Je sursaute violemment quand une clé est introduite dans la serrure de la porte de ma cellule. Mes muscles se tendent et je m’efforce à contrôler les battements irréguliers de mon cœur. Décidément, cela ne me ressemble pas de me laisser surprendre de la sorte. L’entrée pivote et je soupire d’aise en découvrant Vincent dans l’embrasure. Une pile de linge coincé sous le bras, il pénètre sans un mot dans la pièce avant de refermer derrière lui. Je n’aime pas cette gravité qu’il arbore sans cesse en ces lieux, surtout si c’est le signe d’une mauvaise nouvelle. Je n’ai qu’un désir me jeter sur lui pour qu’il me libère enfin de cet insupportable doute dans lequel je baigne depuis ce matin. Pourtant, c’est incapable de dire le moindre mot que je le laisse m’approcher. Lorsqu’il estime être à une distance suffisante, ses lèvres s’écartent et il me pose à nouveau cette stupide question.
- Comment te sens-tu ?
Mal, ai-je envie de hurler. Mal à en crever ! Il sait ça ! Pourquoi s’obstine à me le demander ? Je fais taire ses pensées et me contente de lui montrer d’un geste las mes draps qui ont viré au brun.
- Et tes douleurs ? persiste-t-il.
- Par vague, l’informé-je laconiquement.
Le silence s’étire tandis que nous nous fixons. L’irritation me gagne de plus en plus. Qu’est-ce qu’il attend ? C’est mon médecin qui finit par rompre le contact visuel entre nous.
- Si tu en es capable, lève-toi. Je vais m’occuper de ton lit.
Je ne bouge pas. Face à ma passivité, il complète :
- Je ne partirai pas d’ici sans explication.
Ma mâchoire se contracte et je me relève un peu brusquement. Inutile d’espérer. S’il avait une bonne nouvelle à m’annoncer, il m’aurait déjà averti. Je fais alors ce que je réussis le mieux et enfouis mes craintes au plus profond de moi. Il sort une gourde de sa sacoche ainsi qu’un bout de tissu et un savon.
- Je sais que c’est trop peu, mais profites-en pour te rafraichir.
En temps normal, je lui aurais été infiniment reconnaissante. À part des jets d’eau glacée dont Assic m’asperge quand je me vomis dessus pendant les tests, ça fait une éternité que je ne me suis plus lavée correctement. La saleté m’est désormais tellement familière qu’elle est devenue une seconde peau pour moi. Je devrais profiter de ce luxe qui m’est offert, mais malheureusement, en cet instant seule la colère bout dans mes veines. Vincent s’est retourné pour me laisser un semblant d’intimité, même si avec lui j’ai arrêté d’être pudique. Depuis que je le connais, il ne m’a jamais considéré autrement que comme une patiente. Il est vrai que nous sommes amis, mais en aucun nous devrons amant. Je retire mon vêtement trempé de sueur et de sang et le jette à terre. J’humidifie l’étoffe qui m’a été remise et frictionne le savon entre mes mains. Délicatement, je commence à le frotter contre ma peau en débutant par mon visage et mon crâne chauve. Je le fais ensuite serpenter sur mes cicatrices, toujours plus nombreuses et laides. Je termine par mon intimité qui a le plus besoin de soin. Après un ultime rinçage, je reviens au côté de mon ami qui achève de changer mes draps. Je remarque alors une nouvelle tunique. Vincent pivote son visage vers moi. Malgré ma nudité, il ne cille pas et son regard me confirme qu’il n’éprouve rien pour ce corps. Tout le contraire des deux autres hommes qui m’ont vu nu par le passé. Chez Tellin, ce n’était que du désir à l’état brut pour un contact charnel. Pour Hans, c’était différent. Le désir était présent, mais il était plus innocent, plus tendre. Lors de cette première fois ensemble, quand, j’ai retiré mes dernières protections, il a rougi sans oser s’approcher. C’est finalement moi qui ai dû prendre ses mains pour l’inviter à aller plus loin. Du bout des doigts, je touche l’habit.
- Assic et les autres vont tout de suite voir que c’est neuf, relevé-je. Je refuse que tu aies des problèmes par ma faute.
Et surtout, pensé-je. Je ne veux pas que l’on me retire le seul soutien qu’il me reste entre ces murs justes parce qu’il m’a permis d’avoir ce traitement de faveur. Mon ami secoue la tête.
- Ne t’inquiète pas pour ça. J’en fais mon affaire. Voici des protections pour éviter de te salir à nouveau, me dit-il en désignant une série de bandes blanches.
Sans un mot, je m’exécute et me dépêche de me rhabiller. L’ambiance de cette pièce me donne toujours la chair de poule. Cette propreté quelque peu retrouvée me parait étrange alors que je glisse mes mains sur ma tenue laiteuse. Vincent me sort de ma torpeur en reprenant la parole.
- Elena, comme promis, j’ai mené mes recherches.
Ma situation comme mes douleurs dans le bas du ventre me reviennent soudain de pleine face. Mes doigts se resserrent sur le tissu de mon vêtement. J’ai tant attendu ses résultats, mais maintenant qu’ils sont imminents, je n’ai plus envie de les entendre.
- Parle, lui ordonné-je pourtant d’une voix enrouée.
- J’ignore si la fausse couche est effective, mais il ne fait aucun doute que tu es enceinte.
