— C’est quoi ça ? chuchota Alaric d’une voix chevrotante, ses yeux rivés sur le monstre.
L’entendant, celui-ci pencha légèrement la tête sur le côté et fit un pas vers eux. Les jumeaux sursautèrent. Talia pensa un instant que malgré son apparence, il n’avait pas du tout l’air d’avoir envie de les attaquer.
À peine eut-elle formulé cette pensée que la créature fit un bond monstrueux dans leur direction en poussant un cri aigu. Alaric et Talia se jetèrent comme un seul être sur le côté, criant à leur tour de peur. Les sabots du destrier accueillirent brutalement leur assaillant. Profitant de ce bouclier vivant, les deux adolescents se relevèrent en vitesse pour prendre la fuite.
Alaric voulut s’enfoncer plus profondément dans la forêt pour mettre le plus de distance entre eux et cette chose, mais Talia lui tira le bras pour qu’il s’arrête.
Elle venait de voir que le cheval était en mauvaise posture. Le monstre armé avait réussi à grimper sur son dos. Bien qu’ayant fait tomber ses couteaux, il plantait maintenant ses griffes noires dans l’encolure de l’animal, faisant hennir celui-ci de douleur.
— On ne peut pas le laisser ! balbutia Talia, paniquée.
Elle voulut partir dans la direction opposée mais Alaric tira à son tour pour l’empêcher de se jeter dans la mêlée.
— Qu’est-ce que tu veux qu’on fasse ? renchérit-il, les yeux écarquillés par la peur.
Elle se dégagea brusquement, le poussant au passage. La surprise empêcha le jeune homme de la rattraper.
— Talia !
Il courut à sa suite, mais elle était déjà près du combat qui faisait rage. Il vit la pierre qu’elle avait ramassée. Le regard de la jeune femme était vrillé sur le monstre qui s’en prenait au destrier.
Elle pouvait ressentir la peur s’insinuer sous sa peau, mais aussi une terrible colère. Ne réfléchissant pas davantage, elle lança le projectile, qui fit un arc parfait dans les airs. Elle avait toujours eu l’œil et l’adresse pour ce genre de choses, même en état de stress.
La créature reçut la pierre en plein visage, la déstabilisant assez pour être désarçonnée et tomber au sol. L’équidé ne laissa pas l’occasion lui échapper pour tenter de piétiner sauvagement son adversaire. Celui-ci était cependant trop rapide. Il s’était redressé et se ruait maintenant vers sa nouvelle cible.
Désarmée, Talia se figea de peur en voyant le monstre la charger.
Alaric, trop loin pour intervenir, sentit une bouffée d’angoisse et de colère le prendre aux tripes. Il n’arriverait pas à temps pour empêcher que cette chose ne se jette sur sa sœur.
Une aura argentée et glaciale fusa de toutes les pores de sa peau sans qu’il ne puisse la contrôler.
La créature s’effondra sur le sol, à un mètre de l’adolescente, le crâne transpercé d’une large lame. Oza-Fynn émergea d’entre les arbres, le corps couvert d’une substance noire et visqueuse - qui se révéla être du sang, le même que celui de la créature - des flammes dans les yeux.
Ne jetant qu’un bref regard aux adolescents, elle s’occupa plutôt de calmer son destrier, examinant ses blessures qui étaient, heureusement, superficielles.
Alaric rejoignit enfin sa sœur, la prenant par les bras.
— Est-ce que ça va ?
Talia ne répondit pas tout de suite, son regard vrillé sur le cadavre de la créature. Pendant un instant, elle avait réellement cru que sa vie allait se terminer.
Son regard se porta sur son frère, dont la peau continuait à briller légèrement, comme du cristal. Elle effleura son visage de sa main, hypnotisée, son regard rencontrant l’étincelle bleu-gris qui envahissait peu à peu les iris de son jumeau. Une pensée s’imposa en elle avec violence.
