CHAPITRE 4
À la demande de Sorc, ils avaient parcouru à pied la distance entre la Grande Place - au centre de la Ville - et la “petite Zone” telle que l’appelaient les habitants. La sorcière avait pu observer, de jour cette fois, la lente transition architecturale qui caractérisait le passage de l’un à l’autre. La route était en pente douce, le quartier de la Grande Place en haut, les autres essaimant jusqu’en bas de la colline.
La futaie de glace et de lumière avait d’abord laissé place à des bâtiments moins hauts, moins insensibles. De très hautes maisons et de petits immeubles moulurés savamment gainés autour de parcs et jardins publics.
Sans la chercher, ils étaient tombés sur une tâche de suie dans ce paysage raffiné. Une ombre noire, brisée, rongée de l’intérieur. Cernée de rubalise blanche contrastant avec le noir du charbon, l’une des demeures avait subit les attaques d’un feu dévastateur. Sorc avait sortit sa carte de la Ville et Malisé lui avait pointé l’une des croix rouges qui y était tracées.
— Monsieur Barniss, chirurgien, est décédé ici. La dernière victime en date, lui avait renseigné l’agente.
Sans s’approcher, puisqu’ils n’en avaient pas le droit, ils avaient continué vers l’ouest.
Une fois de plus, le décor avait changé. Les villas et immeubles particuliers avaient laissé place à des bâtiments plus variés, bâtisses construites à la va-vite collées à d’autres qui semblaient aussi vieilles que la Ville. Les rues étaient plus étroites, les parcs plus rares. La couleur s’invitait enfin, sur les murs, les volets et les voitures dont les moteurs ronronnaient discrètement. Les rez-de-chaussée c’étaient fait vitrines, des supérettes marquaient les coins de rues. Sorc avait acheté du paracétalum dans une pharmacie, le médicament semblant faire un peu plus effet que ses herbes.
Puis les immeubles s’étaient fait barres, ni trop hautes ni trop larges, mais toutes fort identiques. Boîtes géantes éparpillées sur le sol, comme tombées du panier de course d’un géant. Petits parcs, rangées d’arbres et jeux pour enfants. Quartiers dortoirs pour loger les travailleurs de la Ville. Les bus passaient et repassaient en crissant.
Et d’un coup tout avait changé. Quelques pas de plus et ils avaient basculé dans un autre monde. Là où à l’Est, d’après Malisé, des banlieues moyennes et riches prenaient leurs aises en maisons avec jardins, à l’Ouest, tout était différent. D’abord, Sorc n’avait rien vu. Hormis la campagne au loin et les rondeurs des collines d’arrière-plan. Puis d’un coup, la rue avait pris un fort dénivelé. En un pas, la douce pente était devenue raide, plongeant vers le bas, ouvrant un gouffre sur une ville aux abords de la Ville. Sorc avait découvert la “petite-Zone”.
Rues escarpées, escaliers tarabiscotés, logis en paliers et toits plats. Une coulée de bâtis multicolores qui se déversait le long d’une immense ravine. Les bâtiments prenaient toutes les formes, toutes les tailles, de la cabane en murs de taule à l’immeuble de dix étages s'extrayant de la roche et tenant debout par on ne savait quel miracle. Des fils électriques en pagaille striaient le ciel, toile d’araignée fournie et erratique. Les mobilettes pétaradaient, les scooters zigzaguaient, les passants avaient des destinations urgentes ou regardaient s’activer les autres.
Une artère centrale se démarquait, tranchée dans l’agrégat d’habitations et de commerces, laissant place à un funiculaire bondé, qui arpentait le quartier comme il le pouvait.
— Surveillez votre sac, lui avait-dit Malisé.
Sorc l’avait regardé en silence, puis, n’ayant rien changé à son attitude, s’était avancé dans l’allée centrale.
La sorcière avait libéré Cro, le laissant voler à son aise et faire sa propre exploration de la zone.
*
Sorc et Malisé étaient attablés dans un café à la devanture avenante malgré le mauvais état de la rue et des trottoirs environnants, auxquels manquaient de nombreux pavés. À peine installés dans un coin de la salle bondée, Sorc sortit à nouveau de son sac la carte touristique et l'étala comme il le put sur la petite table carrée.
