Léa ne peut pas le croire. Non, ce n’est pas possible.
Il y a sûrement une erreur, ils ne peuvent pas partir comme ça. Elle voudrait demander de l'aide, demander des explications, mais à qui ? Il n'y a personne autour d'elle, personne à qui elle puisse en parler. Personne qui pourrait lui dire que finalement non, que c'est faux, qu'ils ne sont pas morts. Personne, rien que cette lettre. Un bout de papier, et rien de plus. Un simple bout de papier pour deux morts.
Elle ne sait pas comment réagir. Elle voudrait pleurer, mais les larmes ne viennent pas. Tout est bloqué, elle ne peut pas pleurer, elle ne peut pas respirer. Elle a l’impression d’étouffer. Jamais elle n’aurait pu imaginer ça… Tout est étrange autour d’elle, elle a l’impression que le monde tourne, que tout va s’effondrer.
Elle ne peut pas rester là. Elle se lève, met ses chaussures, son manteau, prend son mp4 et sort de la maison. Elle court. Elle cout vite, elle s’en va. Elle arrive dans la forêt. Elle n’a pas froid. Elle ne ressent rien. Elle ne ressent plus rien, elle a trop mal. Elle finit par se laisser tomber au pied d’un arbre, dans la neige. Sa musique ne la réconforte pas, elle lui arrache seulement quelques larmes.
Où tu es, j’irai te chercher
Où tu vis, je saurai te trouver
Où tu te caches, laisse-moi deviner
Dans mon coeur rien ne change, t’es toujours là mon ange.
Léa pleure vraiment maintenant. Elle veut les rejoindre, elle veut être avec eux. Elle ne leur a pas dit au revoir, mais pourquoi, pourquoi sont-ils partis sans la prévenir ?
Elle est couchée, là, dans la neige, dans le froid, dans l’eau glacée. Elle sait très bien qu’elle retombera malade, mais elle s’en fiche bien. Elle se fiche de tout, maintenant. Elle n’a plus rien à faire sur cette planète si ses parents n’y sont plus. Plus rien n’a de sens ici.
Léa pleure toutes les larmes de son corps. Cette journée avait si bien commencé, maintenant tout est détruit. Elle ferme les yeux. Quelques minutes plus tard, elle entend une voix qui crie son nom. Elle ne répond pas. Elle ne veut plus parler à personne. Elle ne veut voir personne d’autre que ses parents. Elle ouvre les yeux. Céline se tient, debout, devant elle.
— Léa, je t’ai vue sortir de chez toi en courant. Qu’est-ce qui se passe ?
Léa ne répond pas. Elle n’a pas les mots, elle ne trouve pas la force de parler. Elle a l’impression de se noyer dans un gigantesque océan sans pouvoir faire le moindre geste pour en sortir.
Céline s’accroupit devant Léa, et lui prend la main.
— Léa… Tu sais que tu peux tout me dire. Et si tu ne veux pas parler, je comprends. Mais il faut que tu te lèves, tu ne peux pas rester là. Il fait trop froid, tu es déjà malade. Je ne voudrais pas que ta maladie empire, et toi non plus tu ne le voudrais pas. Relève-toi et viens avec moi.
Léa ne bouge pas. Dans sa main, elle a la lettre. La lettre qui dit tout. La lettre qui annonce que tout est fini. Céline la prend délicatement et la lit.
— Oh non… Léa… Je suis terriblement désolée. Viens avec moi.
Elle l’aide à se relever, lui prend le bras et l’aide à marcher jusqu’à chez elle.
Céline la fait entrer dans sa maison, lui donne une couverture et lui prépare du chocolat chaud.
— Bois ça, ça te fera du bien.
Léa aimerait lui dire qu’elle n’a pas soif, qu’elle ne peut rien avaler, mais elle ne peut pas. Les mots ne peuvent pas sortir. Elle ne dit rien, elle a un regard vide. Les larmes coulent silencieusement sur ses joues.
— Tu as le droit de parler, si ça peut te soulager. Je suis là pour t’écouter. Je suis là pour toi, ne l’oublie jamais.