— Pourquoi, toi, tu peux faire ça et pas moi ?
La guerrière leur avait bien dit qu’ils étaient tous les deux magiciens, pour que la porte ait fonctionné en leur présence. Alors, pourquoi, en étant en danger, sa magie à elle ne se manifestait pas ?
— Quoi ?
Perdu, Alaric finit par regarder ses mains et réalisa ce qui était en train de se produire. Son cœur s’emballa et il ressentit une vague de panique, ne faisant qu’accentuer l’aura, qui se fit de plus en plus intense. La sensation glacée vint lui enserrer la poitrine, l’empêchant de respirer.
Aucun des deux ne virent le poing de la guerrière, qui s’abattit brutalement sur la tempe l’adolescent. Ce dernier s’effondra et, surprise, Talia poussa un cri étranglé. Elle essaya de repousser avec violence leur guide, pour faire rempart entre cette dernière et son frère.
— Mais vous êtes complètement folle ! cria-t-elle, furieuse et confuse.
Elle se retourna pour s’accroupir près d’Alaric. Oza-Fynn les observa d’un air impassible.
— Il ne se contrôlait pas, il aurait pu nous blesser.
— Ça, vous n’en savez rien !
La guerrière haussa les épaules et retourna près de son destrier, ne montrant aucun signe de regret. Cette fille ne connaissait rien de ce monde et de ce qu’ils étaient, elle ne pouvait pas comprendre le danger qu’ils représentaient.
Après s’être assurée que sa monture n’était pas en danger, elle retourna auprès des adolescents. Talia, méfiante, voulut lui barrer la route, mais elle comprit où elle venait en venir. Grommelant, elle la laissa donc faire. Avec une facilité déconcertante, leur guide jucha l’adolescent inconscient en travers de la selle.
Ils reprirent la route en silence. Anxieuse, Talia gardait un œil à la fois sur son frère, sur la guerrière, encore poisseuse de sang noir, et les alentours, s’attendant à une nouvelle attaque.
Outre la présence de créatures potentiellement mortelles, il y avait quelque chose de mauvais qui émanait d’entre les arbres, tout autour d’eux. Talia ne comprenait pas d’où lui venait cette sensation. Si elle se contentait de se fier qu’à ses yeux, l’endroit n’était pas si différent que sur Terre, mise à part peut-être quelques plantes qu’elle n’arrivait pas à identifier. Mais au fond d’elle-même, elle ressentait une crainte viscérale, sans savoir comment elle le savait, envers une force obscure qui pouvait prendre possession de son esprit.
Elle était beaucoup trop novice pour comprendre que sa magie réagissait à cet endroit, lui hurlant de tout faire pour se protéger. À nouveau, elle regardait ses mains, doutant des paroles d’Oza. Était-elle vraiment une magicienne ? Pourquoi ses pouvoirs ne se manifestaient pas ? Et s’ils avaient encore besoin de se protéger, et que la guerrière n’était pas là pour le faire pour eux ?
— Ne t’inquiète pas, ils ne vous feront plus de mal.
Elle sursauta mais garda toujours obstinément le silence. Même si l’envie de savoir la démangeait au plus haut point, elle ne pouvait s’empêcher de s’enfoncer dans un mutisme boudeur, pour manifester son désaccord quant aux méthodes de la guerrière. Oza poussa un soupir.
— Il y avait un groupe d’écorcheurs pas très loin sur la route, qui nous attendaient. Je suis allée les surprendre avant qu’ils ne nous tombent dessus.
Elle jeta un coup d’œil par-dessus son épaule, pour s’assurer que Talia la suivait toujours.
— Je n’avais pas vu qu’il y en avait un qui avait décidé de faire faux bond à son clan. Je ne vous aurais pas laissé seuls sinon.
Elle avait grommelé sa dernière phrase, comme si elle la disait un peu à contre-cœur. Ou peut-être avait-elle du mal à admettre ses erreurs, quand celles-ci mettaient en danger autrui.