À la télévision, qui attirait l’attention de la plupart des clients, un match d’un sport que la sorcière ne savait reconnaitre ébranlait la foule vers le haut ou vers le bas en fonction des résultats.
— Cela doit vous faire bizarre, demanda Malisé, toutes ces technologies. La télévision, les voitures, les téléphones… vous semblez étonnamment calme à leur vue.
— Ce n’est pas parce que nous sommes loins et différents que nous n’avons aucune idée de vous ni des choix que vous faites. De plus, le voyage jusqu’ici a été long, j’ai eu l’occasion de m’habituer aux nouveautés en cours de route.
— Mais pourqu…
Malisé fut interrompue par l’arrivée du patron.
— Qu’est ce que je vous sers ? Oh… se rembrunit-il en voyant la grande carte dépliée sur la table de ses deux clients. Vous vous intéressez à ces crimes ? Vous êtes quoi, journalistes ?
Le dernier mot avait été prononcé avec distance.
— Non, simples curieux, répondit Sorc.
— Ben vous devriez pas l’être. Et arrêtez de vous promenez avec ça sous le nez de tout le monde.
— Oh, veuillez m’excuser, répondit Sorc en repliant la carte. Pourquoi ce conseil ?
— Vous n’êtes pas du coin vous.
— Non, en effet.
— Pour faire simple, on n’a pas besoin d’être associés plus que ça à ces histoires.
— “On” ?
— Oué “on”, le quartier, le coin, la petite Zone quoi.
— Et pourquoi y seriez-vous associés ?
— À votre avis, quand des riches meurent, qui on accuse ?
— Ah, je vois.
— C’est à peu près calme chez nous depuis plusieurs semaines d’affilées. Ça serait bien que ça dure. Bon, je vous sers quoi ?
Malisé prit un jus d’orange, Sorc dit “la même chose” par curiosité, il n’en avait jamais bu.
— “À peu près calme” ? C’est à dire, que s’est-il passé ? demanda-t-il à Malisé une fois le patron reparti.
— Et bien, c’est compliqué, répondit Malisé, de nouveau mal à l’aise. Ce n’est peut-être pas le meilleur endroit pour en discuter.
— Pourquoi ?
Malisé fit un tour d’horizon des clients présents dans le café. Personne ne semblait vraiment les regarder ou s’intéresser à eux.
— Racontez-moi, insista Sorc.
— Il y a eu des échauffourées dans le quartier,… commença-t-elle dans un murmure.
— Pardon ?
— Il y a eu des échauffourées dans le quartier, fut-elle obligée de répéter un peu plus fort cette fois.
— Des échauffourées ? C’est à dire ?
— Disons… des bagarres, entre quartiers. C’est compliqué. Mais bref,...
Un point marqué dans le match fit monter d’un coup le fond sonore, la forçant à hausser de nouveau le ton.
— … la police a dû intervenir. Ça ne s’est pas très bien passé, pour personne.
Un voisin de tablée leva la tête de son plat et intervint.
— Attendez, c’est des émeutes dont vous parlez là ?
— J’ai dit que c’était compliqué.
— C’est pas compliqué, si ça l’est pour vous alors on sait d’où vous venez.
Dans tout le café, des têtes commençaient à quitter le match pour se tourner vers leur conversation.
— Vous ne savez rien de moi, réagit Malisé.
— Ah non ? La police descend dans la petite-Zone, fait des morts et pour vous “c’est compliqué”, ça c’est le discours de…
— Stop, intervint le patron qui revenait avec les jus d’orange.
Il ne les posa pas sur la table.
— Vous deux, vous partez, dit-il en pointant furieusement Sorc et Malisé. Je vous avais dit de ne pas faire d’histoires. C’en est déjà trop, dehors !
Ils se levèrent, Malisé sortit à grands pas. Sorc tira tranquillement son porte monnaie de l’une de ses poches interieures, déposa un billet sur la table et suivit Malisé au dehors.
Elle l’attendait, furieuse. Lorsque Sorc l’eût rejointe, elle tourna les talons et s'enfonça à grandes enjambées dans la foule.
— Je m’excuse, tenta Sorc.
Malisé s’éloigna dans une ruelle parallèle puis se retourna d’un coup lorsqu'ils ne furent plus que deux.
