Kael avait eu le sommeil agité. La veille, il s’était mis en tête de retrouver l’Envoyée, entre deux cours. Il l’avait ressentie, il en était sûr, mais aucune des filles avec qui il avait échangé n’avait dégagé d’aura particulière. Beaucoup l’avaient regardé avec ce même éclat dans les yeux, un éclat enjôleur qui aurait pu flatter n’importe qui. Mais lui, ça l’avait fait sourire intérieurement.
Le charme légendaire du démon attirant sa proie, songea-t-il avec sarcasme.
Mais plus il se concentrait sur cette quête, plus il s’éloignait d’autre chose. Ou plutôt d’une autre. Ayra.
Il l’avait laissée en plan, sans vraiment le vouloir. Il l’avait vu, ce regard qu’elle lui avait lancé — mi-blessé, mi-perdu. Je m’expliquerai plus tard, s’était-il dit. J’aurai le temps.
Mais il n’avait rien dit. Et le temps s’était écoulé.
Il avait fait le tour de presque toutes les premières années, sans résultat. Des étudiantes ordinaires. Rien de ce qu’il cherchait. Et plus le vide persistait, plus la pression montait. Il ne voulait pas que son père s’en mêle, pas ici. Pas à Clairmont.
Au dernier cours de la journée, il avait été surpris de ne pas y trouver Ayra. Ni Dahlia d’ailleurs. Il avait hésité, un instant. Puis, prétextant un malaise, il s’était éclipsé pour rejoindre la maison de Mira.
Mais en arrivant, les filles n’étaient pas là. Il avait d’abord attendu calmement, puis l’irritation avait commencé à poindre, insidieuse, à mesure que les heures passaient. Élika et Eren étaient rentrés des Gardiens de la paix, visiblement fatigués, et savouraient un café à l’abri du vent qui hurlait dehors.
Quand Élika l’avait vu dans la cuisine, en compagnie de Mira, ses sourcils s’étaient aussitôt froncés. Elle n’avait pas besoin de parler pour faire passer son message. Cette fille avait un don pour faire naître une tension glaciale rien qu’avec un regard.
— Qu’est-ce que tu fais là, tout seul ? demanda-t-elle d’un ton neutre.
— J’attends ta sœur, répondit-il sans chercher à détourner la vérité.
— Ah, elle s’est enfin rendu compte que ta compagnie n’était pas si… exceptionnelle, alors ?
Le coup de coude d’Eren, rapide et discret, tenta de tempérer l’ironie d’Élika. Elle se tourna vers lui avec un petit rire et lui fit un clin d’œil. Kael, lui, leva les yeux au ciel, mais garda le silence. Il n’était pas d’humeur à répliquer.
Mira servit une nouvelle théière en silence, observant la scène d’un air distrait. Le tic-tac de l’horloge semblait marquer l’attente comme une sentence. Kael jeta un coup d’œil à la fenêtre. Le ciel s’était teinté d’encre, et aucune des deux filles n’était encore rentrée.
Il écoutait d’une oreille distraite la conversation d’Eren et Élika, assis à la même table, occupés à débriefer leur précédente mission.
— Victor l’a échappé belle, dit Eren en secouant la tête. Franchement, je n’en reviens pas qu’il ait été retrouvé vivant.
— C’est presque un miracle, ajouta Élika d’un ton grave.
Kael esquissa un sourire, un rictus à peine visible. Intérieurement, il riait. Son frère savait jouer les étonnés à la perfection. Mais ils connaissaient tous les deux la vérité : le Varnak se préparait à l’hiver, et il n’était pas rare qu’il conserve ses proies vivantes, enfermées, affaiblies, en attente.
Il était sur le point de se lever quand il entendit Eren poursuivre :
— Je me demande qui est cette mystérieuse jeune fille que les parents ont décrite…
Le cœur de Kael rata un battement.
« Pas encore elle. Pas maintenant. »
Il n’avait pas envie d’entendre parler de cette prétendue sœur qu’il n’avait jamais connue. Pour lui, il n’y avait qu’un frère. Eren. Le reste n’était qu’un mirage, une erreur du passé.
— Cheveux noirs, marque noire… voilà comment ils l’ont décrite, reprit Élika en haussant les épaules. C’est encore un mystère.
