La fenêtre du réfectoire était entrouverte, pour aérer la pièce après le passage d’une centaine d’élèves venus se restaurer.
Ayra repoussa une mèche de cheveux qui flottait au gré du vent. Elle s’était installée juste devant l’ouverture, appréciant la fraîcheur sur son visage.
Son carnet était posé devant elle. Elle y traçait une synthèse méthodique du dernier cours sur les techniques et les styles.
Par moments, une page se soulevait sous l’effet de la brise. D’un geste machinal, elle la rabattait, sans quitter sa concentration.
Le réfectoire était désormais vide. Dahlia était partie avec son binôme pour travailler leur exposé, et Ayra s’était proposée de l’attendre ici, en révisant.
Elle avait entraperçu Kael dans la journée, mais avait préféré l’éviter. Elle s’était déjà sentie assez mal la veille pour encore supporter son indifférence aujourd’hui. D’ailleurs, il n’avait pas cherché à l’approcher. Tant mieux.
Elle poussa un soupir, posa son stylo, puis étira ses bras au-dessus de sa tête, les doigts tendus vers le plafond. Son regard s’attarda, rêveur, sur l’extérieur.
La vaste étendue de Clairval lui apparaissait toujours aussi magnifique. Bien entretenue, elle était parcourue de parterres méthodiquement agencés en rotonde — pour l’instant vides à cause de la saison.
Au centre, se dressait un immense sapin désormais décoré. Les guirlandes lumineuses contrastaient avec le ciel qui s’obscurcissait rapidement.
Les arbres dénudés longeant le vieux muret de briques, lui-même surmonté d’une clôture de fer forgé, étaient eux aussi ornés de guirlandes.
L’ensemble donnait au lieu un air doucement enchanteur.
Des bruits de pas résonnèrent en écho dans le couloir attenant. Lents, assurés.
Ayra tourna la tête dans leur direction, les sens en alerte.
Elle inspira profondément. Elle ne savait pas pourquoi… mais elle se doutait de qui approchait.
Elle referma doucement son carnet, comme pour s’armer d’un rempart fragile, puis reporta son regard vers la fenêtre, feignant de ne rien attendre.
Son cœur, lui, ne jouait pas le jeu.
— Ah, c’est là que tu te caches, dit une voix grave qu’elle connaissait par cœur.
Ayra ne bougea pas. Elle resta figée, le regard braqué vers l’extérieur, comme si la beauté tranquille du paysage pouvait la protéger de ce qu’elle ressentait.
— Tu vas tirer la tête encore longtemps ? demanda Kael en tirant une chaise face à elle. Le grincement sur le sol la fit sursauter malgré elle.
Il s’installa sans attendre son accord.
— Je ne vois pas de quoi tu parles, répondit-elle d’une voix serrée, la mâchoire tendue sous sa main posée contre son menton.
Elle n'avait pas envie d’affronter son regard. Pas maintenant.
Mais l’odeur familière de son parfum, à la fois boisée et épicée, mit ses sens en alerte. Inutile de faire semblant, son corps l’avait déjà reconnu avant même qu’elle ne l’accepte.
— Tu sais très bien de quoi je parle, lâcha-t-il d’un ton calme, mais ferme.
Du coin de l’œil, elle le vit se pencher en avant, ses bras croisés posés sur la table. Il n’était plus qu’à quelques centimètres d’elle. Elle serra un peu plus la mâchoire.
— Je ne vois pas pourquoi tu t’en préoccupes. Tu n’avais pas l’air de t’en soucier hier, répliqua-t-elle sans détourner le regard du jardin.
— Ah, voilà… tu vois bien qu’il y a quelque chose, répondit-il.
Il tourna lentement la tête vers l’extérieur, imitant sa posture, ses bras toujours croisés sur la table.
— J’avais quelque chose à faire, hier. Ce n’était pas contre toi. Finit-il par dire, plus bas.
— Eh bien, j’en ai marre de tes sautes d’humeur ! Merci, mais ce n’est pas pour moi, lâcha-t-elle, la voix tremblante de colère contenue.
Elle se leva d’un coup, attrapa son carnet à la hâte, puis agrippa son sac. Ses gestes étaient vifs, presque brusques, comme pour échapper à ce qu’elle ressentait.
À peine avait-elle fait quelques pas que le raclement de la chaise derrière elle indiqua qu’il s’était levé aussi.
Quelques secondes plus tard, elle sentit sa main refermée sur son bras.
Elle le fusilla du regard en tentant de retirer son bras.
— Lâche-moi !
— Je t’assure que ça n’avait rien à voir avec toi ! répondit-il, les yeux agrandis, ce qui fit ressortir l’éclat d’or dans ses prunelles.