— Vous l’avez fait exprès. Vous avez posé la carte en évidence sur la table et m’avait fait parler pour faire réagir les tablées alentours.
— Oui, c’est vrai, avoua Sorc. J’avais besoin de tâter le terrain sur divers sujets. Pour mieux comprendre.
— Sans m’en parler avant ? Sans mon consentement ? Mais vous êtes fou. Combien de temps croyez-vous que je puisse tenir dans ce quartier si mon métier est révélé ?
— Je n’ai rien révélé.
— Alors vous n’êtes même pas fou, vous êtes juste d’une naïveté sans nom. Déjà qu’ils nous repèrent, je ne sais comment, mais ils savent, presque toujours. Je vous ai tout de même suivi. Maintenant c’est carrément affiché sur mon front pour toutes les personnes qui étaient présentes dans ce café.
— Vous m’en voyez vraiment désolée. Je n’ai pas pour habitude de faire équipe avec le mauvais camp.
— Le mauvais… sérieux ? Je ne vous ai pas repoussé, je n’ai pas tenté de vous dissuader de faire cette enquête, je vous aide, je vous trimballe d’un bout à l’autre de la ville, je vous renseigne et vous ne me mettez même pas au courant de vos plans les plus imbéciles pour que je puisse y réagir à bon escient et sauver ma peau.
Sorc ne répondit pas mais son visage trahissait qu’elle l’avait touché. Le silence s’installa, Malisé attendait.
— Je vous prie de m’excuser, je suis désolé, dit Sorc. Je tâcherai de ne pas recommencer.
Malisé se détendit un peu.
— Bon, on va où maintenant ?
— Pour commencer, vous avez raison, vous êtes plus exposée que moi ici. Tenez, dit Sorc en retirant sa cape. C’est à vous de porter ceci.
— Pardon ?
— Croyez-le ou non, cette cape, portée sur l’envers, éloigne le regard des plus curieux. Je vous propose que ce soit vous qui la mettiez. Vous n’aurez pas trop chaud. Et plus personne ne vous remarquera.
Malisé regarda la cape un instant.
— Vous me proposez… de mettre cette cape. Trop grande.
— Elle ne sera pas trop grande. Essayez ! Qu’avez vous à y perdre.
Sorc insista en lui tendant de nouveau l’étoffe.
Du bout des doigts, Malisé s’en saisit. Le tissu était doux et étonnamment inconsistant pour son épaisseur, la toucher était comme plonger les doigts dans un liquide. Sceptique et cherchant le piège, elle la posa avec précaution sur ses épaules. La cape n’était pas trop grande. Impossible de dire comment, mais la taille du tissu était désormais pile ce qu’il fallait pour être portée par Malisé, pourtant de trois têtes plus petite que Sorc.
En dehors de cela, elle ne lui allait pas spécialement, ou plutôt, la policière se sentait assez ridicule. Mais quelque chose était différent. Elle n’aurait su dire quoi, une douce chaleur, un confort diffus, accueillant ; rassurant. “Ça va aller”, se dit Malisé dont la tension était en train de fondre.
— Est-ce que… est-ce que je suis en train de porter un objet magique ? demanda-t-elle.
— Oui, lui répondit Sorc en souriant.
J'étais surprise de trouver un univers urbain, et ça fonctionne très bien. Par contre, je ressens le besoin d'avoir plus d'explications sur les motivations de Sorc. Pourquoi reste-t-il ? En lisant les autres commentaires, j'ai lu que tu parles de déontologie et il me paraîtrait important de le signifier plus clairement. Sinon, Sorc (que j'adore : ce personnage est dense, intéressant, mais pas parfait comme le montre bien ce chapitre) semble un peu stupide. A vrai dire, même la déontologie paraît bien léger, au vu de ce que tu as posé dans la balance dans les chapitres précédents : le passé de persécution des sorcières, la menace que représente la Ville pour lui, le fait que c'est un piège, et l'odieux comportement de Grive. Fuis ! Ai-je envie de dire au personnage ! Lâche l'affaire et fais-nous découvrir la Zone, ça a l'air carrément plus chouette. Bref, j'ai envie que le personnage ait de bonnes raisons de rester là, sinon, j'ai du mal à y croire.