Un frisson le traversa d’un coup. Il serra les dents, le regard rivé sur sa tasse, vide depuis longtemps.
Elle était bien là. À Clairmont.
Plus aucun doute possible.
Et si elle y était… l’Envoyée aussi.
Mais elles savaient se cacher. Trop bien.
Il se leva d’un bond et se dirigea vers la fenêtre. Derrière lui, il sentit aussitôt le regard sévère d’Élika s’abattre sur sa nuque.
Le ciel s’était assombri. Noir d’encre. Et Ayra n’était toujours pas rentrée.
Il se retourna brusquement vers Élika.
— C’est normal qu’elle ne soit pas encore rentrée ? demanda-t-il, plus nerveusement qu’il ne l’aurait voulu.
— Ayra est assez grande pour se débrouiller, répliqua-t-elle aussitôt.
Mais il ne manqua pas le léger froncement de sourcils qu’elle lança en direction de la fenêtre. Elle s’inquiétait. Même si elle refusait de l’admettre.
Kael le savait : Élika adorait le contredire.
Mira s’était approchée, avec cet air maternel qu’il commençait à reconnaître. Sans rien dire, elle posa une main douce sur son épaule et lui adressa un sourire calme.
— Tu n’as pas à t’inquiéter. Je suis sûre qu’elle va bien.
Son regard brillait d’une sincérité troublante.
Kael soutint ses yeux une seconde de trop. Son sourire, cette étincelle familière dans son regard… Il ne savait pas dire pourquoi, mais quelque chose en elle lui rappelait un souvenir qu’il n’arrivait pas à saisir.
Et plus étrange encore : elle arrivait à l’apaiser. Comme si sa présence mettait ses tempêtes intérieures en veille.
Il préféra tourner la tête vers l’extérieur, espérant dissimuler le trouble que Mira avait fait naître en lui.
Ce ne fut que deux heures plus tard qu’il aperçut enfin les filles au loin.
Ayra, visiblement un peu éméchée, l’avait fusillé du regard avant de le bousculer sans un mot et de disparaître dans sa chambre.
Il avait fait un pas pour la suivre, mais la voix d’Élika l’arrêta net :
— Laisse-la.
Il s’était figé, puis avait pivoté en serrant les mâchoires, contrarié.
— Bon, il est temps de rentrer, non ? lança Eren en posant une main sur son bras, comme pour l’entraîner.
— Je préfère attendre un peu, répondit-il, la voix sèche.
Il vit Élika échanger un regard bref avec Eren. Puis elle déclara d’un ton neutre :
— Allons dans le salon. On ne va pas rester plantés ici.
Eren et Élika s’étaient installés dans le salon. Ils lui avaient lancé plusieurs regards en coin, parfois à lui, parfois entre eux, sans rien dire. Ce silence complice commençait à lui peser.
Puis Élika se leva soudain et attrapa un jeu de cartes posé sur la cheminée.
— Bon, qui veut jouer ? demanda-t-elle, d’un ton faussement léger.
Kael haussa les épaules sans se retourner, les bras croisés, toujours fixé vers le hall.
— Volontiers, répondit Eren, visiblement prêt à tout pour détendre l’atmosphère.
Le temps passa. Quarante-cinq minutes plus tard, Kael s’éclipsa discrètement vers l’étage. Il ne tenait plus. Il voulait parler à Ayra, lui dire… quelque chose. S’expliquer.
Il frappa à sa porte, une fois, puis deux. Aucune réponse.
Il soupira longuement, hésita. Il aurait pu entrer. Il en avait le droit — ou du moins, il l’aurait pris. Mais une petite voix, calme et ferme, résonna en lui. Pas ce soir.
Il tourna les talons, lentement, et redescendit.
Ils étaient rentrés chez eux en silence. Eren avait tenté de détendre l’atmosphère, lançant quelques phrases légères, des remarques bien placées — mais Kael était resté fermé, les mains dans les poches, les pensées ailleurs.
Il avait fait la sourde oreille. Comme si son propre désordre intérieur couvrait tout le reste.
Élika s’était levée plus tôt que d’habitude. Mira était venue la réveiller, la voix douce mais ferme. Le roi Aeron souhaitait lui parler.
