Le lundi dix-neuf janvier, Léa rentre chez elle. Le courrier s’entasse dans la boîte-aux-lettres, et plusieurs lettres sont adressées à ses parents. Une boule s'installe dans sa gorge. Elle se demande s’il y en aura encore beaucoup. Elle rentre chez elle et joue un instant avec Mimosa, avant d’ouvrir les lettres qui lui sont destinées.
Léa, Comment tu vas depuis que je suis venue ? Ton téléphone n’est toujours pas réparé ? Est-ce que tes parents sont rentrés ? Tu vois je me pose plein de questions, parce que je pense tout le temps à toi. C’est vraiment dur de ne plus te voir, de ne plus rire avec toi en cours, et même de ne plus avoir de nouvelles de toi… Est-ce qu’il neige encore chez toi ? Chez moi il n’y a plus rien, mais près du lycée il y a encore quelques tas de neige. Voilà, je te donne quelques nouvelles de l’extérieur parce que j’imagine que tu ne sors pas beaucoup. Si un jour tu en as la force, on pourrait aller au cinéma toutes les deux, ça fait longtemps qu’on n’est plus sorties. Et puis j’ai plein de choses à te raconter, mais je ne peux pas tout te dire dans cette lettre. Alors voilà, tu es condamnée à me voir prochainement ;) . De toute façon je passerai bientôt, dès que j’en aurai le temps. Et s’il y a un conseil que je peux te donner, c’est de t’amuser. Je sais bien que c’est difficile quand on est malade, mais fais quand même ce qui te plait, profite de ta vie et surtout n’aie pas de limites. Tu as le droit de vivre, tu sais ? Je te fais de très très gros bisous et te souhaite le meilleur rétablissement possible. A bientôt,
Marine
Léa, je sais que tu n’as aucune idée de qui je suis, puisque je t’écris en anonyme. En tout cas j’ai quelque chose à te dire : je t’aime. Voilà, je l’ai dit. Et si tu veux savoir qui je suis, je te donne un indice : je suis dans ta classe en cours d’espagnol.
Salut Léa !
Ta lettre m’a fait plaisir, je suis content de voir que tu ne m’avais pas oublié. Parce que parfois quand on rencontre des gens on se souvient d’eux et puis eux nous oublient à la seconde où on les quitte… Enfin bref je voulais t’annoncer une bonne nouvelle : c’est confirmé, je viendrai en avril ! Ce n’est peut-être pas forcément une bonne nouvelle pour toi mais pour moi c’est génial. Premièrement parce que j’adore aller chez mes grands-parents, deuxièmement parce que ça me permet de quitter un peu Paris (et crois-moi ça fait du bien !). Et puis troisièmement, j’ai hâte de te voir… Pourtant je ne te connais pas beaucoup mais comme j’ai dit dans ma première lettre, tu as l’air vraiment sympa comme fille. Alors voilà, on se reverra dans environ trois mois.
A propos de ma famille, j’ai une grande soeur que je ne vois pratiquement jamais depuis qu’elle a commencé ses études il y a neuf ans. Elle s’appelle Victoria, elle est mariée et a une fille qui s’appelle Chloé. Donc voilà, en plus d’être un petit frère je suis un oncle, et un parrain par la même occasion. Et puis pour les animaux, j'ai seulement une tortue. Elle s’appelle Lotus (c’est ma soeur qui a choisi son nom…).
Tu m’as demandé de te parler de moi, donc je vais commencer par les choses que j’aime. D’abord, j’aime avant tout la musique. J’écoute de la musique pendant la moitié de mon temps, et pendant l’autre moitié je joue de la guitare. Et puis si avec tout ça j’ai encore un peu de temps libre, je sors. Je sors tout le temps, parce que je déteste rester enfermé dans mon appartement. C’est tout petit, faudra que je te montre si tu passes un jour à Paris. Et donc quand je sors, je vais me promener, ou bien courir, ça dépend de ma motivation. Et quand il pleut, je vais à la piscine. Et si vraiment il fait froid, moche, pluie, orage, et que je m’ennuie trop, je regarde des films. Et toi que fais-tu ? Raconte-moi tout ;)
Tes parents sont-ils rentrés ? Ton téléphone est-il réparé ? Parce que les lettres c’est bien mais ça met quand même trois jours à arriver… Et trois jours ça peut être long parfois. Enfin voilà, les choses que j’ai encore à dire, je les dirai dans les prochaines lettres.
