Chapitre 5

« Mon roi ? Ils vous attendent. »

Phelps se tourna vers Hannah, et hocha la tête. Il était assis à son bureau, un portrait de sa femme entre les mains, lorsque sa conseillère avait frappé. Le roi posa la peinture et se leva.

« Alors allons les rejoindre. Comment sont-ils ?

− O’membord est pareil à lui-même. Mais Da’lounasse semble plutôt énervé. »

Le roi avait convoqué ses cinq seigneurs pour une réunion urgente, concernant l’affaire des Capes Noires. Ils étaient arrivés dans la matinée, et l’attendaient à présent dans la salle de réunion du conseil.

« Bien, espérons que nous pourrons leur faire entendre raison », déclara le roi avant de pousser la porte.

Mais lorsque son regard croisa celui de Hannah, il comprit qu’elle doutait autant que lui de la réussite de cette mission.


 

Quatre des seigneurs étaient assis autour de la table. Le cinquième, le plus jeune d’entre eux, se tenait debout, les joues rouges et les poings serrés.

« C’est absurde, O’membord ! disait-il quand le roi entra. Vos propres soldats ont peur de se rendre sur ce territoire. »

Tous se levèrent à l’entrée de Phelps, et Da’lounasse fit apparemment l’effort de se calmer. Il desserra les poings, et s’inclina.

« Bonjour à tous, déclara le souverain. Asseyez-vous, je vous en prie. Vous aussi, Cid. »

Le jeune homme obéit, mais son regard luisait toujours de fureur. Hannah et le roi prirent leur place autour de la table. Phelps observa ses seigneurs un par un. Comme Hannah l’avait dit, Sole O’membord semblait incroyablement serein. Achille O’trakla, le seigneur de la Serre, avait son habituel visage fermé, qui pouvait tout aussi bien dire qu’il était furieux ou qu’il se fichait de ce qui se passait autour de lui. Le seigneur du Nord, Tom O’nerra, n’était pas concerné par le conflit. Néanmoins, il avait les sourcils froncés, comme s’il cherchait à comprendre ce qui se passait. Enfin, Clana O’fol, dame de l’Inn, adressa son plus charmant sourire au roi. 

« Cela fait bien longtemps que vous ne nous aviez pas réunis tous les cinq, mon roi », fit-elle d’une voix joyeuse.

Phelps hocha la tête.

« J’aimerais que ce soit dans des circonstances plus agréables. A ce que je vois, la conversation a commencé sans moi.

− Da’lounasse et O’membord n’ont pas daigné nous expliquer ce qui se passait, intervint O’nerra. Pourquoi nous avoir convoqués ? Dans ma région courent des rumeurs de rébellion en Ameria. Da’lounasse ne sait donc pas gérer ses habitants ? »

Cid ouvrit la bouche pour répondre, les joues rouges de colère, mais le roi leva la main. Il vit le jeune homme se mordre la lèvre pour retenir ses propos, et apprécia cet effort. A peine un an plus tôt, le seigneur était tout bonnement incapable de tenir sa langue.

« Il y a une semaine, des Charmés ont commencé à protester en Ameria. Ils ont provoqué des discordes, il y a eu des rixes avec des non-Charmés. Les choses se sont envenimées alors que jusqu’ici, la cohabitation se faisait calmement. »

Il fit une pause et regarda Da’lounasse, qui intervint :

« Il y a eu des affrontements entre des Charmés et des non-Charmés en Ameria avant ça. Il y a deux mois, dans une auberge, une bagarre a éclaté, et la situation est devenue incontrôlable. Nous ne savons toujours pas qui a lancé les hostilités, mais le fait est qu’un non-Charmé est mort. Quelques semaines plus tard, la maison d’un Charmé a été brûlée. Heureusement, il n’y a eu aucun blessé. Les uns et les autres prévoient des représailles, et les non-Charmés craignent de plus en plus ceux qui possèdent la magie. Le fait de ne pas avoir de potion pour nous protéger n’arrange rien », ajouta-t-il avec un regard appuyé au roi.