Elle n’avait pas discuté. Avec Mira, il suffisait d’un regard pour comprendre que c’était important.
À Aetheris, le temps semblait suivre un rythme différent. Ni plus rapide ni plus lent, simplement… décalé.
Elle avait attaché ses cheveux en vitesse, s’était passé un peu d’eau sur le visage, puis avait enfilé un pull. Le couloir était encore silencieux. Elle marcha d’un pas léger jusqu’au bureau de Mira, le cœur calme mais attentif.
En ouvrant la porte, Élika se retrouva nez à nez avec le grand miroir ancien de Mira. L’image du roi Aeron y trônait, majestueux, occupant toute la surface glacée.
— Tu voulais me parler ? demanda-t-elle d’un ton calme, maîtrisé.
Avant même que le roi ne réponde, elle aperçut une silhouette familière à sa droite. Uriel. Droit comme un i, impassible, attendant les ordres de son souverain en parfait protecteur du roi.
— Le royaume d’Abyrel est en mouvement, déclara Aeron d’une voix stricte qu’elle connaissait bien. Un Varnak a été retrouvé entièrement calciné. Ce n’est pas l’un des leurs. Est-ce ton œuvre ?
— Oui. C’est moi. Il avait pris Ayra en chasse, depuis sa première attaque.
— Maintenant, les démons n’ont plus aucun doute sur votre présence à Clairmont ! Tu aurais pu agir de manière plus… discrète.
Son estomac se noua. Un frisson glacé lui remonta le long du dos. Elle aurait voulu répliquer, mais le respect qu’elle lui portait l’en empêcha.
— Si Ayra n’apprend pas à se défendre d’ici les prochaines semaines, je serai obligé d’écourter votre séjour. Elle ne sera certainement pas ravie… mais c’est ainsi.
— Nous n’avions pas prévu la présence d’un Varnak. J’ai fait ce qu’il fallait pour la protéger ! répondit-elle, d’un ton sec, qu’elle regretta aussitôt.
Elle vit ses lèvres se contracter, presque en un sourire contenu.
— J’attends les rapports, conclut-il. J’ai d’autres obligations.
Sans un mot de plus, il se leva et quitta le champ du miroir, aussi abruptement qu’il était apparu.
Élika resta immobile, troublée. Elle avait l’impression qu’il lui reprochait d’avoir agi… et qu’il songeait sérieusement à écourter leur mission.
Ce fut Uriel qui s’approcha enfin. Il était resté figé jusqu’à présent, en retrait. Elle avait presque oublié ses cheveux blonds tirés en arrière, son regard d’un bleu limpide. Il lui sourit doucement.
Elle sentit son cœur accélérer.
— Comment vas-tu, Élika ? demanda-t-il, avec cette intonation si particulière… comme une mélodie.
— Ça pourrait aller mieux, si je n’avais pas été accusée à demi-mot. J’ai fait mon devoir, dit-elle.
— Oui. Et tu l’as accompli merveilleusement bien. Mais dis-moi… ça ne choque que moi que le Varnak ait été calciné ? Tu maîtrises le feu ?
— Oui… enfin, pas vraiment. Il est apparu sans que je m’y attende, confia-t-elle. C’était toujours facile de lui parler.
— Tu es épatante, comme toujours, Élika.
Elle laissa passer quelques secondes. Il ne la quittait pas des yeux.
— Comment… comment se passent les préparatifs de ton mariage ? osa-t-elle enfin.
Elle le vit serrer la mâchoire. Une légère repousse ornait sa joue. Jamais il ne s’était laissé aller à cela.
— Nous ne sommes pas là pour parler de ça… et nous n’avons pas beaucoup de temps. Élika…
— Bien. Il y a du nouveau à Aetheris ? tenta-t-elle, changeant de sujet.
— Du mouvement dans l’Entre-Deux. Les choses changent de place… sans raison. Les habitants n’ont aucune explication. Des spirales apparaissent, sous toutes les formes. Caelis et moi avons fort à faire…
— Des spirales ? s’écria-t-elle. C’est le signe du destin ! On les retrouve ici aussi !
— Le destin ? répéta-t-il.