A bientôt et bon rétablissement si tu es encore malade
Quentin.
Léa avait attendu cette lettre depuis tellement longtemps… Ce que lui dit Quentin ne pourrait pas lui faire plus plaisir. « Et puis troisièmement, j’ai hâte de te voir ». Elle aussi, elle a hâte de le voir. Elle ne pense plus qu’à ça. « Trois jours ça peut être long parfois ». Oui, trois jours c’est long. Léa a envie de lui répondre tout de suite. Plus vite elle lui écrira, plus vite il recevra la lettre et plus vite il lui répondra.
Bonjour Quentin,
Tu as raison, trois jours c’est très long quand on attend une lettre. Et la tienne m’a redonné un peu le sourire, parce qu’en ce moment c’est pas la joie… Tu m’as demandé si mes parents étaient rentrés. Non ils ne sont pas rentrés, ils ne rentreront plus. Tu es la première personne à qui j’en parle. Mercredi j’ai reçu une lettre qui venait de Finlande… Ils sont morts. Mes parents ont été tués, il y a deux semaines. C’est dur, et je n’arrive pas à oublier, mais je préfère essayer de penser à autre chose, de toute façon je ne peux rien y faire. Donc voilà, maintenant tu sais, et je vais changer de sujet. J’ai été hyper-heureuse d’apprendre que tu vas venir ! J’ai vraiment hâte, et en plus si tu fais de la guitare tu pourras m’apprendre… J’ai toujours rêvé d’en faire mais je ne sais pas trop comment m’y prendre. Tu as de la chance d’avoir une nièce, moi je n’en ai pas et je n’en aurai jamais. Hé oui, quand on est fille unique on ne peut pas être une tante… J’ai encore plein de chose à te dire mais je suis désolée, il faut que je file poster cette lettre, sinon tu devras attendre un jour de plus avant de la lire ;) alors voilà, à bientôt.
Léa
P.S : S’il-te-plait, pas de condoléances. Je suis sérieuse, c’est vraiment important. C’est déjà assez dur comme ça, alors je t’en prie fais comme s’il ne s’était rien passé. Maintenant on ne parle plus de mes parents.
Léa sort de chez elle, et se dirige vers la poste. C’est loin mais il ne fait pas si froid aujourd’hui. Et puis elle s’en fiche de tomber encore plus malade qu’elle ne l’est. Sur le chemin elle se dépêche, et arrive juste au moment où le facteur prend les lettres. Ouf. Sur le trajet du retour, une voiture s’arrête, et une femme qu’elle connait bien en sort.
— Mamie ! Je suis tellement contente de te voir !
— Ma chérie, tu m’as tellement manquée… Je voulais t’écrire mais je me suis dit qu’une visite serait plus rapide et plus efficace qu’une lettre. Et puis tu en as sûrement bien besoin en ce moment…
— Alors tu es au courant…
La vieille femme affiche un visage triste. Elle se reprend rapidement.
— Allez, monte dans la voiture, je te ramène chez toi. On sera mieux au chaud.
Lorsqu’elles arrivent à la maison, Léa prépare une tisane à Félicie. Pendant ce temps, cette dernière est assise dans la cuisine, elle contemple la petite salle.
— J’aime bien cette pièce. Quand j’étais enfant je passais mes journées ici, entre la table et le meuble.
Elle aborde un sujet que Léa a toujours voulu connaître un peu mieux. Elle verse l’eau chaude dans une tasse et s’assoit en face de sa grand-mère.
— Pourquoi tu n’es pas revenue habiter ici ? C’était la maison de ton enfance, tu aurais pu revenir.
Félicie sourit.
— Je suis allée vivre avec mon mari, j’ai élevé mes enfants dans ma nouvelle maison. Tu comprends, c’était ma maison à moi, et plus celle de mes parents. Et puis après… quand maman est morte, j’avais encore ma maison, je ne pouvais pas la quitter. En plus tes parents avaient bien plus besoin de cette maison que moi. C’est pour ça que c’est eux qui l’ont reprise.
En entendant sa grand-mère mentionner ses parents, Léa sent les larmes lui monter aux yeux. Sa grand-mère boit une gorgée de tisane, puis reprend.
— Est-ce que tu veux qu’on en parle, ou bien tu préfères oublier ?