— Oui, je me doute… vu les centaines de filles que tu as dû accoster hier ! lança-t-elle, sans réfléchir.
Elle regretta aussitôt. Elle n’avait pas voulu que ça sorte. Encore moins qu’il comprenne qu’elle avait été jalouse.
Elle vit son visage changer. Il était sur le point de rire. Il mordit sa lèvre inférieure et un éclat amusé traversa son regard vert.
— Tu es jalouse ? C’est pour ça, toute cette scène ? dit-il, presque hilare.
Ayra se raidit.
— Pas du tout ! Tu fais ce que tu veux ! lança-t-elle en retirant son bras de son étreinte avant de s’éloigner.
Elle l’entendit marcher derrière elle. Elle leva les yeux au ciel, exaspérée. Ses joues brûlaient encore de honte.
Puis, sans prévenir, il glissa un bras autour de ses épaules, comme il l’avait déjà fait à plusieurs reprises. Son corps tout proche du sien raviva la chaleur dans ses joues.
Typique de Kael. Quand il avait une idée en tête, il ne lâchait rien.
— Tu espères quoi avec cette proximité ? Te faire pardonner ? demanda-t-elle en tentant de garder une voix neutre.
— Et ça fonctionne ? répliqua-t-il du tac au tac, avec ce petit sourire en coin qu’elle connaissait trop bien.
— Pas le moindre du monde, lança-t-elle en gardant un air détaché.
Ils avançaient côte à côte dans le couloir. Leurs pas résonnaient faiblement sur le sol carrelé, et l’ambiance feutrée des lieux accentuait chaque silence.
Une porte claqua au loin, la faisant sursauter légèrement.
Il l’avait remarqué, bien sûr. Elle l’entendit glisser, avec une pointe d’ironie :
— Un rien peut te surprendre…
Il s’était penché pour le dire presque à son oreille, et le ton était plus doux qu’elle ne l’aurait cru.
Une seconde porte claqua, cette fois plus proche. Elle sentit Kael tourner la tête derrière eux, légèrement tendu.
Un sourire discret effleura ses lèvres.
— On dirait que pour toi aussi… murmura-t-elle, un brin moqueuse.
La double porte qui séparait le couloir du hall se referma brutalement devant eux, les faisant s’arrêter net.
— Tu vas me dire que c’est un courant d’air ? lança-t-elle, un sourcil levé.
Elle leva les yeux vers lui. Kael fronçait les sourcils, le regard rivé sur la porte.
— non, c’est étrange…
Ayra se dégagea doucement de son étreinte et jeta un coup d’œil autour d’elle.
Le couloir paraissait comme d’habitude, avec ses moulures en bois et ses murs recouverts d’un tapis mural aux teintes vieillies, vestige d’une autre époque.
Mais la classe à sa droite, vide quelques instants plus tôt, vit sa porte se refermer avec la même violence.
Elle écarquilla les yeux, une bouffée d’adrénaline montant dans sa poitrine, et revint aussitôt près de Kael, qui fixait lui aussi la porte de la classe.
Sans un mot, il passa un bras protecteur autour d’elle.
— On ferait mieux de sortir d’ici, dit-il.
— Tu crois qu’on pourra ? demanda-t-elle.
— On va vite le savoir.
Il s’avança vers la double porte, posa la main sur la poignée et tira. Elle s’ouvrit sans résistance.
— Tu vois ? lança-t-il en se retournant vers elle, un sourire en coin.
Ayra le rejoignit à grandes enjambées pour regagner le hall. En passant, elle jeta un coup d’œil hésitant à la porte, comme si elle s’attendait à ce qu’elle se referme brusquement.
Kael lui attrapa la main, la tirant doucement pour l’inciter à avancer.
— Tu as peur qu’elle se referme ? glissa-t-elle.
— J’ai pas envie d’attendre qu’elle le fasse, répliqua-t-il avec un regard entendu.
Elle leva les yeux vers le haut des escaliers, en direction de la bibliothèque.
— Dahlia ne devrait pas tarder…
— Tu veux vraiment rester là à l’attendre ? demanda-t-il en jetant un regard par-dessus son épaule vers la double porte, toujours entrouverte.
— Hum… Dis-moi, tu aurais peur, par hasard ? lança-t-elle en pointant le doigt dans sa direction, un sourire en coin.
— Pas du tout ! rétorqua-t-il en croisant les bras, avant de souffler avec une certaine mauvaise foi.
— C’est cela, oui… répondit-elle, un sourcil levé, amusée.
— Tiens, tu es bien loquace, tout à coup, lui lança-t-il d’un ton moqueur.