— Oui ! Renseigne-toi à la bibliothèque. J’enquête justement à ce sujet. Et des choses étranges se passent ici également… Des portails s’ouvrent alors qu’ils ne devraient pas. C’est par l’un d’eux que le Varnak est arrivé…
— J’ai bien peur qu’il se passe la même chose dans l’Entre-Deux, murmura-t-il. Des choses disparaissent… puis réapparaissent ailleurs.
— Faites attention à ce que d’autres créatures ne viennent pas troubler le calme de l’Entre-Deux… Un habitant est mort, et j’ai à peine réussi à sauver un jeune garçon, expliqua-t-elle d’un ton plus grave.
— J’y veillerai… répondit-il sobrement.
— Avec Eren, nous avons eu pas mal de fil à retordre ces dernières semaines. Par moments, j’ai même l’impression de ne jamais avoir quitté Aetheris, ajouta-t-elle dans un sourire un peu las.
— Eren ? demanda-t-il en relevant à peine le menton.
— Oui. Mon coéquipier ici, à Clairmont. Je fais partie d’une sorte de garde locale.
Elle le vit une fois de plus serrer les mâchoires, ce qui accentua encore les contours de sa barbe naissante. Ce détail l’intriguait.
— Bien… il est temps pour moi de partir, dit-il en se redressant. Prends soin de toi, Élika… et veille sur Ayra.
Elle acquiesça doucement.
— Toi aussi, Uriel.
Élika s’étira, encore troublée par la conversation avec son père… et par cet échange inattendu avec Uriel.
Elle avait passé tant de temps à ses côtés. Tout aurait été si simple… si seulement les choses avaient été différentes.
Elle chassa ces pensées d’un geste, comme pour les éloigner une bonne fois pour toutes, puis se dirigea vers la salle de bain.
Eren ne tarderait pas à venir la chercher, comme chaque matin.
Quand elle descendit dans la cuisine, Eren était déjà là, une tasse à la main.
Mira, debout près du comptoir, lui adressa un sourire bref, mais empli de douceur. Son regard trahissait une certaine compréhension. Elle se doutait que la conversation avec le roi n’avait pas été des plus légères.
Sans un mot, Mira lui tendit une tasse chaude.
— Voilà ce qui te détendra, dit-elle avec ce sourire maternel qu’Élika connaissait bien.
— Hum, c’est vrai, tu m’as l’air un peu tendue ce matin, ajouta Eren, en la scrutant du coin de l’œil. Mal dormi ?
— Plutôt un réveil un peu trop matinal, répondit-elle, la voix encore embrumée.
— Si tu veux rester te reposer, je ne vois pas de souci. Depuis que Victor a été retrouvé, c’est plutôt calme dans les environs, lui dit-il en haussant les épaules.
Elle l’observa un instant, un sourire timide aux lèvres. C’était du Eren tout craché : attentif, toujours soucieux du bien-être des autres.
Uriel, lui, n’avait jamais eu ce genre d’attention douce. Avec lui, la mission passait toujours avant tout.
Encore une différence entre les deux hommes. Une de plus.
— Non, pas besoin, lui répondit-elle en souriant. — Bon, on attaque quoi aujourd’hui ? La remise en place des ballots chez les Richards ou la dispute perpétuelle entre les deux fermes au sud ?
C’est sûr que leurs missions avaient un peu changé de direction ces deux derniers jours. Depuis la mort du Varnak, le calme avait regagné Clairmont.
Outre le fait qu’il faisait un froid de canard, que les habitants s’amusaient à décorer de manière farfelue leurs façades et leurs intérieurs aux couleurs de Noël, et les tempêtes de saison qui mettaient la pagaille dans les champs environnants.
Pour l’instant, ils apportaient leur aide à quelques fermiers qui se préparaient à affronter l’hiver. À plusieurs reprises, ils avaient tenté de régler le conflit entre deux exploitations en dualité permanente.
L’une revendiquait les produits de l’autre comme étant les siens, tandis que l’autre se défendait en saccageant quelques matériaux, ce qui entraînait inévitablement une riposte.
« Une chaîne sans fin », avait pensé Élika.
— Hum, le duel ? demanda Eren.
— Adjugé ! répondit Élika. J’enfile mon manteau et on peut y aller.
