Lisa a toujours refusé que je parle d’Emilie. Elle la trouvait cruelle de m’avoir abandonné sans explication. Elle la trouvait effrontée de m’avoir rappelée à elle cinq ans plus tard.
Même après qu’on se soit mariés, quand je mentionnais le nom d’Emilie, Lisa était mécontente. Elle n’avait jamais accepté mon amour pour elle. Sans jalousie, elle pensait qu’Emilie en était indigne. Elle m’accusait de laisser une place pour Emilie entre nous. Peut-être avait-elle raison.
Alors, j’ai cessé de parler d’elle. Mais jamais je n’ai cessé de penser à elle.
Ce que Lisa ne comprend pas, et je ne peux la blâmer pour cela, car je ne lui ai pas dit, c’est que ce qui nous a unis, Emilie et moi, était plus fort que tout. J’ai aimé Emilie dès que je l’ai vue. Je n’ai jamais cessé de l’aimer .
Il était inconcevable d’expliquer cela à Lisa. Je ne veux pas lui faire de peine. Je l’aime, sincèrement. J’aime Emilie, et j’aime Lisa. Cela fait-il de moi un homme cruel ? Je ne veux faire de peine à personne.
J’ai tant aimé, dans ma vie. J’ai le sentiment d’avoir accordé énormément d’amour à beaucoup de gens. J’ai fait don d’une part de moi-même à chaque personne que j’ai aimée. Je n’ai aucun regret. Mon cœur brûle d’amour.
***
Il y a eu des indices, pendant ces trois mois passés ensemble. J’aurais pu me douter de son départ. Comprendre qu’un jour elle partirait, et que je ne devrais pas la retenir. Il y a eu les multiples rendez-vous chez le médecin. Emilie s’y rendait toujours avec mon père. Je questionnais mon père à chaque fois, en secret. Je me devais de savoir ce qui faisait tant souffrir Emilie. Si je réussissais à savoir, je me disais que je saurais l’aider, la sauver. J’étais dans une époque où je pensais que l’amour pouvait tout guérir.
Pendant le premier mois, mon père refusait de me répondre. Il n’avait aucune réelle raison de le faire. Emilie se portait bien, elle allait au lycée, ne faisait pas de vague. Mais à la fin du mois d’avril, Emilie a arrêté d’aller en cours. Le médecin l’avait mise en arrêt maladie. Elle passait la journée à la maison, et me rejoignait en fin d’après-midi, pour qu’on passe nos soirées au parc, comme d’habitude.
Mon père m’a enfin expliqué. C’était vague mais j’ai enfin mesuré toute la souffrance intérieure d’Emilie. Le médecin avait posé sur cette souffrance un tas de termes médicaux que je ne comprenais pas. Ce que je comprenais, c’est qu’Emilie allait mal. Elle avait mal. Et je ne pouvais pas la sauver. C’était un mal trop grand pour qu’elle puisse en guérir et personne ne semblait le comprendre. J’étais certain que j’étais le seul à pouvoir accéder à ses pensées, à pouvoir réellement l’épauler, et l’aider. J’avais tort. Personne ne le pouvait. Emilie luttait face à elle-même, et c’était une lutte sans merci et cruelle, car elle ne pouvait gagner. Tout ce qui était en son pouvoir, c’était apaiser sa peine au maximum, s’installer dans un endroit calme, se reposer.
Le 17 mai 1976, elle est partie.
***
« Emile ne parle jamais beaucoup d’elle. Elle dit qu’il n’y a rien à savoir. C’est un mensonge bien sûr, mais je respecte sa volonté. Je ne me révolte pas contre la tyrannie de son silence. Je ne lui demande pas, simplement, de se confier, de m’expliquer, de me parler. Je suis persuadé qu’un jour elle le fera, quand elle sera prête, et moi je serai là pour recueillir ses mots.
Moi, très souvent, je lui parle. De ma vie, des petits riens qui la composent. Je lui raconte mon enfance de long en large, j’évoque mes souvenirs de vacances, les odeurs, les couleurs, les sensations, tout ce dont je me souviens. Je lui dis parfois que je me sens mené par la vie, balayé par ses aléas. Tout m’échappe et s’éparpille. Comme des poussières dans le vent. Et puis je lui dis que je me sens seul. Puis je rectifie.
« - Je me sentais seul. Avant que tu arrives. On se complète.
Emilie ne réagit pas vraiment. Elle entrouvre la bouche. Je retiens mon souffle. Je sens, tout d’un coup, qu’elle va parler. Se confier.
- Tu sais, murmure-t-elle, j'ai souvent l'impression que je ne suis pas un être entier.
Elle marque une pause. Je prie silencieusement pour qu’elle continue.
