Chapitre 39 - Kaärna

Kaärna regardait son apprentie, les sourcils froncés, les bras croisés contre sa poitrine. La requête d’Annyaëlle était tout à fait légitime, mais elle ne parvenait pas à se décider, trop de facteurs étaient en jeu.

— Je t’en prie, insista Annyaëlle. J’ai fait comme tu me l’as enseigné, je me suis entraînée, j’ai cherché mon esprit-guide et je l’ai trouvé. Laisse-moi y aller avec eux.

La jeune fille la regardait, empreinte d’une résolution nouvelle. Cette rencontre l’avait changé, lui redonnant la motivation et la confiance qui lui avait fait défaut jusqu’ici. Kaärna lui avait répété que ça n’avait rien à voir avec la fois où elle l’avait emmené avec elle près de Busa, mais rien n’y faisait. Elle soupira longuement avant de lui répondre.

— Annya, je suis la première ravie, crois-moi, mais suivre les Ombres sur le continent ? Je ne sais pas. Il est vrai que les aspirants de dernière année ont coutume de les accompagner dans certaines de leurs missions à l’extérieur, mais toi tu n’as que quelques mois de formation, c’est différent. De toute façon, les Grands-Maîtres hésitent déjà à envoyer les aspirants avec la situation actuelle. Les Ombres sont disséminées aux quatre coins du continent pour éradiquer les Kreiis et la Corruption, ils ne pourront pas entièrement vous superviser.

Annyaëlle baissa les yeux.

— Il doit bien y avoir une solution.

— Tu pourrais attendre, voir comment la situation évolue, ce que donnent de nouveaux rêves.

— Je ne pense pas que j’en aurais d’autres, souffla l’aspirante. Je le sens au plus profond de moi, il faut que j’aille à l’extérieur.

Kaärna fixa son apprentie silencieusement. Elle n’arrivait toujours pas à comprendre ce que l’esprit-guide d’Annyaëlle avait voulu lui montrer au travers de ses rêves. La jeune fille n’était jamais allée dans le nord alors il ne pouvait s’agir de souvenirs, mais lui avait-il montré des bribes de l’avenir ou du passé ? Et dans quel but ? Les Grands-Maîtres avaient toujours porté une grande attention aux relations avec les esprits, qui pouvaient voir et comprendre des choses totalement hors de notre portée. D’une certaine manière, ils étaient les guides de la Confrérie et les Ombres devaient se fier à eux.

— C’est dangereux. Je ne pourrais pas venir avec toi, Niila veut que je reste ici.

Annyaëlle releva brusquement la tête.

— Donc je peux y aller ?

Kaärna regarda son aspirante insouciante et soupira de nouveau. Elle savait pertinemment que rien de ce qu’elle pourrait lui dire ne la ferait renoncer à se joindre à ses camarades. Après tout, elle la comprenait, elle voulait être traitée de la même façon, mériter de devenir une Ombre autant qu’eux, sans passe droit. Et puis, Kaärna ne pouvait ignorer les images que lui avait montrées l’esprit. S’il s’agissait du passé, alors ça n’avait aucune incidence, mais s’il s’agissait de l’avenir, lutter contre ne servirait à rien, au contraire. Pourtant, Kaärna n’était pas rassurée. C’était à elle que revenait le choix final, une décision de Niila qui n’avait pas souhaité que les Grands-Maîtres influencent la formation de son apprentie. Comme à son habitude, elle faisait confiance à son instinct et celui-ci n’était pas très confiant, même s’il semblait lui indiquer que c’était la bonne chose à faire. Elle capitula.

— Certains aspirants de dernière année vont être autorisés à accompagner des groupes d’Ombres. Ce sont pour l’essentiel des missions d’observations, et sauf cas particulier, vous n’êtes pas autorisés à prendre part aux combats qui pourraient se présenter. Évidemment, tu ne devais pas y participer. Lorsque tu m’as parlé de tes rêves, j’étais certaine que tu finirais par me demander la permission de suivre les autres aspirants, j’ai donc décidé d’en informer Niila. Nous te laisserons y aller, mais ne crois pas que ce sera sans condition.