À l’annonce de ma condition, je ne réagis pas, mais mon cœur s’est emballé. Mes paumes deviennent moites et je me mets frénétiquement à triturer les coutures de mon vêtement. Mon médecin poursuit d’un ton neutre :
- Malheureusement, comme je te l’ai dit ce matin, avec les symptômes que tu présentes, il est fort peu probable que tu l’es encore.
Il parle, mais je ne l’écoute plus. Je m’étais préparée à cette évidence. Tout au long de cette journée, j’ai essayé de me convaincre que cette grossesse existait, mais à l’évidence je n’étais pas prête. Mes membres se mettent à trembler. Je ne peux pas l’accepter. Je m’appuie maladroitement contre mon lit. Mes jambes se dérobent sous moi. Je m’écroule sur le sol froid où je me recroqueville sur moi-même incapable de contrôler plus longtemps ces émotions qui m’assaillent sans pitié.
J’ignore combien de temps, je demeure prostrée à terre. C’est finalement Vincent qui m’oblige à me relever d’un geste délicat, mais ferme.
- Elena, commence-t-il d’une voix calme. Même si c’est dur, tu dois te reprendre.
Mon regard se porte sur mes mains dont les paumes sont ouvertes vers le haut. Je ricane. Comment ose-t-il me dire ça après ce qu’il m’a appris ? À l’entendre, j’aurais presque l’impression qu’il m’a annoncé une mauvaise nouvelle quelconque. Me reprendre ? À quoi bon ? Les rebelles ne m’ont pas sorti de cet enfer, je suis toujours enfermée ici et puis… Je pose ma main sur mon ventre. Je viens peut-être de perdre mon dernier lien avec Hans. Mais plus que ça, j’ai été incapable de protéger cette vie qui grandissait en moi. Continuer à me battre ? Pourquoi est-ce que je le ferais-je ? J’ai déjà suffisamment donné.
- Non, Vincent. J’en ai assez d’être forte.
Il m’attrape l’épaule.
- Je t’interdis de dire ça, Elena. Tu ne peux pas laisser tomber !
Je lui décoche un regard las. Il n’a rien à m’ordonner.
- Dans ce cas, sors-moi d’ici. Tout de suite !
Il grimace.
- Tu sais bien que je ne peux pas.
J’ai beau connaitre la réponse, cela n’empêche pas mon cœur de se tordre en l’entendant. Mécaniquement, je me rassois sur mon lit.
- Laisse-moi, s’il te plait. Je souhaite être seule.
- Je ne peux pas, pas dans cet état.
Inconsciemment, je souris. Isis m’a dit un jour la même chose. Cette nostalgie disparait aussi vite qu’elle était apparue.
- Je te promets de ne rien faire de stupide. J’ai juste besoin de réfléchir, dis-je dans un souffle, le regard perdu.
Je relève la tête. C’est avec méfiance que Vincent m’observe dans la crainte de déceler sur mon visage une quelconque vérité, mais il aura beau chercher, je ne suis plus que sincère à cet instant précis. S’il redoute que je mette fin à mes jours, qu’il se rassure. Jamais, je n’aurais le courage d’aller jusqu’au bout de mon geste. Nous nous fixons en silence. Mon ami s’accroupit devant moi. Ses mains enveloppent les miennes.
- S’il te plait, Elena. Si tu ne veux plus te battre pour toi, fais-le au moins pour Hans.
Je lui souris tristement.
- Hans n’est plus là.
Je le dis avec une telle facilité que cela me surprend. Aurais-je fini par l’accepter ? Je n’en ai pourtant pas l’impression. Son souvenir me colle à la peau. Tout me rappelle à lui. À mon grand étonnement, mon interlocuteur secoue la tête, puis pointe ma poitrine du doigt, là où se trouve mon cœur.
- Bien sûr que si, tâche de ne plus l’oublier.
Il rompt le contact entre nous et se redresse.
- Pour l’instant, je préfère éviter de te donner quoi que ce soit. Nous devons attendre de voir comment la situation évolue. Je remarque que tu as pris ton calmant. En voici un…
D’un geste, je lui fais comprendre que c’est inutile. L’incertitude traverse ses prunelles émeraudes avant qu’il ne se rétracte et remette le cachet qu’il venait de sortir de son sac. Il m’informe beaucoup plus hésitant :
- J’ignore quand je pourrais revenir, mais je tâcherai de le faire le plus souvent possible.
Je demeure inerte. Sa mâchoire se contracte et il s’accroupit à nouveau en face de moi et me force à le regarder.
- Elena, sache en tout cas que si tu souhaites en parler, je suis là. Je reste à tes côtés. Ne garde surtout pas ce genre de problème pour toi.
J’opine mollement du menton. Bien que ma réaction ne semble pas lui convenir, il finit par s’éloigner. Après d’ultimes conseils, il me quitte pour de bon. La main sur mon ventre, je ferme les yeux. Je me sens si vide. Ce n’est que dans la solitude de ma prison que je commence peu à peu à saisir la portée des paroles de mon médecin. Mes doigts agrippent mon vêtement tandis que Hans m’apparait. Un chagrin sans nom s’empare de moi. Je bascule sur mon épaule et enfouis mon visage dans mon oreiller. Qu’est-ce que je dois faire, Hans ?
C'est toujours aussi triste cette prise de conscience sur ce qu'elle vient de vivre sans même le savoir à la base ;-; La pauvre, j'aimerais tellement aller la prendre dans mes bras et la sortir de là-bas >.<