— Si tu préfères, je me tais ! répliqua-t-elle aussitôt, piquée.
Un grincement de porte résonna à l’étage. Ils levèrent tous les deux la tête d’un même mouvement, en direction du bruit.
Des voix s’élevèrent aussitôt, familières. Ayra relâcha ses épaules dans un soupir, soulagée.
Dahlia apparut en haut des escaliers, accompagnée de quelques élèves sortis de la bibliothèque. Lorsqu’elle aperçut Ayra, elle lui adressa un petit signe amical, avant de poser son regard sur Kael. Un sourire malicieux, plein de sous-entendus, étira ses lèvres.
Dahlia arriva à leur hauteur et les observa un instant, un léger sourire aux lèvres.
— On peut y aller, déclara-t-elle simplement.
Sans un mot de plus, ils prirent tous trois la direction de la sortie. Kael marchait toujours près d’Ayra, comme s’il ne lui serait jamais venu à l’idée de ne pas l’accompagner. Elle le savait : il les suivrait jusque chez Mira. Elle n’aurait pas eu son mot à dire. C’était devenu une habitude, un automatisme… presque un point d’ancrage.
Mira, de toute façon, semblait toujours heureuse de les accueillir — comme si leur présence était tout aussi naturelle à ses yeux que la leur.
Le froid du soir tombait, et les pavés commençaient à luire sous la fine pellicule de givre. Les rues étaient baignées de lumière, chaque façade habillée de guirlandes colorées installées quelques jours plus tôt.
Ayra adorait cette fraîcheur. Elle aurait pu rester des heures dehors à flâner, les joues rougies par le vent. D’un coup d’œil sur le côté, elle observa Kael : les épaules relevées, le menton rentré, emmitouflé dans sa veste de cuir au col remonté pour couvrir son cou. Les mains dans les poches, il fixait le sol et avançait d’un pas rapide, visiblement peu enclin à la contemplation.
Elle reporta son attention sur les décorations. Certaines fenêtres exposaient de petites maisons miniatures, colorées, plantées dans des paysages de coton. Elle aimait s’y attarder, observer chaque détail comme si l’un d’eux allait prendre vie.
Derrière elle, elle entendait Kael souffler à chaque arrêt. Sans même se retourner, les yeux toujours posés sur la vitrine scintillante, elle lança :
— Si ça t’ennuie de t’arrêter, tu peux continuer ton chemin.
Elle vit son propre sourire en coin se refléter dans la vitre, sans pouvoir le retenir.
— Certainement pas, répondit-il, toujours les épaules hautes, en piétinant sur place.
— Au fait, vous comptez vous rendre au bal de Clairval ? demanda Ayra. Elle connaissait déjà la réponse de Dahlia, mais ce qui l’intéressait, c’était celle de Kael.
— Oui, bien sûr ! répondit aussitôt Dahlia avec entrain. On devrait même proposer aux autres de venir avec nous !
— J’y avais pensé aussi, acquiesça Ayra, un sourire discret sur les lèvres.
Kael arqua un sourcil, les mains toujours au fond de ses poches, de la buée s’échappant de sa bouche.
— Depuis quand y a-t-il un bal à Clairval ?
— Ah mais oui, c’est vrai ! lança Ayra avec un faux air surpris. Tu étais bien trop occupé hier pendant l’annonce du prof…
Le ton piquant lui valut un regard de côté de Kael, mais elle perçut le petit pli amusé qui se forma au coin de ses lèvres.
— Les cotillons et tout ça, c’est pas trop ma tasse de thé, finit-il par répondre, le regard perdu vers l’horizon.
Une légère pointe de déception naquit au creux du ventre d’Ayra, mais elle fit mine d’observer encore un peu le village miniature devant elle.
— Comme tu voudras… Je me doutais de ta réponse, dit-elle d’une voix parfaitement maîtrisée.
— Je t’imagine pourtant très bien, dans un costume d’époque sur mesure, en train de danser une valse, lâcha Dahlia.
Ayra esquissa un sourire. L’image lui vint tout de suite à l’esprit.
Kael haussa simplement les épaules et laissa échapper un léger pouffement, toujours tourné vers le lointain.
Ayra en profita pour observer furtivement son profil : aucun défaut. Son nez droit, sa mâchoire bien dessinée. Il avait attaché ses cheveux en une queue haute, et les mèches argentées luisaient sous les éclairages de la rue.
Ils reprirent la route en silence. Ayra continuait de jeter quelques regards aux décorations, mais ne s’y attarda plus, consciente que ses pauses successives avaient déjà mis la patience des deux autres à l’épreuve.