Phelps hocha la tête.

« J’en ai conscience, Cid. Mais vous savez comme moi que cette potion est extrêmement chère, et que nous ne pouvons la distribuer à tout le monde.

− Quel est le rapport avec la Pesée ? interrogea Dame O’fol.

− Quelques Charmés sont venus me voir, répondit le seigneur O’membord. Ils m’ont demandé de leur donner une partie de mes terres. J’aurais pu les accueillir, bien sûr, selon mes règles et mes impôts. Mais ils voulaient s’approprier ce territoire, et créer une septième région. Je leur ai expliqué que c’était impossible, et qu’il en était hors de question.

− Je peux savoir de quelle terre vous parlez ? »

Le ton de Clana était froid, et le roi sut où elle voulait en venir. Il avait anticipé cet échange depuis longtemps, mais il laissa O’membord répondre.

« Ils voulaient les Landes, évidemment. Comme vous, ma chère Clana. »

Les Landes maudites. C’était le nom qu’on donnait à ce morceau de Pesée, ces quelques hectares que personne en Pesée ne voulait habiter. La légende remontait à bien longtemps, mais la peur était toujours présente. On disait que ceux qui s’y installaient étaient frappés de démence et de maladie ; les animaux se mouraient, et les plantes ne pouvaient y croître. Phelps n’y croyait pas, mais il ne pouvait forcer le peuple à s’y installer.

« Alors j’espère que cette réunion a pour but de déterminer enfin ce que nous pouvons faire de cette terre, fit dame O’fol d’un ton neutre. Mon roi ?

− Ces Charmés, qui se font appeler les Capes Noires, ont demandé à Hannah et Ian Ommone de les rencontrer. Leur chef, un certain Marc O’rren, a réclamé de nouveau les Landes. Si je refuse de les lui accorder, les Capes Noires entreront en guerre contre nous. J’ignore jusqu’où ils sont capables d’aller. D’après O’rren, ils sont suffisamment nombreux pour nous créer des problèmes.

− O’rren a été chassé de chez lui et séparé de sa femme et sa fille parce qu’il est Charmé, répondit Hannah. Alors je pense qu’il n’a rien à perdre.

− Donc vous comptez céder ? »

C’était la première fois que O’trakla ouvrait la bouche. Le ton qu’il employa fit revenir le roi des années en arrière. Il soutint le regard de l’homme qui, presque vingt ans plus tôt, l’avait fait ployer. Il avait cédé cette fois-ci. Le ferait-il à nouveau ? Accepterait-il les moindres requêtes pour éviter une guerre civile ?

« Il en est hors de question ! s’écria dame O’fol. Cela fait des années que l’Inn demande un morceau des Landes, et nous avons toujours été rejetés. Je n’accepterais jamais que des rebelles prennent ce qui nous revient de droit.

− Les Landes ne vous reviennent pas, rétorqua Sole O’membord. Elles appartiennent à la Pesée, et resteront en ma possession. A moins que vous n’en payiez le prix.

− Ce que vous demandez comme prix est insensé, gronda Clana. L’Inn ne possède pas une telle fortune, et vous le savez. Vous êtes ridicule, Sole ! Aucun de vos habitants ne veut poser le pied dans les Landes. Les innois n’ont pas peur, et nous avons besoin de cette place en plus. L’Inn est la région la plus petite, et il serait juste que nous puissions nous étendre un peu. Sire, vous savez que j’ai raison.

− Ça suffit, les interrompit le roi. Cette querelle est allée trop loin. Je n’ai pas l’autorité sur ce morceau de terre, Clana, la propriété en revient à Sole. Et je n’ai pas l’intention de céder à ces menaces.