— Je vous en veux quand même de l’avoir frappé, bouda la jeune femme.
Oza ne s’en formalisa pas. Elle avait fait ce qu’elle jugeait nécessaire de faire, comme toujours. Quoique, une part d’elle n’était toujours pas convaincue qu’elle avait fait le bon choix en aidant les deux Voyageurs. Autant pour eux que pour le reste du monde. Il aurait peut-être fallu qu’ils meurent vite, dans l’oubli. Elle n’osait espérer ce qu’on leur ferait s’ils tombaient entre de mauvaises mains. Ou des mains ignorantes. Elle poussa un nouveau soupir agacé, que Talia n’entendit pas.
Cette dernière poussa une exclamation de surprise, ou plutôt de soulagement, lorsqu’elle se rendit compte que la route se dégageait. Elle comprit qu’ils venaient de laisser derrière eux cette forêt de malheur qui les avait accueillis avec brutalité.
Son corps se détendit un instant, avant que l’appréhension ne la reprenne. Pour le moment, ils n’avaient que croisé la guerrière. Qu’en était-il du reste de son groupe ? Pouvaient-ils leur faire confiance ? Elle doutait énormément et commença donc à se mordre la lèvre, pensive.
— Mon commandant ne vous fera pas de mal, fit la guerrière, ayant remarqué la nervosité chez la jeune femme. Par contre, essayez de vous faire discret, d’accord ? Je vous donnerai d’autres vêtements en arrivant.
Son regard se tourna un moment sur la silhouette inconsciente.
— Il ne faut pas que vous utilisiez la magie. Et encore moins que vous révéliez votre nature de Voyageurs.
Talia se sentit soudainement très petite. Insignifiante. Elle souffla longuement par les narines, cherchant à reprendre contenance.
— Pourquoi y a-t-il autant de haine envers les gens comme nous ? Ce n’est pas comme si nous avions décidé de venir ici, grogna-t-elle, cherchant à comprendre.
Cette haine envers ce qu’elle représentait, c’était nouveau. Certes, là d’où ils venaient, ils avaient souvent été considérés comme des fardeaux. Des moins que rien. Mais jamais au point où des gens qu’elle ne connaissait pas souhaitaient sa mort, pour quelque chose qu’elle n’avait jamais fait.
— Certains de votre espèce, les mages j’entends, ont décidé d’utiliser la magie pour faire le mal autour d’eux. Je ne sais pas ce qui les anime, je m’en fous, de toute manière, mais certains d’entre eux se sont élevés par le passé au rang de tyrans. Ils ont fait des choses terribles, dépassant l’entendement. Des royaumes entiers ont pâti de leur magie. Et c’était tous des Voyageurs, des êtres venus d’ailleurs. Vous semblez … prédisposés à causer pas mal de dégâts autour de vous.
Oza jeta un regard entendeur à Talia, avant de tourner celui-ci vers Alaric, toujours inconscient, pour ensuite revenir sur la route.
L’adolescente ne répondit pas, tournant dans son esprit ce que venait de lui dire la guerrière. Son attention fut cependant détournée lorsqu’elle entendit avant de voir la présence d’autres personnes. De la vie bien humaine, presque normale.
Les premiers habitants qu’elles croisèrent leur jetèrent des coups d’œil curieux, parfois méfiants et hostiles. Talia fit tout son possible pour se dissimuler derrière la présence cette fois rassurante de la guerrière. Ils les laissaient généralement tranquille en voyant l’armure noire de la femme. Sans la connaître personnellement, ils savaient à quel groupe elle appartenait, et savaient qu’il était préférable de ne pas lui poser des questions.
