Mes dents s’enfoncent douloureusement dans ma lèvre inférieure pour ne pas crier pendant que Jude resserre sans aucune pitié l’attelle autour de mon poignet blessé. Comme je l’avais craint, il a fallu d’un mouvement un peu trop brusque pour que mon pansement se défasse. Lorsque nous avons estimé être suffisamment éloignés des militaires, la jeune fille s’est fait un devoir de s’occuper de mon bandage et depuis c’est avec des gestes rapides et précis qu’elle me soigne.
- Est-ce que c’est cassé ? articulé-je difficilement pour penser à autre chose.
Sans relever la tête, elle m’informe :
- Impossible à dire avec les moyens dont nous disposons, mais j’ai plus l’impression que c’est une belle foulure.
- C’est une chance que tu t’y connaisses en premier soin.
Elle redresse le menton et un sourire amer étire ses lèvres.
- Avant d’être enfermée dans la section, il m’est arrivé d’aider le médecin de mon village quand il était débordé.
- Tu viens d’où ?
- Je ne suis pas du coin, se contente-t-elle de me répondre avant d’ajouter en me voyant sur le point d’insister. Et si cela ne te dérange pas, je préférerai ne pas en parler.
- Bien sûr ! m’empressé-je de la rassurer. Excuse-moi.
Le silence retombe entre nous pendant que la jeune fille termine son travail.
- Qu’est-ce que l’on fait maintenant ? s’enquit-elle après un dernier nœud.
Lorsque nous étions poursuivis par les militaires, j’avais refusé de me poser cette question, mais il va bien falloir que je m’en préoccupe au plus vite. Le problème, c’est que je n’ai absolument pas la moindre idée de la direction à prendre pour retourner au camp rebelle. À force de courir dans tous les sens, je n’ai plus aucun repère. J’attrape mon sac.
- Commençons par faire l’inventaire de ce que nous possédons.
C’est avec un soin un brin trop méticuleux que je vide mon bagage comme si je voulais retarder les mauvaises nouvelles. Gourde à moitié pleine, deux barres énergisantes, une corde, une boussole et une boite de premiers secours déjà bien entamée. Le constat s’impose à moi. C’est trop peu. En ce qui concerne la nourriture, je n’ai plus qu’à espérer que les quelques astuces que m’a données Andy pour survivre dans la forêt nous permettent de compléter nos provisions. Enfin, du côté des armes, ce n’est guère mieux. Je peux faire une croix sur mes poignards. J’ai perdu l’un et l’autre… Ma bouche s’assèche et je m’empresse de détourner mes pensées pour ne pas revoir l’endroit où je l’ai égaré. J’essaye par tous les moyens d’oublier ce que j’ai commis, malheureusement, l’image du sang s’étendant sur le ventre du soldat reste gravée sur ma rétine. Je secoue la tête pour sortir de ma torpeur et reviens à Jude qui contemple ce que j’ai étalé au sol.
- Votre camp est-il loin d’ici ? me demande-t-elle.
- Trois à quatre heures de marche, je pense.
- Et par où faut-il aller ?
Ma mâchoire se contracte. Nos regards se croisent et elle comprend que je suis bien incapable de lui répondre. Elle reporte son attention sur nos maigres victuailles et soupire.
- Nous voilà bien.
- Je suis désolée, Jude. C’était ma première expédition et…
Je me tais, la gorge comprimée par l’angoisse qui me gagne de plus en plus. J’en veux à ma voix d’être aussi frêle, alors que c’est mon rôle de nous sortir de cette situation. Comme pour me redonner un semblant de courage, je claque mes mains sur mes joues et me redresse vivement.
- On va trouver une solution ! m’exclamé-je cette fois-ci avec beaucoup plus d’assurance.
Je refuse de baisser les bras. En quittant la base ce jour-là, je me suis jurée de m’en tirer par moi-même. Si je faiblis au premier obstacle, je n’ai pas ma place parmi les rebelles. J’ai promis à Hans de revenir et c’est ce que je compte faire. C’est avec vigueur que ma coéquipière opine du chef.
- Et si je montais en haut d’un arbre ? propose-t-elle. La base est plutôt imposante, on devrait pouvoir la localiser et ainsi peut-être se faire une idée de la direction à prendre.
J’écarquillais les yeux.
