Voilà donc l’endroit où travaillait son père. Aube avança au milieu du potager. Des courgettes, des pommes de terre, des poireaux. C’est ce qu’il faisait pousser en compagnie de personnes malades. Il leur apprenait à cultiver pour ne plus se droguer. La tâche pouvait sembler difficile. Mais il n’était pas seul puisqu’un être-esprit lui venait en aide.
Au loin, elle aperçut l’ombre de la tour GigaCom. Son père était bel et bien en danger. Mais il était protégé. Aube entendit les croassements des corbeaux. Les deux oiseaux arrivèrent à tire-d’aile et se posèrent en hauteur autour de Jean. Gordon apparut à la porte principale. Ses trois molosses le suivaient de près. Ils étaient blessés et léchaient le sang qui coulait de plusieurs plaies sur leur tête et leurs épaules. La fillette fut un instant inquiète pour le gros chat roux qui les avait affrontés. Cependant elle le découvrit aussitôt. Il était sur le toit surplombant les intrus. Il lavait ses coussinets et ses poils toujours ébouriffés.
— Les Kerluen, père et fille, ricana Gordon. Il est temps que votre famille cesse de me causer des soucis.
La pluie recommençait à tomber avec force. Les nuages d’orage s’accumulaient à nouveau. Pourtant les intempéries restaient encore en périphérie du terrain potager. Aux alentours, le ciel s’agitait et s’obscurcissait. Ils se trouvaient dans l’œil du cyclone. Aube sentit que les hommes-chats en étaient responsables.
Jean et Hiraël d’un côté se tenaient face à Gordon et son complice. C’était l’être-esprit le plus grand que Aube ait jamais vu. Il dépassait la fillette en taille. Des muscles puissants se dessinaient sous son pelage noir luisant. La force de sa volonté était telle qu’elle dressait une colonne d’air glacial autour de lui. Aube frissonna. Le mage animal tentait de pénétrer dans ses propres pensées.
« Ne lutte pas, c’est inutile » prévint une voix hostile.
Gordon la dévisageait également, un mauvais sourire aux lèvres. Ravi de prendre sa revanche sur le fiasco de la réunion publique.
« Ernec ! » résonna la voix d’Hiraël. « Tu te décides enfin à quitter les ténèbres de ton trou. »
Son intervention laissa un répit à la fillette.
— Papa ! cria-t-elle. Les responsables de la ville viennent d’entrer dans la tour GigaCom.
— Je sais.
— Mais comment ? Je n’ai pas réussi à prendre de photos. Je n’ai pas de preuves.
« Je viens de le lire dans ton esprit, jeune fille » lui susurra Hiraël.
— Plus besoin de preuves, continua son père. Les responsables de la ville venaient annoncer à GigaCom qu’ils abandonnent leur soutien au projet.
— Qu’est-ce que tu dis ? demanda Aube qui n’était pas certaine d’avoir bien compris.
« Et vous allez payer pour cela ! » rétorqua le dénommé Ernec.
Gordon serra les poings.
« Et cette fois, ton petit ami ne pourra plus rien pour toi » ajouta-t-il.
Elle pressa le corps d’Éfflam contre sa poitrine. Sa chaleur la rassura.
— Je n’ai pas peur de vous, mentit-elle.
« Qu’espères-tu ? Tu vois bien qu’il est blessé » continua Gordon.
« Et même s’il était debout, que pourrait-il contre nous ? » railla Ernec. « En quoi pourrait-il t’aider ? En quoi crois-tu qu’il ait jamais pu t’être utile ? »
— Ces enfants ont été déterminants, coupa son père de sa voix calme et sure.
Aube retint son souffle.
— Comment est-ce que des enfants pourraient se mettre en travers de ma route ? s’énerva Gordon.
— Parce que depuis leur intervention à la réunion publique, la pétition rencontre un grand succès. Leur instituteur l’a postée sur internet et tous mes collègues à l’hôpital ont accepté de la signer.
— Les gens sont facilement influençables, se moqua l’homme de GigaCom.
— En mal comme en bien, répliqua Jean. C’est pourquoi les médias s’intéressent soudain à l’affaire. Et que la ville, inquiète de son image et de ses électeurs, a décidé de faire marche arrière.
— Ce sont des faibles, répliqua le représentant de GigaCom.
Jean sourit à sa fille.
— Voilà pourquoi nous n’avons plus besoin de prouver leurs accointances, lui expliqua-t-il. Notre ami Gordon est en colère parce que ses partenaires l’ont abandonné. Il nous a sous-estimés.
— Vous ne perdez rien pour attendre, gronda Gordon.