A part ça, je vais continuer à suivre l'histoire avec beaucoup d'intérêt.
J’aime beaucoup les descriptions. Du centre aux pauvres extrêmes. Parfait le funiculaire ^^
J’adore la différence de réaction du patron par rapport à la serveuse du précédent café. Même carte, elle n’y voyait que du tourisme, et lui y voit les lieux des meurtres. ^^ Bien joué.
Excellent cette cape, la description « liquide » me rappelle cette dans HP, forcément. ^^ (Ce qui est une bonne référence pour moi.)
Je lirai la suite une autre fois, je prends un grand plaisir à lire cette histoire ! ^^
À bientôt 😉
Coquilles relevées :
Une fois de plus, le décors avait changé. -> le décor
— … la police a du intervenir. -> a dû (participe passé et non déterminant)
— Vous deux vous partez, dit-il en pointant furieusement Sorc et Malisé. -> Je mettrais une virgule après le « vous deux ».
Combien de temps croyez-vous que je puisse tenir dans ce quartier si mon métier est révélé. -> ? à la fin, non ?
— Je vous pris de m’excuser, je suis désolé, dit Sorc. Je tâcherai de ne pas recommencer. -> je vous prie (= prier, 1er groupe)
Haha, oui, il me semblait bien que je l'avais lu dans HP cette histoire de cape liquide, haha, bon je vais peut-être quand même changer, on verra : P
Ah je suis contente que tu aies relevé la différence de réaction entre les deux serveur.se.s ! Ouf, cela fonctionne donc : )
Oui pour le médicament, j'avoue que j'essaye d'éviter les clichés campagne versus ville et moderne versus ancien, j'ai envie qu'il y ait du bon et du moins bon dans les deux... donc voilà pour ce petit médicament tout de même fort pratique ^^"
Merci encore et toujours pour le relevé des coquilles, je pars corriger cela immédiatement !
J'ai beaucoup, beaucoup aimé ce chapitre. Je me suis laissé'e agréablement plonger dans les descriptions de paysages, où vient véritablement trancher la tâche de suie de l'incendie. Comme Sorc, je note les détails de l'enquête, je grignote ce qui m'est donné en attendant de pouvoir poursuivre !
Eh bien, je serai plus à l'aise dans la Petite Zone qu'en ville ! J'adore les escaliers tarabiscotés et les maisons avec Cachet ! Ca donne plus envie que des bâtiments froids et plein de foule, non ?
C'est intéressant que le personnage de Malisé soit aussi... eh bien, aussi "flic". A considérer que les émeutes sont "des deux côtés" tandis que j'étais plutôt à me dire "oui, comme d'habitude, on blâme ceux qui réclament l'abolition des privilèges."
J'aime beaucoup Sorc qui, dénué de préjugés, porte un regard neuf sur tout cela puisqu'il ne connaît encore rien à la politique de la Ville. Il est du coup plus calme que moi^^
A cause du côté très sociétal de ton histoire, je suis émotionnellement très impliqué'e è_é. Evidemment, je suis ravi'e que ça y soit, ravi'e de voir la sociologie à l'oeuvre !
Bon, toujours un peu déstabilisé'e quand des personnages partent sans avoir consommé ce qu'iels ont commandé, par contre^^
Je n'ai que des compliments à faire sur ce chapitre ; il est possible qu'il reste des fautes mais j'étais tellement aspiré'e par le texte que je ne les aies pas remarquées si c'est le cas...
En tout cas, félicitations, et à bientôt pour la suite !
Merci mille fois pour ton commentaire. Je doutais un peu de ce chapitre, notamment pour des questions de légitimité genre, est-ce que j'ai les épaules pour parler un peu de socio alors que je n'y connais finalement pas grand chose ?... Tu me rassures beaucoup en me disant que cela a fonctionné pour toi et que cela t'a même plu ! Un grand ouf pour moi, j'étais un peu stressée sur ce point ^^
Haha, tu es un peu comme Sorc, lui aussi est clairement plus à l'aise dans la petite Zone : )
Merci, merci encore et à bientôt pour un chapitre d'il y a "fort fort longtemps" ; )
(oui ça repousse encore un peu le début de l'enquête... si jamais tu trouvais ce démarrage trop lent ou frustrant, n'hésite pas à me le dire !)