- Dans ton état ? Pas question ! Tu es trop…
- Faible ? complète-t-elle, vexée. Évite de me sous-estimer, chez moi j’avais l’habitude de le faire !
- Je ne remets pas en cause ton savoir-faire, mais je crains que les arbres soient trop haut et puis tu…
Sans me prêter attention, ma voisine s’est levée à son tour et a déjà posé sa paume sur l’écorce d’un conifère. Alors qu’elle appuie son pied sur le tronc pour débuter son ascension, je lui agrippe le bras.
- Je préfère éviter.
Elle se dégage.
- Je t’assure que tu n’as aucun souci à te faire.
C’est justement quand elle me le dit avec autant d’aplomb que je n’arrive pas à la croire. Je m’apprête à riposter, mais c’est peine perdue. L’instant d’après, elle s’est déjà hissée sur la première branche et est hors d’atteinte pour moi. Un clin d’œil de sa part et elle disparait dans les épines. Une certaine perplexité me gagne. Comment quelqu’un qui a été enfermé dans la section médicale peut-il encore avoir la force et l’agilité de faire ça aussi rapidement ? Un craquement me sort de mes pensées. Mon cœur rate un battement tandis que je regarde vers le haut. J’ai juste le temps de faire un bond sur le côté avant qu’une branche ne s’écrase à l’endroit où je patientais.
- Jude !
- Désolée, s’excuse sa voix lointaine. Promis, je fais plus attention.
- Redescends, la prié-je. C’est trop dangereux.
Seul le silence me répond. Une flopée de jurons m’échappe tandis que je donne un violent coup pied dans un tas de feuilles. Cette fille est une vraie tête de mule. J’ignore qui du soulagement ou de la colère prédomine quand Jude atterrit enfin devant moi une dizaine de minutes plus tard. Je l’attrape par les épaules et la secoue vigoureusement.
- Ne refais plus jamais ça !
Elle ne proteste en rien et laisse sa tête se balancer d’avant en arrière en rythme avec mes mouvements.
- Tu ne veux même pas savoir ce que j’ai à te dire ?
Je l’immobilise aussi sec. Comprenant que je l’invite à poursuivre, elle se lance aussitôt après s’être détachée de mon emprise. Elle pointe un endroit du doigt.
- Le sommet de la montagne est dans cette direction. Je ne suis pas certaine d’avoir vu la base, mais j’ai cru distinguer une sorte d’antenne par-là, m’apprend-elle en décalant légèrement son bras.
Elle sort ensuite quelque chose de sa poche et ouvre sa paume. J’y découvre ma boussole. Elle a dû la prendre quand j’avais le dos tourné. Une griffure grossière a été faite entre le N et le E. J’en déduis que c’est la direction à fuir comme la peste. D’un signe, Jude me confirme mon intuition. Je tapote distraitement mes lèvres du bout des doigts. On sait désormais vers où il ne faut pas aller. Les risques qu’auront pris Jude ne se sont pas relevés inutiles, mais la surface de recherche reste de taille. J’essaye de me faire une carte mentale de la zone. Le camp rebelle se trouve au sud de la base. Le mieux serait de revenir sur nos pas et tenter de retrouver le chemin par où je suis arrivée avec Andy et les autres. J’écarte cette idée. Les militaires risquent de nous retomber dessus aussitôt. Nikolaï ne nous a pas sauvés pour que nous nous fassions capturer plus tard. Malgré ça, me rétracté-je. Il serait idiot d’ignorer notre seul point de repère.
- Merci, Jude, déclaré-je en m’emparant de la boussole. Cela va nous être utile.
- Qu’est-ce que l’on fait ?
Je m’abaisse et attrape un bâton avec lequel je dessine une croix.
- Ça, c’est la base et ça, c’est à peu près l’endroit où doit se trouver notre camp, poursuive-je en rajoutant un rond.
Un triangle se joint au schéma.
- Nous devons être dans ces environs.
D’un geste, ma voisine m’invite à continuer.
- On va rebrousser chemin tout en déviant vers le Sud-Est en espérant que je reconnaisse quelque chose sur notre retour.
Je me tais. Le hasard a beau occuper une place un peu trop présente à mon goût, c’est tout ce que je peux proposer pour l’instant.
- Très bien, approuve Jude. Faisons comme ça.