Oui, Céline est là pour elle. C’est vrai. Désormais elle aura besoin d’elle. Léa réalise alors que maintenant, sans Céline, elle n’est rien. Maintenant elle n’a plus de parents. Maintenant elle est seule, toute seule.
Elle fait un énorme effort et parvient à prononcer quelques mots.
— Je…Je suis orpheline…
Céline ne répond pas. Elle se met à pleurer, doucement.
— Je suis terriblement désolée, Léa. C’est horrible ce qu’il t’arrive. Mais je suis là, je te promets que je ferai de mon mieux pour t’aider. Je ne te laisserai pas seule, je te le garantis.
Léa essuie les larmes sur ses joues. Céline la regarde, et la prend dans ses bras.
— Tu vas rester ici, d’accord ? Repose-toi, et si tu as besoin de quoi que ce soit, appelle-moi.
Céline sort de la pièce. Léa s’allonge sur le canapé. Elle ferme les yeux. Ses pensées sont toutes centrées sur une seule chose : ses parents. Les images se brouillent dans sa tête. Elle revoit leurs visages. Elle se souvient. Elle entend leurs voix. Leurs voix avant qu’ils ne partent pour la Finlande, leurs voix la dernière fois qu’elle les a vus.
Au revoir ma chérie, sois sage.
Cette phrase revient en boucle. C’est la dernière chose qu’ils lui ont dite.
Au revoir ma chérie, sois sage.
Si elle avait su, si elle avait imaginé à ce moment-là que c’était la dernière fois, jamais elle ne les aurait laissés partir. Jamais elle n’aurait regardé la voiture se fermer, démarrer et partir doucement vers l’aéroport.
Elle leur a dit « au revoir », pas « adieu ». Elle était sûre qu’ils reviendraient, ils n’auraient pas pu la laisser. Si elle avait su, elle aurait couru, elle aurait ouvert le coffre, elle aurait ramené les valises dans la maison et elle les aurait suppliés de rester. Elle aurait tout fait pour qu’ils restent avec elle, qu’ils ne s’en aillent pas, qu’ils soient sains et saufs, à la maison, le huit janvier à neuf heures. Mais elle ne savait pas. Elle n’imaginait pas, et elle les a laissés partir vers la mort. Elle sait qu’elle n’est pas responsable de leur décès, mais elle s’en veut de n’avoir rien fait pour l’empêcher d’arriver. Elle leur avait dit pourtant, que le journalisme était un métier dangereux. Mais à présent tout est déjà bien trop tard.
Quand Léa se réveille, Céline est assise en face d’elle.
— J’ai… j’ai beaucoup dormi ?
Léa est elle-même étonnée d’avoir réussi à parler.
— Oui, tu as dormi plusieurs heures.
Léa regarde par la fenêtre, en effet il fait déjà nuit.
— Il est quelle heure ?
— Bientôt six heures. Tu as faim ?
— Pas vraiment… Je suis désolée de t’avoir dérangée pendant si longtemps.
— Tu crois vraiment que tu me déranges ? Léa, je n’ai jamais vécu ce que tu vis en ce moment mais je peux essayer de comprendre. Il est hors de question que tu rentres chez toi dans cet état.
— Mais je vais bien...
— Non tu ne vas pas bien. Tu ne peux pas aller bien, pas après ce qu’il s’est passé. Mais il n’y a aucun problème, crois-moi. Tu ne me déranges pas du tout. Et puis je suis toujours toute seule, moi aussi, alors j’aime bien avoir un peu de compagnie de temps en temps.
— C’est gentil…
— C’est quoi ton plat préféré ?
— Les oeufs.
— Alors ce soir on mange des oeufs à la coque. Tu veux m’aider ?
Céline se lève avec entrain et Léa la suit. Elle l’aide à préparer le repas avec la gorge serrée. Son père faisait les meilleurs oeufs du monde. Quand elles sont à table et commencent à manger leurs oeufs, Léa demande :
— Qu’est-ce que je vais devenir, Céline ?
