce, dont la respiration ralentissait à vue d’œil. Au contraire, il plongea calmement ses yeux dans les siens et posa sa main contre sa joue humide. Il ne la laisserait pas partir seule. Il n’y avait pas assez de colère en lui pour cela. Tandis que le souffle de la brigande devenait imperceptible, il se pencha à son oreille et murmura.

— Te voilà entrée dans l’histoire, Joyce. Tu peux te dormir maintenant.

Lorsque la poitrine de la bandite cessa finalement de se soulever, il lui ferma délicatement les paupières et laissa le silence envahir le pavillon. Il s’assura ensuite qu’elle semble plus assoupie que morte, cela lui ferait gagner du temps, attrapa la missive meurtrière, et quitta la tente sans un regard en arrière.


 

Le cœur lourd mais soulagé d’en avoir fini, Soreth descendait le lit d’un ruisseau asséché quand le tocsin sonna au loin. Un large sourire éclaira aussitôt son visage et, à travers les arbres décharnés qui l’entouraient, il scruta la tour où Lyne devait se trouver. La nuit avait sûrement était aussi longue pour elle que pour lui, mais ils pourraient bientôt se revoir. Il n’en demandait pas plus.

Penser à Lyne et Hauteroche lui rappela qu’il ne savait toujours pas qui était Mascarade, et il s’arrêta pour parcourir la lettre qu’il avait volée à Joyce. Elle indiquait principalement ce que la brigande devait faire une fois son armée dans la ville et, malgré les atrocités qu’elle évoquait, était écrite dans un ton on ne peut plus formel, difficile à identifier. Seule la dernière phrase dénotait, peut-être parce que l’auteur s’était laissé entraîner par la réussite de son plan.

Comme aimait le dire mon amie Ailine, soyez sûr que si vous me trahissez, il n’y aura pas de trous assez profonds pour que vous échappiez à ma colère.

Les sourcils de Soreth se froncèrent, puis une grimace traversa son visage et il partit en courant vers la cité. Lyne n’aurait aucune chance seule.

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