Sur ce, nous nous dépêchons de rassembler notre matériel dans mon sac à dos et d’effacer mon plan. C’est la peur au ventre que je prends la tête de notre groupe et que je m’élance dans les bois. Je n’ai pas le droit d’échouer.
Les yeux rivés sur les aiguilles de ma boussole, nos jambes avalent les kilomètres. Après une heure de marche, c’est Jude qui finit par demander une pause pour s’hydrater. Ce n’est que quand elle me le fait remarquer que je me rends compte que je suis assoiffée. Le soleil est désormais bien au dans le ciel et les températures ont augmenté d’un cran. Cela fait un moment que nous n’avions pas connu une journée aussi chaude. Je retire mon bagage de mon dos trempé, l’ouvre et récupère ma gourde qui se trouve au fond. Je retiens une grimace en remarquant son poids. Je soupire. Je n’avais vraiment pas besoin d’un souci de ce genre en plus. Je passe la bouteille à ma voisine qui s’empresse de l’attraper.
- Essaye de ne pas tout boire, lui recommandé-je. Elle est presque vide.
Un hochement de tête et c’est avec parcimonie qu’elle avale deux gorgées d’eau avant de me redonner la gourde. C’est à grande peine que je l’imite. À moitié rassasiée, je replace le bidon dans mon sac. Vu notre consommation, j’espère que nous tiendrons la journée. À moins qu’avec un peu de chance, nous tombions sur un cours d’eau. Une idée s’impose soudain à moi et un espoir inattendu gonfle au fond de ma poitrine. Pourquoi est-ce que je n’y ai pas pensé plutôt ? Jude semble relever mon changement d’état d’esprit.
- Un problème ?
- L’eau ! m’exclamé-je.
Son expression se fait perplexe.
- Et ?
- Il y a un lac près de notre camp. Si nous mettons la main sur une rivière, il est possible qu’il nous amène directement là-bas !
Elle me sourit, pourtant je remarque à son regard qu’elle est loin d’être convaincue.
- C’est bien beau d’être optimiste, Isis, mais sais-tu combien de cours d’eau coulent dans ces montagnes ? Il suffit que l’on se trompe et que…
- Tu as une meilleure idée peut-être ? la coupé-je quelque peu irrité.
Sa bouche reste ouverte sans qu’aucun son ne sorte. Elle finit par la refermer avant de reconnaitre.
- Pas la moindre.
- De toute façon, il nous faut de l’eau, déclaré-je. Nous n’avons pas le choix.
Pour toute réponse, ma coéquipière qui s’était affalée par terre se relève et elle se place en silence à mes côtés. Sans rajouter quoi que ce soit, nous reprenons notre route.
Lorsque le soleil a disparu et que la nuit est tombée, j’ignore si mon sens de l’orientation fonctionne. Voilà plusieurs heures que nous cherchons notre chemin et à mon grand désarroi, je n’ai toujours pas trouvé le moindre indice me permettant de me repérer. Nous avons bien réussi à dénicher un petit ruisseau, mais il nous est vite apparu qu’il nous amenait dans la mauvaise direction. C’est à contrecœur que nous avons dû revenir sur nos pas. Alors que nous serpentons entre les arbres, une autre inquiétude s’infiltre peu à peu dans mon esprit au point de l’occuper tout entier. Il va nous falloir trouver un abri pour passer la nuit. Hors de question de poursuivre notre route quand il fait aussi sombre. Je préfère éviter de recourir ma lampe et puis je dois reconnaitre que je suis épuisée. Des crampes commencent à se faire sentir dans mes jambes. Après un rapide échange, je conviens avec Jude de nous reposer dès que nous repérons un endroit où dormir. Inutile de nous tuer à la tâche alors qu’une grosse journée nous attend demain. Il nous faut encore cheminer une bonne vingtaine de minutes avant de mettre la main sur quelque chose de plus ou moins potable. Situé au pied d’un arbre massif, le sol est assez plat pour nous permettre de nous coucher dans un certain confort. De plus, une rivière coule non loin d’ici. Tandis que Jude installe notre campement, je l’informe que je vais remplir ma gourde. J’attrape ma lampe et je me dépêche atteindre ma destination. Plus vite, je serai revenue mieux se sera. Je n’aime pas l’idée que nous soyons séparés. Arrivée près de la rivière, je m’accroupis et m’asperge le visage pour enlever la saleté de la journée. C’est glacé. Pourtant, je ne parviens pas à réprimer le sourire qui me monte aux lèvres. Ça fait tellement du bien. Sans m’attarder davantage, je refais nos stocks d’eau et retourne à notre campement. À la moitié du chemin, un craquement résonne dans les bois. Je me paralyse instantanément. Qu’est-ce que c’était ? Une chape de plomb semble soudain peser sur mes épaules. Il est fort probable que je ne sois plus seule. D’un rapide coup d’œil, je balaye les environs du regard. Malheureusement sans lune, il m’est difficile de distinguer quoi que ce soit. Je remarque une branche plutôt massive à mes pieds. Je m’apprête à m’abaisser. Un métal froid glisse lentement le long de ma gorge.