— Et c’est pour ça qu’il sait qu’il n’a plus rien à gagner à nous affronter, dit Jean. Le terrain est défavorable. Il va tourner les talons et aller planter des antennes ailleurs.
— Quand je vous aurai écarté de ma route, plus rien ne m’empêchera de semer la confusion dans l’esprit des responsables de la ville pour qu’ils reviennent sur leur décision.
Les deux hommes se dévisagèrent. L’orage s’était rapproché. Les éléments se déchaînaient. Un éclair éclata sur les immeubles derrière Jean et Hiraël. Aube comprit qu’Ernec l’avait provoqué. L’affrontement menaçait et elle était au cœur de la tempête. Qui étaient ces deux hommes-chats qui allaient combattre ? Quelles seraient leurs forces ?
« Ernec est un esprit-vagabond » répondit Hiraël aux interrogations muettes de la fillette. « Un être sans attaches et sans valeurs. Il ne peut rien contre la magie des êtres enracinés quand nous protégeons notre terre. »
« Hiraël est un esprit trop sûr de lui » rétorqua le mage sombre. « Il ne connaît rien aux multiples forces du monde. La terre est trop vaste pour s’attacher à une malheureuse colline. Les arbres se couchent quand le vent souffle. »
Aube se sentit vaciller. Sa tête vibrait. Les deux êtres-esprits s’opposaient dans son crâne qui allait éclater. Y avait-il encore de la place pour ses propres pensées ? Elle aurait tant voulu qu’Éfflam puisse l’aider.
« Le grand Myrddin lui-même n’a pas pu résister » continua Ernec. « Regarde aujourd’hui son petit-fils inconscient et incapable de revenir à lui, loin de sa tanière. »
L’évocation du nom du défunt Myrddin mit Hiraël en colère.
« Vous l’avez abattu en traître ! » s’emporta-t-il.
Le tonnerre grondait sans relâche. Des éclairs claquaient de tous les côtés. Le gros chat roux trempé s’était réfugié sous un tas de bois. Les molosses de Gordon avançaient sur le terrain malgré les coups de bec des corbeaux qui volaient dans la pluie battante.
« Éfflam, réveille-toi ! » supplia Aube.
Dans le fracas des pensées contradictoires et de la tempête qui faisait rage, seule la voix d’Ernec lui répondit.
« Il ne te sera plus d’aucune aide. »
La fillette trembla.
« Je vois clair en toi. Tu ne me tromperas plus » menaça le mage animal.
Un éclair toucha le toit derrière Jean. Une cheminée s’écroula. Hiraël bondit pour protéger son ami. Mais les briques les avaient poussés à reculer et les séparaient à présent de la fillette et de son enfant-chat. Gordon et son complice jubilaient. Aube sentit alors un sursaut dans son cœur.
— Vous disparaîtrez ! triomphait l’homme en noir. Et votre pétition disparaîtra avec vous ! Puis ce potager ridicule où je planterai ma prochaine antenne !
Les coups dans la poitrine de Aube se précisèrent, comme un autre battement en elle. Un rythme qu’elle reconnut. Éfflam ! Son cœur lui communiquait un message qu’aucun autre esprit ne pourrait surprendre. Elle sentit le sang qui battait dans le corps de son ami, en harmonie avec sa propre vie. Il lui demandait d’avoir confiance et de concentrer sa volonté sur les éléments vivants autour d’eux. Alors Aube, avec l’aide d’Éfflam, se laissa emporter.
Elle découvrit que les esprits de la terre et des pierres qui l’entouraient étaient ses alliés. Son attention fut attirée par une inscription sur un treuil supportant un grand réservoir d’eau : « 200 kg maximum. Ne pas dépasser la limite autorisée. » Les mots s’écrivirent clairement dans son cerveau. Ce qu’elle venait de lire lui offrait une piste, une ressource pour battre Gordon et Ernec. Les esprits de la matière environnante attendaient des intentions précises de sa part. Mais Aube devait communiquer avec eux sans éveiller les soupçons. Ils devaient vibrer ensemble, sans mots, sans pensées, pour ne pas être compris d’Ernec. Le mage-animal et son maître, découvrit-elle, étaient en train de se concentrer pour attirer la foudre.
Un battement ! Un battement comme ceux du cœur d’Éfflam. Voilà la solution, le moyen de parler avec la matière. Aube imprima cette intention au rythme de son propre cœur. À son appel, les esprits de la terre et des pierres se mirent en mouvement. Pour lui porter secours, ils dégagèrent le sol sous le treuil. Celui-ci vacilla. Dans le ciel noir, d’immenses nuages se précipitaient les uns vers les autres, chargés d’électricité. Les yeux d’Ernec brillaient d’étranges étincelles. Gordon ricanait.
