Akira, 23 ans
« - Ici, c’est ma chambre. Tu peux poser tes affaires là. Je demanderai à emprunter un matelas pour toi. Combien de temps restes-tu ?
- Je ne sais pas vraiment… Combien de temps vas-tu me supporter ?
Emilie lève les yeux au ciel. Elle s’assied sur son lit. Je reste nonchalamment appuyé contre le mur. Je tente depuis tout à l’heure de garder mon calme. Cela fait cinq ans que je ne l’ai pas vue. J’ai tant de choses dont je veux lui parler. Tant de questions à lui poser.
- Viens, murmure Emilie.
Je prends place à côté d’elle, à une distance raisonnable. Emilie pose doucement sa tête sur mon épaule. Ce simple geste me fait frémir.
- Tu m’as manqué, Aki.
Les larmes me montent immédiatement aux yeux. Tout ce qu’elle dit et ce qu’elle fait, tout revêt pour moi une importance cruciale. Je lui réponds d’une voix un peu rauque :
- Toi aussi. Vraiment.
Emilie pose une main sur mon genou.
- Je n’ai pas osé t’appeler tout de suite. J’ai hésité plusieurs mois avant de te passer un appel. D’abord je n’étais pas sûre que vous ayez toujours le même numéro de téléphone chez vous. Et puis j’avais peur que ce ne soit pas toi qui décroche. Mais je suis contente de l’avoir fait.
Chacun de ses mots me comble. Je ne l’interromps pas. Je veux entendre encore sa voix.
- Je suis arrivée ici il y a deux ans.
Je ne lui demande pas ce qu’elle a fait, les trois premières années.
- Ce lieu te paraît peut-être un peu étrange, mais il me fait du bien. Ici, on est vraiment coupés du monde. C’est le calme absolu. Ce n’est pas un hôpital. Bien sûr il a des gens qui nous aident, qui nous accompagnent mais ce n’est vraiment pas la même chose, tu comprends ?
J’acquiesce silencieusement. J’ai vu le panneau à l’entrée : Centre de repos. Elle a raison, ce n’est pas un hôpital.
***
Le soir, on prend le repas tous ensemble, sur la terrasse. J’essaie de ne pas m’attarder sur les infirmières habillées en civil qui portent un œil attentif sur les résidents. Certains sont très calmes, d’autres très bruyants. C’est plus fort que moi. J’observe tour à tour les personnes autour de la table. A l’extrémité de la table, une femme ne touche pas à son assiette, se contentant de la fixer d’un œil attentif. Je remarque un homme dont la main tremble. Plus loin, un jeune homme qui doit avoir mon âge ne cesse de bavarder avec le personnel et ses voisins. Je ne peux m’empêcher de penser qu’il a l’air parfaitement normal. Sur les vingt-deux personnes attablées, environ la moitié sont des personnes âgées. Je n’arrive pas réellement à trouver de caractéristique commune à tous ces individus. Ils ont peut-être simplement tous besoin de repos.
Emilie me présente son voisin d’en face, un vieux monsieur au visage impassible. Je l’assimile à un chêne. Il porte sur le visage le poids des années. Sa face semble retranscrire chaque expérience vécue, chaque épreuve endurée. Je perçois en lui une peine sourde et enfouie par le temps. Emilie me confie qu’elle joue souvent aux échecs avec lui. « Il gagne à chaque fois ! » ajoute-t-elle. L’intéressé sourit faiblement.
Plus tard, Emilie m’expliquera qu’il n’a pas prononcé un mot depuis qu’il est arrivé, il y a onze ans.
Quand tout le monde a fini de manger, une des infirmières annonce qu’une veillée est organisée ce soir. Chacun est libre d’y participer. C’est ainsi qu’on se retrouve, Emilie et moi, avec une dizaine de résidents et quelques infirmières, autour d’un feu. Un aide-soignant a apporté sa guitare, et a commencé à jouer un air calme. Emilie est blottie contre moi.
- Jonathan, tu peux jouer la chanson que j’aime bien ? demande-t-elle au guitariste.
Celui-ci acquiesce. Emilie se sépare de moi pour se placer face à Jonathan.
- Je vais chanter, m’informe-t-elle. « Paroles paroles »
Je souris. Je connais cette chanson. Dalida. Les doigts de Jonathan se posent sur les cordes et s’activent. La voix d’Emilie s’élève dans l’air du soir, accompagné par les murmures du guitariste, qui interprète plutôt bien Alain Delon.
« Encore des mots toujours des mots, les mêmes mots »
La mélodie n’est pas parfaitement similaire, la voix d’Emilie n’a rien de celle de Dalida, mais pourtant, je suis subjugué. Les paroles résonnent, nous enveloppent dans une douce mélancolie. Je ferme les yeux, je laisse la voix un peu cassée d’Emilie emplir mes oreilles, ma tête puis tout mon être.
« Mais c'est fini le temps des rêves
Les souvenirs se fanent aussi quand on les oublie »
Quelques personnes fredonnent, les autres écoutent attentivement, dans un silence presque religieux.