-Comme si mon existence n'était pas pleine. Je pense... je sens que peu importe l'énergie que j'y emploie, ma présence ne suffira jamais, je... La personne, que...que je suis peut compléter, compenser, remplacer un temps peut-être, mais jamais combler entièrement. Je l’ai réalisé quand…enfin… C'est tombé sous le sens. Jamais assez.
La lueur qui illumine habituellement ses pupilles s'est effacée. Son regard a dépassé les limites du réel. Il est perdu. Un peu comme elle.
- Tu-
- Ne dis rien, m'implore-t-elle sans ciller, s'il te plaît.
- Je t'aime, Emilie. Pleinement.
Je crois voir une larme couler sur sa joue mais je ne peux l'affirmer, car elle baisse la tête immédiatement.
- Pourquoi ?
Je me mords la lèvre. Pourquoi ? Sans doute parce que pour la première fois, je ne doute pas. Parce que je ne me sens pas spectateur de mes actes et pensées mais bien acteur. Parce qu'elle emplit mon cœur plus que jamais personne auparavant. Parce que je sens sa présence partout où elle se trouve, parce que je cherche ses yeux à tout instant. Parce qu'elle m'a sauvé, en un regard.
- Pourquoi ? répète-t-elle.
- Pour tout. »
Je pense que la partie centrale est trop courte et trop directe. C’est apparemment une révélation importante pour le lecteur, il faudrait faire durer son apparition, mettre plus de tension dans ce passage, y insérer plus de moments vécus par Akira, d’une part dans sa relation avec son père et d’autre part dans celle avec Émilie.
Quant à la dernière phrase, elle est ambiguë : comme elle souffre, on pourrait croire qu’elle est morte. Bien sûr, on sait qu’elle a quitté la maison ce jour-là, mais à la lecture, cette phrase produit un effet équivoque.
À plus.
On commence à s'attacher de plus en plus au personnage d'Émilie.
Elle me touche vraiment, je trouve ça si triste qu'elle ne se laisse pas simplement aimer.
Bref j'adore ,ne t'arrêtes pas décrire !
Oui Émilie, éloigné ceux qui l'aiment, c'est un peu tragique...
Merci encore !!
Super chute, très beau chapitre !! Ta plume est vraiment excellente sur ces flashbacks, plusieurs tournures de phrase sont délicieuses. Je m'attache de plus en plus à Emilie à mesure que je la découvre, ainsi qu'au narrateur. Découvrir ses absences scolaires, deviner ses problèmes plus profonds. Quant à Akira, ses sentiments et émotions sont touchants et bien rendus.
Mes remarques :
"Je ne veux pas lui faire de peine. Je l’aime, sincèrement. J’aime Emilie, et j’aime Lisa. Cela fait-il de moi un homme cruel ? Je ne veux faire de peine à personne." super passage !!
"J’étais dans une époque où je pensais que l’amour pouvait tout guérir." -> je croyais alors que l'amour peut tout guérir ?
Un plaisir,
A bientôt !
Merci, contente que ces flashbacks te plaisent ! C'est super cool que tu t'attaches à Emilie, étant donné que c'est un personnage un peu complexe.
A très vite :)
Finalement, je me sens beaucoup plus proche du personnage d'Emilie que d'Akira de par son ressenti : Ce besoin fataliste d'éloigner les gens qui nous aiment et que l'on aime parce que cet amour leur est nocif. C'est tout simplement réel et altruiste !
N'empêche, Akira est vraiment un homme très authentique et il nous en apprend beaucoup sur l'amour. Pourtant, il parle de choses que l'on ressent tous. Mais, quand il les affirme et les assume avec autant de fierté, on a vraiment l'impression qu'il nous encourage à faire de même et se sent forcément beaucoup mieux.
Akira et Émilie nous enseigne à faire cet effort de sincérité qui est le plus important de tout dans la vie. Le combat le plus important de tous. Être fort et sincère malgré les obstacles.
Je suis contente que tu arrives à te sentir proche d'Emilie, parfois j'ai peur qu'elle soit trop irréaliste et incompréhensible. Alors ça me rassure que ce ne soit pas le cas !
Oui, Akira vit vraiment pour aimer, c'est vrai qu'il semble nous encourager, il n'a aucun "regret" malgré les souffrances qu'il a pu ressentir ! Je veux que, malgré l'aspect tragique, il y ait quand même un message d'espoir.
Merci encore pour ton commentaire
Émilie est un peu introverti et elle fait parfois des choix tirés par les cheveux. Je pense que maintenir le mystère sur ses sentiments intérieurs permet aux lecteurs de les interpréter avec plus de liberté. En ce qui me concerne, je décèle beaucoup de ressemblance avec ce personnage qui est juste le meilleur de tous. Tout compte, faire aussi bien que le personnage d'Akira est tout aussi un exploit.
Chapeau pour vos petites pépites d'êtres humains !!!