Malgré l’angoisse qu’elle ressentait, Talia finit par jeter des coups d’œil curieux aux alentours. Le chemin broussailleux qu’elles avaient quitté avait laissé place à des rangés pêle-mêle de petites habitations rustiques, plus confortables que ce qu’elle avait peu imaginer de la période médiévale de son monde, mais toutes aussi simples. Elles finirent par déboucher sur des artères un peu plus larges, et cette fois les bâtiments étaient plus diversifiés. Elle devina les contours d’un magasin général, mais son attention se porta ailleurs rapidement.
Surprise de distinguer par moment des ampoules lumineuses qui éclairaient certains recoins plus sombres du village, elle accéléra le pas pour marcher à la hauteur de la femme.
— Vous avez l’électricité ?
Oza-Fynn lui jeta un coup d’œil menaçant, où brillait une lueur incertaine, mais l’adolescente soutint effrontément son regard.
— Nous nous servons de la foudre pour nous éclairer, si c’est ce que tu veux dire. C’est une invention de la guilde des Mages d’Harsonia.
Talia ne répondit pas, rangeant cette nouvelle information dans sa tête, et tout ce qu’elle voyait aussi. Elles passèrent devant des bâtiments cette fois plus miteux. Les boules de lumière avaient été remplacées par des lampes à l’état douteux, voire des torches qui ne devaient être allumées que lorsqu’il faisait plus sombre. Ils détonnaient vraiment de ces sphères qui l’avaient intriguée. Talia n’était pas certaine d’avoir envie de s’arrêter ici.
— Reste là, fit sa guide.
L’adolescente la vit disparaître dans un bâtiment qui semblait animé. L’écriteau qui tressaillait par quelques courants d’air avait une inscription qu’elle n’arrivait pas à lire. Cette constatation la frappa.
Elle n’y avait pas pensé jusque-là, mais elle se rendait compte que la guerrière parlait la même langue qu’eux. Comment était-ce possible, alors qu’ils se retrouvaient dans un tout autre monde ? Et pourquoi, maintenant, elle n’arrivait pas à lire l’écriteau ? Talia plissa un moment les paupières, essayant de déchiffrer ce qui pouvait bien y être inscrit.
À sa grande surprise, les inscriptions se mirent à vibrer et à se mouvoir, comme si elles cherchaient à former de nouveaux mots. Fascinée, elle ne vit pas tout de suite qu’Oza revenait, et cette fois accompagnée. Elle perdit sa concentration en entendant des voix d’hommes et elle se rapprocha, protectrice, de la monture où se trouvait toujours son frère inconscient.
La guerrière était maintenant flanquée de deux types qui la firent se crisper. Ils portaient la même armure légère et sombre que celle-ci. L’un, plus trapu et bourru, avait son regard fixé sur elle. L’autre, très grand, marmonnait quelque chose à sa coéquipière. Malgré son air doux, il semblait totalement en désaccord avec elle, s’attirant les foudres de cette dernière.
— Konra vous a dit de m’aider, alors vous le faites, finit par dire d’un ton froid la guerrière. Je ne devrais même pas jouer cette carte-là.
Les deux hommes baissèrent les yeux un moment. Le plus petit avait toujours son air bourru, mais le plus grand affichait maintenant un air à la fois contrit et curieux. Ils s’approchèrent alors de la monture mais Talia s’interposa, un regard qui se voulait dur sur le visage. Ses poings étaient serrés, même si tout son corps tremblait sous la fatigue.
— Bouge de là, petite, fit la voix d’Oza. Ils vont juste transporter ton frère à l’étage.
Talia ne fit pas un mouvement, son regard alternant entre la guerrière et les deux inconnus. Celle qui les avait sortis presque indemnes de la forêt posa alors une main sur son épaule. Un geste presque doux qui surprit grandement l’adolescente.
— Je te donne ma parole qu’ils ne lui feront pas de mal. Nous attirons trop l’attention, en ce moment, donc laisse-les faire.
Talia finit par capituler et laissa les deux hommes passer, même si vraisemblablement, vu leur carrure, ils n’auraient pas eu besoin de son approbation pour la déloger de sa position.