La voix d’Emilie finit par s’éteindre, doucement, et les dernières notes de guitares s’évanouissent dans la nuit. Les résidents n’applaudissent pas immédiatement. C’est comme si chacun de nous avait besoin de quelques secondes pour émerger. Emilie retourne s’assoir à mes côtés. Je saisis sa main, la serre. C’est à ce moment que les applaudissements retentissent, enfin. »
Je ne me souviens plus de la suite de la veillée. On a sans doute chanté encore. Mais la seule mélodie qui m’est restée en tête, c’est celle-ci. J’aimerais tant entendre Emilie chanter une dernière fois. Sans elle, seul, j’essaye de reconstituer les paroles de cette chanson, à voix basse.
« …tu es cette belle histoire d'amour que je ne cesserai jamais de lire»
***
Lorsque je me réveille, le lendemain, Emilie a déjà quitté son lit. Le soleil perce entre les rideaux de la chambre. Je me lève et les ouvre. Le ciel est si lumineux que je dois cligner plusieurs fois des yeux avant de m’y habituer. Je me prépare rapidement et descends.
En bas, le petit déjeuner a déjà été débarrassé. Sur la terrasse, quelques personnes jouent aux cartes. Je ne vois Emilie nulle part. Je m’assieds aux côtés des joueurs. L’un d’entre eux m’informe qu’un atelier théâtre est en cours, et qu’Emilie y participe. Je le remercie et me relève. Je décide d’aller marcher, pour tuer le temps. Je me dirige vers la petite forêt qui borde la résidence.
Après quelques minutes de marche, j’aperçois une silhouette allongée près d’un arbre. Je me précipite vers elle. C’est le jeune homme que j’avais remarqué pendant le repas, hier soir, celui qui parlait beaucoup. Je m’accroupis et le saisis par les épaules.
- Vous allez bien ?!
Il ouvre les yeux et sourit.
- Je dormais.
- Ici ? A même le sol ?
Il hausse les épaules.
- Pourquoi pas ?
Je ne réponds rien. Il se lève et me sourit.
- Tu es arrivé hier, c’est ça ? Tu es le frère d’Emilie ?
Je ne relève pas le tutoiement. Cette familiarité a quelque chose de rafraichissant.
- Oui, c’est ça. Non je ne suis pas son frère, plutôt un ami.
- Elle a été dans ta famille pendant quelque temps, donc tu es un peu son frère, quand même.
- C’est ce qu’elle a dit ?
- Elle nous a parlé de toi, Akira, si c’est ce que tu veux savoir.
- Et toi ? Comment tu t’appelles ?
- Julien.
- Enchanté de faire ta connaissance, alors.
Il laisse échapper un petit rictus avant de saisir mon poignet.
- Tu veux qu’on marche un peu ensemble ?
J’accepte.
Akira, 66 ans
Julien est devenu un vrai ami. Pourtant, en replongeant dans mes souvenirs, je ne parviens plus à me figurer son visage. Je crois qu’il était brun. Je sais qu’il souriait beaucoup. Après être parti, je n’ai plus jamais eu de nouvelles de lui. C’est dommage. On s’entendait bien, tous les deux.
Je suis resté deux semaines dans cette résidence. Si on m’avait laissé le choix, je serais sans doute resté bien plus longtemps. Je crois qu’une part de moi y est encore.
J'adore de plus en plus le protagoniste. Ce chapitre est vraiment trop bien, j'adore ce centre de repos et l'ambiance que tu y instaures. Comme le héros, je suis frustré de ne pas pouvoir y rester plus longtemps. (superbe chute !) J'espère qu'un autre souvenir y reviendra.
J'ai beaucoup aimé les quelques portraits dressés dans ce chapitre, Julien, le vieux joueur d'échec... Très vivant et intriguant. On aimerait en découvrir davantage.
Beaucoup de questions, de frustration... J'attaque la suite !
Contente que tu t'attaches à Akira ! Je compte continuer encore les flashbacks dans le centre de repos, donc tu auras l'occasion d'en savoir plus !
Tu as raison pour les paroles je vais faire ça :)
L'amour d'Akira et Émilie est vraiment particulier et on ressent bien cette inexplicable singularité quand Julien dit ce qu'il (et que tout le monde, d'ailleurs) pensent du lien qu'il y a entre les deux jeunots. C'est juste cette pointe de réalisme qu'il fallait et qui commençait à cruellement manquer à l'œuvre. J'espère voir autant plus d'objectivité dans la suite de l'œuvre.
"Nos solitudes", en voici une œuvre que je ne suis pas prêt d'oublier d'aussitôt. ^_^
C'est vrai que c'est un amour particulier, surtout d'un point de vue extérieur. Le réalisme est vraiment apporté par les autres protagonistes, parce qu'Akira n'est pas réellement lucide, il est rêveur... Et il va y avoir plus d'objectivité très bientôt, c'est prévu ;)
Merci beaucoup beaucoup pour ton retour !
Son zèle et sa nonchalance naturelle adoucissent beaucoup la narration et atténuent donc le côté tragique et dramatique de l'histoire.
Vous lui devez beaucoup à ce personnage, votre œuvre aussi.