En se levant, elle revit nettement le visage d’Uriel à travers le miroir : ses cheveux blonds soigneusement plaqués en arrière, ses yeux d’un bleu limpide. Mais pourquoi diable se laissait-il pousser cette barbe ?
Elle souffla doucement, agacée par cette pensée.
— Tout va bien ? demanda Eren.
— Oui, oui, répondit-elle un peu trop vite.
Ils marchaient depuis quelques minutes déjà. Élika sentait le froid s’infiltrer jusque dans ses orteils, mordant sa peau malgré ses bottes. Elle resserra les bras contre elle, tentant de préserver le peu de chaleur corporelle qu’il lui restait.
— Tu penses qu’on va avoir droit à quoi aujourd’hui ? Le vol d’un cageot de courges ou l’arrachage stratégique de quelques plants ? demanda Eren, un sourire ironique aux lèvres.
— Huum… peut-être la mystérieuse disparition d’une charrette… ou, soyons fous, le verrouillage de la grange sans autorisation ? répondit-elle sur le même ton.
Le rire franc d’Eren résonna dans l’air glacé, et apporta un peu de chaleur dans le matin brumeux. Ce genre de complicité rendait ces missions plus supportables.
Quelques pas encore, et les deux fermes en conflit se dessinèrent devant eux. Celle des Laval, à droite, arborait des murs beiges et un toit en tuiles couleur terre cuite. En face, légèrement en retrait sur la gauche, se dressait la ferme des Durel, reconnaissable à ses tuiles noires et son bardage peint d’un vert délavé. Un chemin terreux, bordé de clôtures en bois solide, séparait les deux bâtisses.
Les prés alentour luisaient sous une fine couche de givre, donnant aux lieux un éclat presque féerique. Au loin, le beuglement sourd du bétail s’échappait des granges, rompant le silence givré du matin.
Alors qu’ils s’approchaient du chemin boueux séparant les deux propriétés, un détail attira l’attention d’Élika.
Un petit monticule de pierres semblait avoir été déplacé, révélant un cercle gravé dans la terre gelée. Un motif simple, mais troublant : une spirale presque effacée, barrée par une entaille profonde.
Elle s’agenouilla, effleura la gravure du bout des doigts. Le froid mordit sa peau, mais elle ne bougea pas.
— Eren… regarde ça.
Il se pencha à son tour, plissa les yeux.
— On dirait… le symbole que Victor avait dessiné dans ses croquis, murmura-t-il.
— Oui. C’est très étrange.
Un claquement sec les fit sursauter. La porte de la ferme Durel venait de s’ouvrir à la volée, et un homme à la carrure trapue, le visage rougi par le vent, s’avançait déjà vers eux, furibond.
— C’est encore ces imbéciles de Laval ! Ils ont gravé des symboles bizarres dans mon champ pour faire flipper mes bêtes !
Élika se redressa lentement. Son regard croisa celui d’Eren. Ce n’était plus un simple conflit de voisinage. Quelque chose clochait, et ce symbole n’était pas là par hasard.
À ce moment-là, la porte de l’autre ferme claqua à son tour.
— Hé, Durel ! Tu t’amuses à bouger mes ballots devant l’entrée de mon étable ? Je peux plus entrer, vieux bouc ! Si mes bêtes crèvent, je te le jure, tu seras responsable !
Monsieur Laval était grand et sec, la silhouette nerveuse. Son nez aquilin, presque crochu, tranchait avec celui, large et empourpré, de son voisin Durel, plus petit, le ventre rond, usé par les années passées à labourer les champs.
Entre eux, le chemin paraissait soudain bien trop étroit pour contenir une telle rancune.
— Tu l’inventes, j’ai pas touché à tes ballots, gredin ! rétorqua M. Durel, les joues rouges d’indignation. — Et toi, tu t’amuses à raser mes champs pour y graver des symboles de sorcellerie !
M. Laval, hors de lui, traversa le chemin en quelques enjambées et planta son doigt dans l’épaule de son voisin.
— J’ai rien fait, imbécile ! Tu veux voir ce que t’as fait, hein ? Viens voir ! Il lui agrippa le bras pour le tirer en direction de son terrain. — Ça t’rappellera peut-être des souvenirs !
C’est à ce moment-là qu’Élika et Eren décidèrent d’intervenir.