À peine ses mots furent-ils prononcés qu’Annyaëlle se jeta dans les bras de l’Ombre, le visage illuminé de joie. Kaärna la reçut maladroitement, sans trop savoir que faire, mais un léger sourire s’esquissa au coin de ses lèvres. Lorsqu’elles s’écartèrent l’une de l’autre, l’expression de l’Ombre redevint neutre, elle n’en avait pas terminé avec son apprentie.

— Écoute. Je ne suis pas pour, mais je comprends pourquoi tu veux y aller. Une équipe doit partir pour la cité de Lignis, elle se trouve au sud-est du Royaume de Piques, près de la frontière de Carreau. Tu les accompagneras, mais une fois là-bas, reste dans la cité ou dans sa périphérie proche. Je ne veux pas que tu te mêles aux recherches, entendu ?

Kaärna n’avait pas choisi Lignis au hasard. Elle et Naerys étaient les deux cités les plus proches de la forêt des Feuilles Pourpres. Grâce aux rêves d’Annyaëlle, elle en avait déduit que si l’aspirante devait être envoyée quelque part, c’était sûrement là. Cette destination arrangeait aussi l’Ombre, car le Royaume de Piques était l’endroit le plus sûr à l’heure actuelle en dehors de l’île de la Confrérie.

— Je ferais comme tu voudras, répondit Annyaëlle.

— Heureusement, nous n’avons pas encore trouvé de traces de la Corruption dans le nord. Il semblerait que le point d’origine se situe dans le sud, mais on ne sait jamais, reste prudente.

Kaärna remarqua le léger tressaillement de l’aspirante. C’était de l’inquiétude et non de la peur, et l’Ombre imaginait sans peine à quoi elle pensait.

— Annya, reprit-elle, tirant la jeune fille de ses pensées, j’ai une autre mission pour toi. Nous n’avons pas l’occasion de passer beaucoup de temps dans ce royaume, profites-en pour te renseigner et en apprendre plus sur eux. Si tu rencontres des difficultés, tu peux toujours leur dire que tu vises à devenir une érudite, le terme mélétis ne leur dira rien, ils n’ont pas à savoir que c’est faux.

— Merci, je ferais de mon mieux. Quand dois-je me tenir prête ?

— Vous partez dès demain. Une dernière chose, j’ai cru comprendre que tu travaillais avec Saule depuis quelque temps ?

Annyaëlle acquiesça. L’excitation et l’appréhension de ce départ soudain se lisaient sur son visage.

— Oui, il m’aide beaucoup.

Kaärna n’en doutait pas. Le nom du jeune homme était sur beaucoup de lèvres, même sur celles des Grands-Maîtres. Son avenir était plus que prometteur.

— J’ai entendu parler de lui, il ira loin. Tu as bien fait de le choisir pour partenaire, il a beaucoup à t’apporter, tes récents progrès en témoignent. Niila veut qu’il se joigne à ton groupe, mais comme toi, il ne devra pas quitter la périphérie de Lignis. Votre rôle sera de protéger l’enceinte de la cité, éventuellement de faire quelques rondes à l’extérieur, mais n’engagez le combat sous aucun prétexte. Dans un tel cas, vous devez rejoindre Lignis au plus vite et prévenir les Ombres ou ceux qui sont chargés de sa défense. Profitez-en pour continuer votre entraînement, j’attends des résultats concrets dès votre retour.

Le soulagement se lisait sur le visage de l’aspirante et Kaärna retint un début de sourire. La jeune fille était visiblement rassurée de ne pas être cantonnée à l’intérieur de la cité.

— Je ne te décevrais pas, répondit-elle, ravie.