Léa ne sait pas quoi répondre. Elle sait ce qu’elle veut, elle, mais comment savoir si sa grand-mère veut en parler ou pas ?
— Peut-être que ça me ferait du bien d’en parler, mais je t’assure que je n’en ai pas envie. Je ne veux pas tourner la page, je ne pourrais jamais les oublier ou les négliger, mais vraiment, je préfère ne pas en parler.
— Je comprends, Léa. J’étais pareille à ton âge. Dès que quelque chose n’allait pas, je préférais oublier plutôt de laisser les phrases sortir de ma bouche. Alors soit, on n’en parle pas. Mais je veux que tu sois heureuse, c’est clair ?
Léa fixe le sol. Sa grand-mère lui demande l’impossible.
— Je ne peux pas être heureuse. Comment tu veux que je le sois ?
— Bien sûr que si, tu peux être heureuse. Tu crois vraiment que tes parents auraient voulu que tu pleures pendant des semaines, que tu t’interdises de rire ?
— Mais je ne peux pas me le permettre, alors qu’ils sont…
— Ce n’est pas vrai. Ce n’est pas parce que tu es heureuse que ça veut dire que tu les oublies. Ils sont encore dans ton coeur, et c’est ça le plus important.
Félicie sait toujours trouver les mots justes, cependant Léa n’est pas encore convaincue.
— Mais que diront les gens quand ils me verront heureuse ? Ils penseront que je ne suis pas triste, alors que c’est faux.
— Les gens n’ont rien à dire. Tu n’as rien à prouver à personne, Léa. Ne laisse quiconque t’empêcher d’être heureuse. C’est compris ? Tu sais, moi non plus je n’ai plus de parents. Mais est-ce que tu ne m’as jamais vu sourire, depuis dix ans ?
Léa sourit.
— Si, tu es rayonnante.
Comme pour le démontrer, Félicie sourit à son tour.
— Alors tu vois, sois heureuse.
Léa est contente, sa grand-mère arrive toujours à la réconforter. Pourtant le souvenir de ses parents est encore omniprésent.
— J’aimerais bien qu’ils soient encore là, j’aimerais pouvoir les voir tous les jours.
Sa grand-mère se penche pour chercher quelque chose dans son sac-à-main.
— Justement, j’ai ramené quelque chose. Je n’étais pas sûre que tu l’accepterais, mais finalement tu sembles en avoir besoin.
Elle tend à Léa une grande photo encadrée, qui représente ses parents. Ils regardent tous les deux l'objectif et ils sourient. Quand Léa prend la photo dans les mains, une larme se met à couler sur sa joue, mais Félicie intervient aussitôt.
— Non, tu as une mauvaise réaction. Tu ne devrais pas pleurer en les voyant. Tu crois que ça leur ferait plaisir s’ils savaient que quand tu les vois, tout ce qui te vient ce sont des larmes ?
Léa se sent honteuse. Elle sait qu’elle ne devrait pas, mais sa grand-mère a indéniablement raison.
— Qu’est-ce que je dois faire alors ?
— Sécher tes larmes, et puis sourire. C’est tout. Maintenant viens, on va accrocher ce cadre. Comme ça tes parents seront toujours là, et tu sauras qu’ils veilleront sur toi.
Léa va chercher un clou, puis accroche le cadre dans la cuisine. Ce n’est pas vraiment un bon endroit pour y mettre les gens qu’on aime le plus au monde, mais c’est l’endroit où elle est le plus souvent, après sa chambre. Quand la photo est fixée, elle prend sa grand-mère dans ses bras.
— Je t’aime, Mamie.
— Moi aussi je t’aime ma chérie, répond Félicie en l'embrassant. N’oublie pas que je suis là. Parle-moi dès que tu as le moindre problème, et puis d’ailleurs parle-moi même quand tu n’as pas de problème.
Les jours passent, certains sont paisibles, d’autres moins. Léa se repose beaucoup et passe son temps à écrire des lettres ou à regarder la télé. Quelquefois elle a l’impression que l’hiver ne passera jamais. La neige la déprime tellement qu’elle ne met quasiment plus le nez dehors. Même plus pour chercher son courrier. De toute façon, dans la boîte-aux-lettres, il n’y a presque que des lettres de condoléances, qui sont toutes les mêmes. Elle y va tout de même environ une fois par semaine, quand elle sait qu’elle y trouvera une lettre de Quentin.