Ils empoignèrent comme ils le pouvaient l’adolescent inconscient, sous le regard attentif de la jeune femme. Elle voulut leur emboîter le pas mais la poigne d’Oza, toujours sur son épaule, se resserra un instant. Talia se tourna vers elle et rencontra son regard. Celui-ci était pensif, hésitant. Comme si elle avait envie de lui dire quelque chose. Mais elle se ravisa.
— Vous allez pouvoir vous reposer jusqu’à demain, Madragore est parfaitement sûr. Au matin, on discutera. Konra veut vous rencontrer.
Talia sentit une boule se former dans son ventre mais elle chassa la sensation, voulant se dépêcher de retrouver son frère. Elle hocha donc doucement la tête et la guerrière la libéra. Elle put ainsi entrer dans l’auberge.
Les lieux étaient animés. Elle remarqua que la majorité de la clientèle arborait le même genre de vêtements et parfois une armure souple sombre semblable à celle d’Oza. Elle comprit que la compagnie de cette dernière occupait les lieux. Elle ne sut pas si elle devait se sentir rassurée.
Le passage des deux guerriers portant un corps inconscient avait attiré l’attention, mais sans plus. Elle sentit quelques regards sur elle et elle se drapa tant bien que mal, par réflexe, dans son gilet qui devait être en piteux état – elle préférait ne pas regarder.
La guerrière la guida jusqu’à l’étage. Elle lui servait de bouclier. Talia pouvait sentir la prestance qu’elle exerçait sur ses hommes et ses femmes, les empêchant de contester sa décision. L’adolescente ne savait pas jusqu’à quel point ils pouvaient être au courant pour elle et son frère. Oza-Fynn était partie en mission dans la forêt maudite, et elle était revenue avec deux étrangers aux allures bizarres. Une pointe de paranoïa se fit sentir en elle.
Talia fit irruption dans la pièce où ils avaient emmené Alaric. Celui-ci était étendu sur un des lits de la chambre. Les deux hommes, voyant que leur supérieure était là pour prendre la relève, sortirent sans un mot. Le plus grand lui jeta cependant un coup d’œil pensif avant de disparaître.
— Je vais demander à la fille de l’aubergiste de venir vous monter une bassine d’eau. Tu peux lui faire confiance.
Clair, net, précis. Même si Talia n’aimait pas qu’on lui dise ce qu’elle devait faire, elle était rassurée de voir quelqu’un d’autre prendre la situation en main, et lui exposer ce qui allait suivre. Elle hocha doucement la tête, sentant la fatigue lui tomber sur les épaules comme une masse.
— Tu as faim ?
Elle répondit à la négative, trop fatiguée pour manger quoi que ce soit. Oza resta immobile quelques instants, ne sachant vraisemblablement pas où se mettre. Faisant finalement un bref mouvement de tête, elle sortit de la pièce.
Talia poussa un long soupir, avant d’aller s’asseoir à côté de son frère. Elle tenta de lui tapoter doucement la joue pour voir s’il allait se réveiller, mais rien à faire. Un vilain hématome avait commencé à se former sur le côté de son visage.
Un juron sortit de la bouche de l’adolescente. S’ils finissaient par s’effondrer à cause d’un traumatisme crânien, ils n’allaient pas être bien avancés. Avaient-ils seulement des docteurs dans le coin ? Elle allait devoir mettre de côté tout ce qu’elle pensait connaître. Ils n’étaient pas chez eux, et les lois de ce monde lui étaient totalement inconnues. Cette pensée ne lui plaisait pas du tout. Son frère inconscient, elle se laissa aller à une pointe défaitiste, son front posé contre ses paumes.