L’esprit de l’eau accepta à son tour de se rallier à Aube et pesa de tout son poids sur le grand réservoir. Quand celui-ci s’effondra, la pluie violente s’intensifia sur lui. Les masses d’eau ainsi réunies mirent toutes leurs forces pour se précipiter sur les adversaires de la fillette. Un éclair terrible éclata. Sa lumière fendit le ciel vers Jean et Hiraël. Trop tard ! Gordon, Ernec et les molosses furent entraînés par un torrent tumultueux à travers les verrières qui éclatèrent. Des milliers de petits morceaux, qui se transformèrent en autant de moustiques de verre, plantèrent leurs pointes acérées dans le dos de leurs victimes. L’eau les avait balayés et avait détourné l’éclair vers un toit voisin. Des tuiles s’écroulèrent dans un bruit de tonnerre lointain. L’esprit-protecteur de Jean était sauvé. Hiraël déchaîna son allié, l’esprit de l’air. Le vent se joignit aux forces de Aube et d’Éfflam pour précipiter les assaillants en déroute à travers le couloir d’entrée jusqu’au milieu de la chaussée.
Un chien fut heurté par une voiture. Le conducteur, surpris et aveuglé par la pluie, ne put éviter l’animal. Celui-ci ne se releva pas. Les deux autres prirent leurs pattes à leur cou. Sans un regard pour ses compagnons, Gordon se précipita dans la limousine noire qui l’attendait devant le trottoir. Le véhicule démarra en trombe et disparut dans l’air brumeux. Ernec resta seul au milieu de la rue.
Jean et Hiraël avancèrent vers lui à travers les décombres. Aube, qui serrait toujours fort Éfflam, les suivit. Les deux corbeaux se précipitèrent sur l’être-esprit déstabilisé qui se tenait piteux comme un chat mouillé. Les oiseaux l’empoignèrent de leurs griffes et s’envolèrent avec lui l’entraînant vers les nuages noirs.
— Qu’est-ce qu’ils vont en faire ? demanda la fillette.
— Ils l’emmènent loin d’ici, lui répondit son père.
— Mais s’il revient ?
« Il n’a pas intérêt à revenir » précisa l’homme-chat à ses côtés. « Tant que je serai là. »
Aube se blottit contre eux.
— Papa, je suis désolée. Tu vas devoir réparer ton potager.
— Ce n’est pas grave, ma chérie. Ce n’est qu’un détail. L’essentiel maintenant, c’est de te mettre à l’abri et de soigner ton ami.
— Comment est-ce que je vais faire ? demanda-t-elle.
— J’ai prévenu ta maman, répondit son père. Elle va venir te chercher.
— Maman ?
— Rassure-toi, répondit-il. Elle est au courant de tout.
Ahhh la description de la bataille finale est bien, mais je trouve Gordon et Ernec trop faibles. S'ils ne ripostent pas et partent en courant, il n'y a pas vraiment de danger et finalement, c'était facile. Par rapport aux "méchants", je me posais aussi des questions quant à leurs motivations réelles. Gordon veut du pouvoir, mais quel intérêt supérieur et personnel y trouve-t-il ? et d'Ernec ? (en quoi ça l'avance, lui, déjà déraciné (donc, j'imagine, s'il a quelque point commun avec Efflam et Hiraël, fragilisé)? pourquoi est-il déraciné ? comment espère-t-il retrouver sa force en faisant tout à fait le contraire de ce qu'on attendrait d'un être-esprit ? Qu'est-ce qui le nourrit ?)
Voilà mes réflexions sur ce chapitre, j'espère que ça t'aide !
A très vite!
J'ai enfin pu lire ce chapitre à tête reposée et cette bataille bien qu'un peu rapide, pose clairement les clans ainsi que les forces et faibles des uns et des autres.
Mon seul véritable regret est de ne pas en savoir plus sur Ernec (mais peut-être est-ce volontaire pour en parler plus en détails plus tard?) car bien qu'il soit "méchant" il apporte avec lui son lot de questions et de subtilités.
C'était cependant, un excellent chapitre et je me réjouis de pouvoir poursuivre ma lecture de ce pas.
Excellente soirée
Ah Ernec ! C'est vrai qu'il arrive très tard, que j'en parle peu et qu'il se fait vite envoyer dans les cordes ! (Après alerte spoiler : c'est mon point de départ pour le tome 2 !!!) Mais je vais réfléchir à un moyen de lui donner un peu plus de place à ce moment crucial de l'histoire.
Je ne peux m'empêcher de répondre à ce commentaire et je suis on ne peut plus heureuse de ce spoiler qui me fait l'effet d'une double bonne nouvelle. Un tome 2 ET le grand retour d'Ernec! Mais c'est parfait!