— Je n’en sais rien… Tu iras sûrement dans une famille d’accueil.
Les yeux de Léa se remplissent à nouveau de larmes.
— Mais je ne veux pas, je ne veux pas quitter ce village, je ne veux pas te quitter toi.
— Je sais, Léa. Moi non plus je ne veux pas que tu partes. Mais je crois qu’on ne pourra rien y faire…
Une fois la table débarrassée et la vaisselle faite, Céline emmène Léa à l’étage. Elle n’y était jamais venue avant. En haut des escaliers en bois il y a un petit hall qui donne sur trois portes.
— A gauche, c’est ma chambre, indique Céline. Au milieu ce sont les toilettes, dit-elle en ouvrant la porte, laissant Léa voir la petite salle entièrement bleue. Et à droite, c’est une pièce qui ne sert à rien. On va mettre un matelas pour que tu puisses dormir ici.
Au fond de la « pièce-qui-ne-sert-à-rien », Léa découvre une petite porte. Céline l’ouvre, entre, et revient rapidement avec un matelas gonflable et un sac de couchage. Avec l’aide de Léa, elle le gonfle et prépare un petit coin douillet. Elle lui prête un t-shirt en guise de pyjama et lui donne une brosse-à-dents neuve.
— Voilà, tout est prêt. Je te souhaite une bonne nuit, et si tu as besoin de quelque chose, je suis juste à côté.
Léa se demande pourquoi sa voisine est si gentille avec elle. Elle fait partie de ces personnes, très rares, qui se plieraient en quatre pour que leurs proches soient heureux.
— Merci beaucoup, Céline. Tout devrait aller bien. Bonne nuit.
Céline sort en fermant la porte. Léa reste longtemps assise sur son matelas. Elle pense sans vraiment penser. En fait elle voudrait penser mais trop de choses se bousculent dans sa tête sans qu’elle puisse y mettre de l’ordre. Quand elle commence à avoir froid, elle se glisse dans son sac de couchage, et fixe le plafond. C’est un plafond mansardé, sur lequel un papier peint couleur taupe est collé. Cette couleur lui rappelle la robe que portait souvent sa mère.
Elle tourne la tête, et observe le bureau dans un coin de la pièce. Elle se souvient de ce meuble. Avant d’être ici, il était chez elle. Ses parents l’avaient donné à Céline car il ne leur servait plus et prenait trop de place. Léa regarde la brillance du bois, les tiroirs… Un souvenir lui revient en mémoire.
Elle devait avoir trois ou quatre ans seulement. Elle jouait chez elle, dans le bureau-salle-de-jeu. Son père était assis au bureau, il écrivait quelque chose mais elle ne savait pas quoi. Quand elle en eut assez de coiffer sa poupée, elle s’approcha du bureau et tira sur le pull de son père en disant « Papa ! Viens jouer avec moi ! Je m’ennuie… ». Son père lui expliqua qu’il n’avait pas le temps de jouer, qu’il était occupé. Elle se mit alors à ouvrir tous les tiroirs et à mettre des jouets dedans.
C’est un souvenir insignifiant, pourtant elle se sent bizarre en y repensant. Elle arrête de fixer le bureau et son regard tombe alors sur un livre, sur une petite étagère. Les Misérables. Ce livre, elle le connait bien. Quand elle était petite, sa mère le lui racontait. Souvent, quand elle avait fini de lire, elle prenait sa fille sur ses genoux et lui disait : « Ne t’inquiète pas, ma puce. La vie ce n’est pas comme ça. Les gens sont gentils, et s’ils ne le sont pas ils vont en prison. Il ne t’arrivera jamais la même chose qu’à Cosette. Jamais. »
Sa mère avait menti. Il avait fini par arriver à Léa la même chose qu’à l’héroïne du roman. Cosette était orpheline. Léa aussi.
Elle réalise que chaque chose dans cette chambre lui rappelle ses parents. Tout la ramène à eux. Pour ne plus y penser, elle ferme les yeux et finit par s’endormir.
