Il y a de cela fort, fort longtemps

Il y a de cela fort, fort longtemps.

Tess voulut rentrer chez lui.
Il se leva soudain pour porter un regard anxieux vers la vallée. 
N’avait-il pas déjà trop tardé ? Contrairement au Grand Brasier qui était alimenté à foison pour brûler toute la nuit, les feux de chemins, eux, ne l’étaient pas et s’éteignaient avec le temps.
Striant les collines, les coutures de lumières étaient toujours là, mais faiblissantes. Certains points manquaient même par endroit, d’autres ne tarderaient donc pas à mourir aussi, laissant les ténèbres gagner du terrain. 
La poitrine de Tess se serra ; il fallait partir maintenant, avant de se mettre plus encore en danger.

Tess saisit sa torche et l’enfonça d’un geste impatient dans l’un des nombreux foyers utilisés pour la cuisson des plats. Il attendit que les flammes aient bien pris et que le bois fume à cœur pour l’en retirer et commencer sa descente de la Montenn.

Mais il n’était pas encore sortit du Cercle qu’une voix l’appela dans son dos. Il se retourna.
Derrière-lui, Blanda la sage l’avait vu partir et rattrapé. Avec le Grand Brasier dans le dos, elle n’était qu’ombre aux yeux de Tess, mais il la reconnut à sa silhouette, penchée en avant, et à ses abondants cheveux, dont le contours des mèches les plus sauvages vibraient des jaunes et des rouges du feu.

― Tess, attends, lui enjoignit-elle.
Elle s’approcha de lui. 
― Prends ce morceau de viande pour toi, tu le mangeras plus tard si tu n’as pas faim ce soir. Il est important de partager, les Dieux en seront honorés.
Tess se saisit de la poche de cuir que lui tendit la sage et la plongea dans sa propre sacoche. Le morceau de viande était encore chaud sous ses doigts.
― Merci, dit-il en faisant déjà mine de repartir.
― Attends.

Blanda porta la main à sa ceinture et d’un petit sac tira un objet qu’elle tendit à Tess.
Il s’en saisit. Dans sa main, il découvrit une statuette de pierre naïvement sculptée et gravée. À peine plus grande que sa paume, la sculpture était composée de trois corps de femmes côte à côte, soudées entre elles aux épaules et aux hanches.

― Prends-là, lui dit Blanda. Les trois Parentes protègent et guérissent. Elles veilleront sur ta femme et, peut-être, la sauveront.
― Cette amulette est rare et t’appartient, elle n’a pas été faite pour moi, lui opposa Tess qui voulu la lui rendre.
― Je suis vieille maintenant, je n’en ai plus besoin. Je souhaite vous la donner, elle protègera ton foyer. Fait confiance aux trois Parentes.

La statuette se fit lourde dans la main de Tess. Le regard en creux que posait sur lui les trois mères le mettait mal à l’aise.
Il remercia tout de même Blanda la sage et cette fois, s’en fut sans se retourner.

Le souffle court, Tess s’engagea sur le sentier, passa entre deux monolithes de pierre et quitta la protection du Cercle pour s’enfoncer dans la nuit.

Une grande angoisse montait en son cœur au fur et à mesure qu’il descendait la Montenn. Le trajet entre la fête et sa maison l’effrayait de plus en plus. 
Gardant en ligne de mire le prochain feu de chemin et priant qu’il n’expire pas avant son arrivée, il resserra sa prise sur sa torche et pressa l’allure.
Tess avança ainsi d’îlot de lumière et de sécurité à un autre.

Le ciel était dégagé et la lune haute et grosse au dessus de lui. Pas encore pleine, mais presque, elle éclairait de bleus et de gris tristes la campagne. Si cette lueur lui permettait d’avancer sans trop trébucher, elle n’était pas pour autant son alliée. La lune n’était pas lumière pour les humains mais pour les esprits et cela inquiétait d’autant le berger.

La traversée entre deux bûchers le tendait à l’extrème, il regardait partout autours de lui et protégeait sa torche du vent en la plaçant d’un côté ou de l’autre de son corps. Chaque ombre ou forme étrange l’inquiétait et lui tournait le cœur. 
Puis l’arrivée près d’un feu le rassurait, étape salvatrice où il pouvait reprendre son souffle. Il ajoutait même, lorsqu’il le pouvait, des feuilles et branchages ramassés aux alentours des foyer pour les nourrir un peu avant de repartir et s’assurer ainsi que les flammes et la protection contre les mauvais dieux qu’ils apportaient ne disparaissent pas dans son dos.

Alors qu’il avançait encore puis encore, transpirant malgré la fraîcheur de la nuit, un vent tiède étrange commença à se lever. Tess tira sur un pan de sa cape et le tendit de sa main pour faire barrière entre la bise et la flamme de sa torche.

Au loin, rampant dans les vallées, un grondement étrange se fit entendre, cognant contre les versants et se rapprochant de lui. Tess sentit ses jambes faiblir et se mettre à trembler sous l’effort de la descente.

Le prochain feu n’était plus très loin quand le souffle encore discret et continu du vent se mua d’un coup en une rugissante rafale glacée qui faillit faire perdre son équilibre au berger. Mais Tess n’avait que faire de tomber. Le danger était maintenant ailleurs. Car sous son regard hébété, la faible flamme du prochain bûcher venait d’être fauchée par la bourrasque, plongeant le chemin devant lui dans les ténèbres.