- Plus un geste, m’ordonne-t-on d’un ton neutre.
Mon estomac se contracte à entendant l’individu. Impossible ! Un hasard pareil ne peut pas exister.
- Or… Orso ? bredouillé-je d’une voix tremblante.
Un silence beaucoup long à mon goût s’éternise avant que mon adversaire reprenne la parole.
- Isis ?
La lame s’éloigne de mon cou et l’homme me force à faire volteface. Je retiens un cri en recevant un faisceau lumineux en plein visage.
- J’y crois pas ! C’est bien toi ! Je pensais ne plus te revoir vivante.
Je suis brutalement serrée contre son torse.
- On peut dire que tu nous as fait une de ces peurs !
- Mais… Mais comment… bafouillé-je.
Quelqu’un atterrissant à nos côtés me coupe la parole et je suis arrachée à l’emprise du rebelle pour me retrouver compressée par d’autres bras.
- Espèce d’idiote ! Je t’interdis de me refaire un coup pareil !
En entendant cette voix, c’est impuissant que j’éclate en sanglots. J’entoure la taille du nouvel arrivant et je me colle un peu plus contre lui.
- Je suis désolée, Hans. Je suis tel…
Mes larmes continuent à se déverser sur mes joues déjà très humides. Je suis incapable de poursuivre. Une main se pose sur mes cheveux et Hans me berce légèrement.
- Sssh, Isis. C’est fini. On est là maintenant et on te ramène avec nous.
- Co.. Comment av..ez-vous fait pour pour nous retrouver ? hoqueté-je.
- Pur coïncidence. Nous avions établi notre campement un peu plus loin de la rivière quand on vous a entendu arriver, m’informe Orso. Tandis que tu étais au cours d’eau, on est allé inspecter votre camp. Comme nous ne connaissions pas la fille qui semble t’accompagner, nous avons cru à des militaires. Qui est-ce ?
Je renifle et m’écarte de l’étreinte de Hans.
- Jude, une des victimes d’Assic dont j’avais la charge.
- Et Alan ? D’après Andy, il a disparu en même temps que toi.
La vision du corps inerte du rebelle atténue la joie de ces retrouvailles. Une boule se forme au creux de ma gorge et je secoue la tête. Caché par l’obscurité, je ne parviens pas à déchiffrer l’expression de mon vis-à-vis.
- Je vois, se contente-t-il pour seule réponse.
Aucun de nous ne rajoutons quoi que ce soit, c’est finalement Orso qui prend les choses en main.
- Isis, on va venir avec toi pour récupérer vos affaires et faire la rencontre de ta coéquipière. Nous retournerons au camp demain aux premières lueurs du jour. Cela nous laissera un peu de temps pour nous reposer et pour soigner ta blessure.
Du doigt, il désigne mon bandage qui a viré au noir. Ce n’est vraiment qu’à cet instant que je réalise que nous sommes sauvés. Un bras s’enroule autour de mes épaules.
- Beau travail, Isis, me murmure Hans. Tu peux être fière de toi.
Ses mots ont beau être réconfortants, ils ne m’apaisent en rien. Je sais pertinemment que je n’ai pas fait du « beau travail ». Au contraire, je ne suis jamais sentie aussi misérable. Ne souhaitant pas inquiéter davantage Hans, je m’efforce tout de même à lui sourire, mais une crainte ne cesse de tourner en boucle dans mon esprit. Est-ce que je parviendrais à tenir ? Tuer des gens, vivre constamment la peur au ventre, risquer ma vie pour les autres ? Je n’en veux pas de cette vie, mais que je le désire ou non, je vais devoir continuer à me battre.