Quand elle se réveille le lendemain, elle n’a aucune idée de l’heure qu’il est. Elle sort de sa chambre. Il fait jour, et elle entend de la musique qui vient de la cuisine.
When I was younger, so much younger than today, I never needed anybody’s help in any way.
But now these days are gone, I’m not so self-assured, now I find I’ve changed my mind and opened up the doors.
Help me if you can, I’m feeling down, and I do appreciate you being round.
Help me get my feet back on the ground, won’t you please, please, help me.
Léa entre dans la cuisine. Céline est assise à table. Quand elle la voit, elle affiche un sourire.
— Ah, tu es réveillée. Bien dormi ?
— Oui très bien, merci.
Léa ment. Elle n’a pas bien dormi du tout. Elle s’est réveillée sans cesse, et pendant les rares moments où elle a dormi elle a fait des cauchemars.
— J’ai fait chauffer du lait. Tu en veux ?
Sans attendre de réponse, Céline prend un bol et verse le lait dedans. Puis elle désigne une assiette de croissants posée sur la table.
— Je viens de les acheter. Sers-toi.
Pendant que Léa commence à manger, Céline se rassoit, et après l’avoir longuement dévisagée elle déclare :
— Je vais faire des courses aujourd’hui. Tu m’accompagnes ?
Léa a bien envie de sortir, ça lui changerait les idées.
— D’accord. Je prends mon petit-déjeuner et je vais me préparer.
Il est dix heures quand les deux amies entrent dans le magasin. Léa a toujours aimé faire les courses. L’ambiance du magasin, les sourires des personnes qu’elle croise, les grands rayons, les décorations… Quand elles arrivent au rayon frais, Céline demande :
— Au fait, je n’ai jamais pensé à te demander, qu’est-ce que tu manges depuis que tu es seule chez toi ?
Léa se rend alors compte qu’elle n’a plus grand-chose chez elle, et qu’elle n’a aucune idée de comment elle va faire pour aller faire les courses seule. Le magasin le plus proche de chez elle est à cinq kilomètres, et à moins de pédaler dans le froid, elle va devoir se restreindre.
— Avant de partir mes parents ont acheté plein de choses, du coup j’avais assez de réserves. Mais maintenant qu’ils ne sont plus là… je ne sais pas comment je vais faire.
Céline met trois paquets de beurre dans son caddie avant de rassurer Léa :
— Ne t’inquiète pas, on va acheter tout ce qu’il faut.
Léa sait qu’elle ne devrait pas accepter, Céline ne peut pas lui acheter tout ce dont elle a besoin. Pourtant elle n’a pas la force de dire non, et elle sait qu’elle n’a pas vraiment le choix.
A treize heures, Céline sort travailler et Léa et rentre chez elle pour chercher quelques affaires. Sa maison lui parait tellement étrange… Elle ne peut pas croire que les deux personnes qui l’ont reprise et rendue à nouveau belle ne sont maintenant plus là. Elle ouvre la boîte-aux-lettres, avec un pincement au coeur. Il y a quatre enveloppes. Des factures pour ses parents, et deux lettres pour elle. L'une vient de son amie Marion, l'autre n'est pas signée. C'est le même que la dernière fois.
Léa, tu me manques trop, je n’arrive plus à vivre sans toi. J’ai besoin de te voir, j’ai besoin de te parler. J’espère vraiment que tu reviendras bientôt.
Léa pose les deux lettres avec les autres. Si tout ça n’était pas arrivé, elle mènerait une petite enquête pour savoir qui est ce mystérieux anonyme. Mais voilà, « tout ça » est arrivé. Maintenant elle ne peut plus changer le passé, et elle est obligée de vivre avec ce poids sur ses épaules, avec cette douleur dans sa vie. Sur la table basse, elle aperçoit la dernière lettre que ses parents lui ont envoyée. Comment aurait-elle pu imaginer qu’il n’y en aurait pas d’autres ? Elle essaye de ravaler ses larmes, et rassemble quelques habits. Elle passera encore quelques jours chez Céline.