— On se calme, vous deux ! Il y a moyen de régler ça autrement ! s’interposa Élika, la voix ferme.
Eren s’interposa physiquement entre les deux hommes, les mains levées.
— C’est ridicule de vous battre comme ça.
— Ah ouais ?! Et comment tu veux qu’on règle ça, p’tit malin ?! vociféra M. Laval, en désignant d’un geste théâtral le château de ballots qui obstruait complètement l’entrée de son étable. — Tu vas me dire comment je fais pour rentrer mes bêtes, maintenant ?!
Au vu de la tête de M. Durel, Élika devina sans mal qu’il n’était pour rien dans cette histoire. Bouche grande ouverte, il toisait du mieux qu’il pouvait le haut de la pile de ballots, érigée en une parfaite pyramide.
— C’est toi qui as organisé ça pour me faire accuser ! lança-t-il enfin, furibond.
— Demeuré ! Bien sûr que non, j’ai autre chose à faire que…
PANC !
Un bruit sourd et sec explosa dans l’air, coupant net M. Laval dans son élan. Élika eut un sursaut brutal.
PANC !
Un deuxième. Plus fort, plus proche. Cette fois, elle recula d’un pas instinctif, le cœur au bord des lèvres.
Les ballots explosaient. Un à un.
Sans hésiter, Eren s’était placé devant elle, la protégeant de son corps. Il referma son long manteau noir autour d’elle, la serrant dans ses bras pour faire rempart.
Le temps sembla suspendu. Entre deux battements, elle entendit encore plusieurs détonations, plus espacées. Des brins de paille volaient dans l’air, caressant ses joues, s’accrochant à ses cils. L’odeur sèche du foin brûlé se mêlait à celle, plus âcre, d’une énergie instable.
Un silence étrange suivit la dernière détonation. Trop net. Trop propre. Même les bêtes, bruyantes quelques instants plus tôt, s’étaient tues.
Élika releva lentement la tête, encore à moitié protégée dans les bras d’Eren. Son regard balaya les débris de paille fumants, éparpillés autour d’eux comme des confettis après une guerre.
— Tu vas bien ? demanda Eren à voix basse, son souffle tiède contrastant avec l’air glacé.
Elle hocha la tête, les sourcils froncés.
— Ça venait de l’intérieur des ballots… souffla-t-elle, le regard toujours fixé sur les débris.
— Tu as osé mettre des explosifs dans mes ballots ?! hurla M. Laval, fou de rage, le visage cramoisi.
M. Durel, quant à lui, était tombé sur les fesses, encore sous le choc. Ses yeux écarquillés fixaient le ciel comme s’il s’attendait à voir tomber la fin du monde.
— SOR-CEL-LE-RIE !!! beugla-t-il soudain avant de se relever tant bien que mal et de courir se réfugier dans sa maison à grandes enjambées, le manteau volant derrière lui.
Eren desserra enfin son étreinte, permettant à Élika de se redresser complètement.
— Des mois de labeur… partis en fumée, murmura M. Laval d’un ton abattu, les bras ballants.
Élika s’avança prudemment vers les restes de la pyramide. Une poussière fine flottait encore dans l’air. Elle brillait… comme de la poudre d’or. Trop brillante. Presque artificielle.
Elle s’accroupit et passa lentement la paume de sa main sur le sol gelé, parsemé de cette étrange poudre.
Lorsqu’elle la releva, sa peau était entièrement dorée.
— Regarde ça, dit-elle en montrant sa main à Eren.
Il se pencha, fronça les sourcils. Un éclat passa dans ses yeux, discret, mais inquiet.
Après avoir promis de trouver une solution pour lui procurer de nouveaux ballots, Élika et Eren reprirent la direction du bureau, les bottes encore couvertes de paille et de poussière dorée.
— Et moi qui pensais être un peu tranquille depuis que Victor a été retrouvé, lâcha Élika, le ton faussement détaché.
Eren haussa les épaules, un demi-sourire en coin.
— À qui le dis-tu… Clairmont est CLAI-RE-MENT un village étrange !
Elle éclata d’un petit rire, sincère. Malgré tout, ce genre de moments avec lui avait quelque chose de rassurant.
Mais au fond, elle le savait : ce n’était que le début.