Chapitre 40 - Le retour - Elista

Notes de l’auteur : MAJ 26/09/2023

Dix jours s’étaient écoulés depuis le mariage avorté. Elle et son père Elbow étaient arrivés juste à temps pour assister à une cérémonie qui resterait dans les annales, pour sûr. Dans l’agitation générale, personne n’avait fait cas de son père, revenu d’entre les morts, pas même le capitaine Eamon. 
Elista rongeait son frein depuis, car elle avait découvert des informations capitales qu’elle brûlait de révéler à la princesse et aux autres Mystiques, mais il lui fallait attendre qu’Adelle règle d’abord ses propres problèmes. Elle avait fait part de sa volonté d’avoir une audience avec elle, ne lui manquaient plus que la date et l’heure, qui semblaient ne jamais arriver. Elista n’était pas au fait de tout ce qui se tramait dans les plus hautes sphères, mais à voir le visage d’Adelle, ce n’était pas de tout repos pour elle.
Ce matin-là, pourtant, elle obtint enfin le précieux rendez-vous, qui aurait lieu l’après-midi même.
Elle se rendit donc à l’heure prévue dans le bureau de la princesse, où elle ne fut pas surprise d’y trouver Myhrru, Judith et Ostara.
-    Je suis navrée que cette discussion intervienne si tardivement depuis ton retour, Elista, commença la princesse.
-    Ce n’est rien. Je comprends que cela ne fut pas ta priorité.
-    Comment se porte ton père ?
-    Mieux. Merci.
-    Que lui est-il arrivé ?
Elista regarda les autres femmes présentes dans la pièce avec inquiétude. Son père avait daigné lui expliquer les raisons de son absence, pourquoi il avait été blessé ainsi, mais la vérité était laide, et difficile à accepter. Elle craignait qu’il ait des ennuis après ses aveux, pourtant, il le fallait.
-    Tout d’abord, je vous prie de me croire, je n’avais aucune idée d’où il se trouvait, et… C’est… Ce que je vais vous dire est… Dur à sortir. Pardon.
-    Elista… murmura Judith en s’approchant d’elle. Tu peux nous faire confiance. 
Elle lui caressa gentiment l’épaule pour lui donner un peu de courage, mais Elista sentait déjà sa gorge se serrer et ses paroles s’y coincer avec douleur.
-    Mon père… Travaillait pour Kerst. C’est lui qui a entraîné Ira, depuis sa naissance. 
Une chape de plomb s’abattit dans la pièce. L’incrédulité se lisait dans les yeux des Mystiques, alors que de ceux d’Elista roulaient déjà des larmes. 
-    Toutes ses disparitions, depuis que je suis enfant, c’était pour ça. Il se rendait au repaire pour lui apprendre à se battre. Avant que vous n’attaquiez, Kerst l’a congédié. Du moins, c’est ce qu’il croyait. Il a dit au revoir à Ira, et sur le chemin du retour, il a été attaqué par une force invisible. Il a échappé à la mort de peu. Il ne fait aucun doute que Kerst ait voulu se débarrasser d’un témoin gênant.
-    Mais, pourquoi ? demanda Ostara, sous le choc.
-    Il a prétexté l’argent, mais je n’y crois pas. Mon père n’est pas cupide. On aurait voulu lui offrir tout l’or du monde, il aurait certainement refusé de maltraiter ainsi une enfant. Car, d’après le peu de détails qu’il m’a donné, cela s’apparentait le plus souvent à de la torture qu’à des enchaînements bienveillants comme nous avons pu le vivre lors de notre apprentissage.
-     … Peut-être que Rowen pourrait nous en dire plus, suggéra Judith.
-    Que veux-tu dire ?
-    Tu ne te souviens pas ? Il m’a dit qu’il connaissait quelqu’un proche de Kerst… Cela ne peut être qu’Elbow. 
-    Tu as raison. J’essaierai d’en parler à mon père, je me demande d’où ils se connaissent. Peut-être qu’il parlera si je mets ça sur le tapis.
-    T’a-t-il communiqué des informations sur Ira et Kerst ? demanda la princesse.