Elle sursauta lorsqu’on toqua doucement à la porte. Se remettant sur ses pieds, elle se dandina un moment sur place, ne sachant quoi faire. Devait-elle signaler sa présence ? Ou bien se faire discrète et jouer les abonnées absentes ? Elle tritura de ses doigts sales son vêtement qui avait vu des jours meilleurs et qui, elle devait l’admettre, commençait à sentir.
Puis les paroles d’Oza lui revinrent en mémoire. Quelqu’un devait passer. Prudemment, elle alla ouvrir. Une jeune femme d’à peu près leur âge se tenait de l’autre côté.
— Voilà l’eau demandée par la Deuxième main Fynn, lui dit alors l’inconnue, un petit sourire doux sur le visage.
Talia ne voulait pas la dévisager, mais ce fut plus fort qu’elle. Son regard avait aussitôt été attiré par le côté droit du visage de la jeune femme. Son œil était entièrement noir, et les veinules sombres qu’elle devinait à sa surface s’étendaient sur sa paupière, sa tempe et même un peu sur sa joue. Se rendant compte qu’elle devait la fixer de la plus impolie des manières, l’adolescente s’empressa de s’excuser, balbutiant quelques paroles gênées.
— Si tu préfères, il y a un bain dans la pièce d’à côté, je peux t’y donner accès, renchérit plutôt son interlocutrice, ne semblant pas se formaliser des excuses ni de l’attitude de la nouvelle venue.
L’adolescente hésita un moment puis déclina d’un mouvement de tête. Elle préférait rester dans la même pièce que son frère. Laissant passer la fameuse fille de l’aubergiste qu’Oza avait qualifié de personne de confiance, elle ne sut où se mettre, son pied recommençant à tressauter contre le parquet. Elle l’observa verser l’eau dans une bassine sur la commode, puis déposer quelques produits sur le côté ainsi qu’une pile de chiffons.
Elle remarqua alors les regards curieux de la jeune femme à l’œil noir. Cette dernière fit un sourire désolé.
— C’est à mon tour de m’excuser. C’est que je ne pensais pas voir un jour quelqu’un revenir de cette forêt maudite plus ou moins en un seul morceau. Sauf Fynn, évidemment.
Talia fit un sourire triste. Plus ou moins en un seul morceau. C’était exactement ça. Elle n’osait pas croiser son reflet dans le miroir craquelé de la chambre, elle devait avoir piètre allure. Voyant l’autre jeune femme se diriger vers la porte, elle fut prise d’une impulsion.
— Attends !
Elle se mordit la lèvre.
— Est-ce que tu peux rester un moment ? Je …
L’adolescente ne savait pas vraiment pourquoi. Elle n’avait pas vraiment envie de rester seule, face au silence de la seule personne à qui elle aurait aimé parler. Et elle avait un bon sentiment envers son interlocutrice. Du moins, il était plus fort que ce qu’elle avait ressenti pour la guerrière. Cette dernière la laissait encore perplexe. Elle les avait sauvés mais Talia ne savait pas ce qu’elle leur réservait pour la suite.
— Moi c’est Rei, fit la jeune femme, tout sourire, son visage semblant soudainement rayonner. J’avoue que ça me changera de toutes ces brutes crasseuses en bas.
Talia lui jeta un regard étonné.
— Oh, j’ai toute confiance en la Garde des Maraudiens, ils font partie des rares à se préoccuper de Madragore. Mais il reste qu’ils sont bruyants, pas très propres et les seuls sujets qui les intéressent sont chiants, ajouta Rei.
Un rire prit Talia, qui s’imaginait bien ce que devait endurer la jeune femme à longueur de journée. La fatigue jouait aussi beaucoup, ainsi prit-elle quelques secondes avant de réussir à se calmer. Son regard se tourna vers la bassine et elle s’en approcha, alors que Rei s’asseyait sur le bord du lit encore vide.
— Qui est-ce ? demanda-t-elle en regardant l’adolescent allongé dans l’autre lit.
— Mon frère, Oza-Fynn ne l’a pas manqué, maugréa Talia.