À sa grande surprise, la maison de Mira se détacha bientôt dans l’obscurité. Elle aussi avait été décorée. Une guirlande lumineuse l’enveloppait comme un fil d’or, révélant sa silhouette atypique bien avant qu’ils n’en atteignent le seuil. L’éclat doux des lumières contrastait avec le froid ambiant, donnant au lieu un aspect presque féerique.
Mira ouvrit la porte avant même qu’ils ne frappent, comme si elle les avait attendus. Une odeur sucrée s’échappa aussitôt de la maison, mêlant cannelle et fruits chauds.
— Entrez vite, vous allez geler dehors !
Kael pénétra en premier, les épaules encore relevées, puis Ayra et Dahlia le suivirent, secouant doucement leurs bottes couvertes de givre.
— Je trouve cette saison délicieuse, dit Ayra.
Mira lui fit un clin d’œil, puis se tourna vers les autres.
— Allez dans le salon, tout le monde est déjà là !
Kael lui lança un regard interrogateur, mais obéit sans rien dire.
— Ayra, je peux te parler une seconde ? demanda sa tante.
— Oui, sans souci.
Elle lui prit doucement le bras pour l’emmener dans la cuisine.
— Tu as meilleure mine, Ayra.
— Merci… Oui, je me sens mieux… répondit-elle, incertaine de l’endroit où sa tante voulait en venir.
— Rien d’étrange ? Pas de force qui surgit ? l’interrogea Mira à mi-voix.
— Comment tu le sais ? C’est si visible que ça ?
— Je m’en doutais… Ton regard a changé. Ta détermination, elle aussi. Depuis l’attaque ici… Enfin, j’ai pris les devants et je l’ai dit à ton père…
— Mais pourquoi ?! fit Ayra, les yeux écarquillés.
— Rappelle-toi, il veut des rapports réguliers… Et comme il était un peu tôt pour que tu t’entraînes, je lui ai dit que tu devenais plus forte de jour en jour. Qu’il ne faudrait plus longtemps avant que ça sorte… Ce n’est pas vraiment un mensonge… ni vraiment la vérité, tu vois ?
— Oui… Elle relâcha ses épaules. Tu as bien fait, Mira. Ça a fonctionné ?
— Pour l’instant, on va dire ça… Mais ton père aime le concret.
— Très bien, je vais y penser. À y aller… dans la salle d’entraînement.
— Bien ! fit-elle en frappant dans ses mains. Et si on allait rejoindre les autres .Mira avait retrouvé son sourire jovial.
— Mais… je peux savoir ce que tu as mijoté dans le salon ? demanda Ayra, intriguée.
— Tu vas vite le savoir, répondit sa tante en la poussant gentiment vers le salon.
Ayra resta bouche bée en pénétrant dans la pièce.
Un grand sapin avait été installé devant les baies vitrées, et le salon avait été réorganisé pour l’encadrer harmonieusement.
À sa grande surprise, Élika s’amusait à placer des boules scintillantes dans les branches. Eren aussi, visiblement concentré, choisissait avec soin leur emplacement.
Elenor accrochait des chaussettes tricotées, vertes et rouges, le long de la cheminée. Sur la table basse, un grand plateau débordait de biscuits au parfum de pain d’épices : étoiles, bonshommes, chaussettes, nappés de sucre coloré. Lucas était assis à même le sol, une tasse de chocolat chaud entre les mains, en train d’en grignoter un avec gourmandise. Il fut rapidement rejoint par Dahlia, qui s’assit à ses côtés en riant doucement.
Riven, concentré, installait une guirlande de sapin le long de l’encadrement des baies vitrées.
Kael, lui, observait la scène à l’écart. Ayra n’arrivait pas à déchiffrer son expression : il semblait un peu désorienté, presque mal à l’aise, comme si ce décor lui était étranger.
Mira s’approcha d’un petit appareil posé sur un meuble et appuya sur un bouton. Aussitôt, des chants de Noël s’élevèrent doucement dans toute la pièce, enveloppant les lieux d’une chaleur familière.
— C’est magnifique ! s’exclama Ayra, les mains jointes sur le cœur.
Elle se retourna vers Kael.
— Tu ne trouves pas ?
— C’est… bizarre. Trop jovial. Répondit-il simplement.
— Dis-moi ce que tu aimes, surtout ! lança-t-elle, faussement vexée.
— Beaucoup de choses. Mais ça… ça n’en fait pas partie.
Elle sentit un soupçon d’agacement grimper en elle, mais le chassa.
Après tout, Kael était ainsi. Et elle… elle avait choisi de rester, même dans ce “beaucoup de choses” qu’il ne disait pas.