-    Oui. Il les connaît bien. Kerst est ce qu’il semble être : un manipulateur, un être violent et sans limites qui fera tout pour atteindre ses objectifs, qui restent par ailleurs assez obscurs. Mon père sait qu’il veut récupérer toutes les armes, mais pas pour quel usage. Apparemment, manipuler plusieurs pouvoirs serait difficile physiquement et Kerst serait éprouvé par leur absorption, ce qui est plutôt une bonne nouvelle puisque même s’il nous volait toutes nos armes, il lui serait probablement impossible de s’en servir. Mais cet homme est surtout un génie. Il n’est pas fou, loin de là, mais il est continuellement en colère. 
-    C’est bien pire, commenta Myhrru.
-    En effet. Quant à Ira et bien… C’est un peu moins évident. Ce n’est qu’une gamine à la solde d’un monstre qui en a fait ce qu’il a voulu pendant longtemps, mais elle a un esprit rebelle indéniable et d’après ce que mon père sait, elle et Kerst ont eu de nombreuses disputes ces derniers temps. Elle ne semblait plus tout à fait disposée à faire aveuglément tout ce qu’il lui demandait, et cela le mettait hors de lui. Il pense qu’elle n’a pas un si mauvais fond mais qu’elle n’est pas avec la bonne personne.
-    Il est bien indulgent, observa Judith.
Elista haussa les épaules. Il connaissait sûrement mieux Ira que sa propre fille, elle s’en remettait à son jugement. Elle jeta un coup d’œil à Myhrru, qui avait revêtu son air sombre, tout comme Adelle. Ostara paraissait agacée.
-    J’ai découvert autre chose, reprit Elista. Mes recherches à Niflheim ont porté leurs fruits.
-    Il est vrai qu’à l’origine, c’était le but de ton voyage, remarqua Adelle. Je l’avais presque oublié. Alors ?
-    J’ai retrouvé ce livre, dit-elle en sortant l’ouvrage de sa besace. Il retrace l’histoire des elfes. C’est long et indigeste, mais exhaustif. En résumé, il est écrit que ce ne sont pas les armes sacrées qui ont mis fin à la Guerre Antique, comme on nous l’a appris, mais qu’au contraire, c’est la découverte de la magie des esprits qui a tout déclenché. Et devinez qui a fait cette trouvaille ? Les elfes noirs. Ils étaient des génies de l’alchimie, déjà à l’époque, peut-être encore plus qu’aujourd’hui. La nouvelle se répandit, de sorte que tous les seigneurs voulurent leur part du gâteau, par crainte d’être réduit en poussière par une magie inconnue et potentiellement puissante. Ce fut le début de la Guerre Antique, qui dura vingt longues années, avant qu’ils parviennent enfin à un accord. Ils ont par la suite fait appel aux artisans de Muspell pour forger les armes qui nous ont été transmises. D’après le livre, cela a été très difficile de concevoir des armes capables de résister aux pouvoirs de la nature. Une fois qu’ils eurent réussi, les armes furent distribuées aux peuples les plus proches de l’élément en question ; Glyphe, pour l’Eau, par exemple, était une évidence. Pourtant, au début, personne ne parvenait à maîtriser réellement la magie, ce qui était prévisible. Excepté une personne. 
Elista marqua une pause. Les autres Mystiques l’écoutaient avec une grande attention. Elle ressentit la présence de Saga dans son dos, à l’intérieur de son Espadon. 
-    Celle qui avait tout découvert : les esprits, leurs pouvoirs, et les formules pour s’en servir, continua-t-elle. Elle devint la gardienne de cette magie, la première sage, celle qui inculqua tout aux premiers Mystiques. Celle que l’on nommerait officiellement plus tard : la Gardienne des Mystiques.
À ces mots, les yeux d’Adelle s’éclairèrent. 
-    J’avais raison, Adelle. 
-    Tu insinues que Sélène serait cette première et seule sage ? 
-    J’en suis sûre. Tout correspond. Son physique est celui d’une elfe noire, et bien qu’elle cache habilement ses oreilles, sa peau foncée et sa corpulence la trahissent. Je le sens au fond de moi, il y a quelque chose d’intriguant en elle. 