Elle toucha son propre visage, là où la guerrière l’avait frappée, et ce à plusieurs reprises.
— Elle devait avoir une bonne raison, elle ne fait jamais rien sur un coup de tête. Enfin, presque jamais.
Talia tourna la tête dans sa direction pour capter son regard. Elle la regardait avec curiosité mais détourna bien vite les yeux.
L’adolescente entreprit de se débarbouiller le visage. Le miroir n’était pas en très bon état, ainsi y alla-t-elle à un peu à l’aveugle. Elle prit la barre de savon. Elle était rêche sous ses doigts, mais sentait divinement bon.
Trempant un chiffon propre dans l’eau, elle frotta le savon sur le tissu pour en imprégner celui-ci et commença à se décrasser le visage plus en profondeur. Ses gestes se firent plus prudents quand elle atteignit l’endroit où leur guide l’avait frappée. Elle étouffa le gémissement de douleur qui voulut sortir de sa bouche.
Lorsqu’elle sentit que toute la crasse était partie, l’adolescente s’aspergea le visage avec l’eau puis enleva les résidus de savon qui restait. Elle entreprit d’en faire de même pour ses mains, dont les ongles étaient devenus noir, ses bras et son cou. Elle ne fit pas un cas de la présence de l’autre jeune femme dans son dos, trop épuisée pour se demander à quel point son interlocutrice était pudique, et enleva son gilet puis son haut de pyjama – heureusement, elle avait opté pour celui bleu ciel, et non l’autre avec des bananes.
— Vous avez vraiment vécu l’enfer.
La voix douce dans son dos la fit se retourner légèrement. Rei fixait ses épaules et ses omoplates. Se tordant le cou, Talia ne put voir qu’une partie des ecchymoses sur ses épaules. Elle devait en avoir partout.
— Que faisiez-vous là-bas tout seuls ? demanda Rei.
Talia se mordit la lèvre. Elle ne voulait pas paraître impolie, mais elle était trop épuisée pour inventer une histoire. Et même si la jeune femme lui était tout à fait sympathique, elle ne pouvait pas lui dire ce qui leur était vraiment arrivé.
Rei ne sembla pas s’en formaliser, lui souriant. Quelqu’un cogna à la porte. L’adolescente porta aussitôt ses bras à sa poitrine, le corps tendu. Sa nouvelle amie entrouvrit la porte et Talia put entendre la voix de la guerrière. Elle se détendit un peu et hocha la tête à la question muette que lui posa Rei. Cette dernière laissa entrer Oza.
Cette dernière, les bras chargés, alla directement vers le lit libre pour y déposer ce qu’elle portait.
— J’ai trouvé quelques vêtements qui vous iraient à vous deux.
Elle regarda alors Talia et remarqua toutes ses ecchymoses. Ses lèvres se pincèrent.
— Je m’en charge, fit Rei, voyant l’air de la guerrière.
Cette dernière hocha la tête, puis lançant un dernier regard, sortit de la pièce.
— J’imagine qu’elle s’en veut un peu pour ce qu’elle nous a fait.
Rei émit un petit rire puis fit une légère grimace, lui faisant comprendre qu’elle n’était pas vraiment certaine des remords de la guerrière, pour sa part.
Talia reposa son regard sur les autres produits, se demandant à quoi ils pouvaient bien servir. Les inscriptions sur les étiquettes étaient indéchiffrables. Elle se rappela la devanture de l’auberge. Mais elle était trop fatiguée pour essayer de comprendre quoi que ce soit.
— Attends, je peux t’aider.
Rei lui prit un des flacons des mains.
— Ça va réduire tes ecchymoses et la douleur. Tu devrais dormir un peu mieux.
Talia accepta volontiers son aide, et la laissa appliquer l’huile qui lui était totalement inconnue sur les parties douloureuses de son corps. Enfin, les plus douloureuses. Elle avait l’impression que son corps n’était qu’un seul et même hématome.
En même temps qu’elle s’appliquait, Rei lui expliquait la base du produit, et Talia l’écoutait d’une oreille intéressée, malgré sa fatigue. Elle dut admettre que c’était efficace, elle sentit un doux picotement sous sa peau aux endroits où la jeune femme avait appliqué l’huile, et un soupir de soulagement fusa d’entre ses lèvres.
Une fois la tâche terminée, Rei déposa le flacon sur la commode et lui sourit.
— Merci, fit Talia, ses traits moins crispés.
Son interlocutrice répondit d’un hochement de tête. Voyant que la fatigue sur son visage, Rei décida de prendre congé. Mais avant de sortir, elle se tourna vers elle.
— Vous pouvez faire confiance au commandant.
Talia eut un sourire incertain. Après un dernier regard, elle se retrouva seule avec son frère toujours inconscient. Elle espérait qu’il allait se réveiller rapidement.
Piochant dans les vêtements, elle trouva quelque chose de léger pour se couvrir, une espèce de tunique sombre avec des broderies violettes grossières et un pantalon un peu trop large pour elle, délaissant ses vêtements crasseux et terminant de se nettoyer. Un grognement dans son dos la fit sursauter puis se retourner.
— Al, fit-elle, du soulagement dans la voix.
S’asseyant à ses côtés, elle posa ses mains sur ses épaules pour l’empêcher de se redresser trop rapidement.
— Qu’est-ce que … tenta-t-il de grogner.
Sa tête lui faisait un mal de chien. Non, en fait, tout lui faisait mal. Il avait l’impression d’être passé sous le métro.
— Est-ce que ça va ?
Il leva les yeux vers elle, soulagé de la voir. Remarquant où ils se trouvaient, l’adolescent se crispa.
— Nous sommes en sécurité, pour le moment. Oza nous a fait sortir de la forêt.
À l’évocation de son nom, Alaric eut un sursaut de colère. Elle l’avait frappé ? Pourquoi ? Il tenta de se redresser, repoussant légèrement sa sœur, son visage traversé par une vague de rancœur et de violence, qui ne lui était pas habituelle.
— Qu’est-ce que tu fais ? Tu veux encore te prendre un coup, merde ? l’interrompit Talia, de la colère dans la voix.
Elle se força à se calmer, voyant son frère se détendre d’un coup avec un air coupable sur le visage. C’était la fatigue qui parlait. Ils étaient tous les deux épuisés. Ils n’agissaient pas comme d’habitude. Sauf qu’elle ne pouvait s’empêcher de s’inquiéter de cette lueur glacée qu’elle voyait passer par moment dans le regard de son jumeau.
L’adolescente lui expliqua alors brièvement où ils étaient, et ce qui les attendait le lendemain. Alaric poussa un soupir et voulut se passer une main sur le visage mais il suspendit son geste en grimaçant de douleur.
Après s’être assurée qu’il ne serait pas tenté de retrouver la guerrière pour déverser sa colère sur elle, elle le laissa se lever prudemment. Elle alla tirer les rideaux pour bloquer les quelques rayons de soleil qui traversaient les nuages épais. Il fallait qu’ils dorment. Allait-elle seulement réussir à fermer les yeux, malgré tout ce qu’ils avaient vécu ces dernières heures ?
Talia roula finalement sur le côté dans son lit, pour laisser à son frère un moment d’intimité. Mais elle restait attentive, pour être sûre qu’il ne tombe pas.
L’angoisse de l’inconnu lui étreignit le cœur. Elle ne savait pas du tout ce qui les attendait. Ni comment ils allaient pouvoir retourner chez eux.
Chez eux. Depuis l’accident, ils n’avaient jamais considéré un endroit comme leur maison. Mais en cet instant, elle donnerait n’importe quoi pour y retourner. Et elle savait qu’Alaric était dans le même état d’esprit.