-    Elle ne peut pas être si âgée, objecta Ostara. Même pour une elfe, plus de mille ans, ça commence à faire beaucoup. Elle devrait être une vieillarde décrépie, au mieux.
-    Si elle est aussi talentueuse qu’on la dépeint dans le livre, elle a très bien pu trouver un moyen d’acquérir la jeunesse éternelle, ou du moins, de repousser la mort efficacement. 
-    Je pense que tu as raison, admit Adelle. J’ai rencontré Chronos, l’esprit de Temps, lorsque j’ai immobilisé l’assemblée durant la cérémonie. Il m’a expliqué que les esprits étaient « en cage », emprisonnés dans nos armes, et que nous devions les aider. Il est fort possible que nous les asservissions sans nous en rendre compte. L’affaiblissement de leur pouvoir est certainement une conséquence de ces chaînes invisibles. Ce qui m’échappe, c’est pourquoi se manifestent-ils maintenant ?
-    D’après ce que je sais, poursuivit Elista, les Mystiques étaient capables de communiquer avec eux il y a longtemps. Mais peut-être que cet « enfermement » n’était pas encore problématique pour eux…Comme par hasard, au fil des générations, cette capacité s’est « perdue », et on n’a plus jamais entendu parler des esprits… Nous devrions toutes mettre les bouchées doubles pour tenter d’entrer en contact avec eux afin qu’ils nous précisent de quoi il retourne. En particulier avec Sélène. 
-    J’ai du mal à croire qu’elle ait de si mauvaises intentions. Depuis tout ce temps, elle aurait dû sortir de l’ombre, non ? fit remarquer Myhrru.
-    Peut-être qu’elle n’était pas animée par les mêmes desseins qu’aujourd’hui lorsqu’elle a fait ses découvertes. C’est même fort probable. Quelque chose doit l’avoir changée. Mais quand, et comment… Et surtout, agit-elle seule ? A-t-elle un lien avec le complot des elfes noirs ? Avec Kerst ? 
À ces mots, Adelle leva subitement les yeux vers ceux d’Elista. Mais elle n’ajouta rien. Toutes étaient à présent plongées dans leurs réflexions. Leur seule certitude était qu’elles devaient trouver les autres esprits. Malheureusement, sans leurs armes, Ostara et Myhrru allaient rencontrer bien des difficultés, même si rien n’indiquait que c’était impossible. Après tout, la lumière et la terre étaient présentes tout autour d’elles.
Alors qu’elles allaient mettre fin à leur réunion, on toqua à la porte. Elbow apparut dans l’encadrement, le visage grave, et pour une fois, triste comme une pluie d’automne. 
-    Papa ? Que se passe-t-il ?
-    Je dois vous parler. Je ne peux plus me taire, je ne peux plus porter ce fardeau.
Elista sentit ses tripes se tordre douloureusement. Elle ne pensait pas qu’il puisse y avoir quelque chose de pire que sa complicité avec Kerst, et pourtant, à voir son père, cela l’était. 
-    Asseyez-vous donc, dit Adelle avec bienveillance. Myhrru, peux-tu garder la porte s’il te plaît ?
Myhrru s’exécuta, Elbow s’installa sur un fauteuil. Les épaules et la tête basses, il regardait le sol. Il semblait avoir vieilli avant l’heure. Il mit du temps avant de commencer à s’exprimer. Les mots, pourtant, sortirent enfin d’une voix anormalement faible et épuisée. Des mots secrets qu’il gardait en son cœur depuis vingt ans, qui le torturaient à chaque seconde, et qui, à présent qu’ils ricochaient sur ceux des femmes qui l’écoutaient, immisçaient leur douleur en chacune d’elles. Elista écoutait son père dévoiler son histoire, sa blessure intime passée sous silence qui avait fini par le rattraper, pour finalement étendre ses bras de souffrance sur plus de gens qui ne l’aurait voulu. Sa fille, en particulier, qui avait subi ses nombreuses absences, devait désormais affronter l’immonde vérité, mot après mot. 

Insoutenable, irréelle, cauchemardesque.  
 

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