− Alors vous allez laisser ma région se déchirer ? s’énerva Da’lounasse. Si la guerre éclate, nos terres seront mises à feu et à sang. Les ameriens ne sont pas des soldats. Si vous refusez d’accéder à leurs demandes, alors aidez-moi à protéger mon peuple, pour calmer la situation. Donnez-nous de l’aria»

Le silence se fit, tandis que tous se tournaient vers Phelps. Le roi était pris entre plusieurs feux. S’il donnait la boisson à l’Ameria, il savait que les autres régions la réclameraient aussi. Ce n’était pas qu’il refusait d’en donner à tout le monde ; mais la création de l’aria nécessitait des produits rares. Des racines d’arbres de la Forêt Elfique, de la poudre de la Forêt Noire de la région du Nord de l’Aélie, et des plumes de violettes venant de l’île Niumba. Outre le prix exorbitants auquel les niumban vendaient les plumes, il fallait plusieurs semaines de voyage pour aller récupérer tous les ingrédients, et ainsi produire quelques litres de potion. En fournir à toute une région demanderait du temps, et beaucoup d’argent. Les Elfiques ne les laisseraient pas prélever énormément de racines à la fois. Quant aux niumban, ils tripleraient leurs prix en comprenant que l’Aélie avait besoin de leurs plumes.

Et d’un autre côté, il n’avait pas d’autre choix. Il ne pouvait donner aux Capes Noires ce qu’ils voulaient, et refusait de laisser les Ameriens s’entre-déchirer. Il se tourna vers Hannah.

« Quel est votre avis ?

− Je suppose que vous êtes parvenu aux mêmes conclusions que moi, mon roi. Procurer de l’aria aux Ameriens serait un moyen de calmer la tempête naissante. Je pense que c’est la meilleure chose à faire. »

Le roi hocha la tête.

« Je suis d’accord. Eh bien, soit. Cid, vous aurez de l’aria. Ce ne sera pas immédiat, mais vous l’aurez. Entre temps, parlez à votre région, et essayez de les calmer. Dites-leur qu’ils pourront bientôt protéger leurs pensées. Rappelez-leur qu’il y a encore quelques mois, ils étaient voisins, amis, et qu’ils ne doivent pas se monter les uns contre les autres.

− Merci, sire, répondit Da’lounasse d’une voix soulagée.

− Et nous ? demanda O’trakla. Je suppose que cette faveur ne va pas s’étendre aux autres régions ?

− Pas tant que tout va bien chez vous, Achille. Sauf, bien sûr, si vous voulez payer l’aria avec votre trésor. »

Le seigneur se renfrogna. Le sujet avait été mis sur la table bien des fois, et les seigneurs rechignaient toujours à mettre la main à la poche. Face au roi, ils criaient à l’injustice, voulaient défendre les torts faits à leurs régions. Mais la vérité, c’est qu’ils n’étaient pas prêts à vider leurs coffres pour protéger leurs habitants. Pas si les relations entre Charmés et non-Charmés étaient paisibles.

« Alors c’est réglé. Hannah fera parvenir la nouvelle à O’rren, et Cid calmera sa région. Cela devrait suffire pour étouffer les réclamations. Quant aux Landes, Sole et Clana, je vous laisse régler ça. »

Il posa les mains sur la table. A part O’nerra qui n’avait rien dit de la réunion, et Cid qui avait eu gain de cause, tous semblaient contrariés.

Et à présent, il devait aborder le second sujet de la réunion. Léana.

« Sur cette conclusion joyeuse, j’ai peur de devoir discuter d’un sujet tout aussi agréable avec vous. »

Il regarda O’trakla, le seigneur qui avait le plus de rancœur envers le prince Jack, et songea que très vite, tous seraient extrêmement contrariés.

* * *

Léana ne dormit pas de la nuit. Les informations et les questions pesaient sur elle. Était-il vraiment possible qu’en apprenant qu’elle était en Aélie, son père resurgisse ? Viendrait-il la voir ? Son cerveau fatigué dériva, la jeune fille imaginant leur rencontre. A quoi pouvait-il bien ressembler ? Était-il drôle, intelligent ? Était-il une tête brûlée, comme elle ? Au contraire, serait-il timide ?

En plus de tout ça, la colère envers sa grand-mère persistait. Pourquoi fallait-il toujours qu’elle fasse la mystérieuse ? N’était-il pas grand temps de raconter la vérité à Léana ? Que pouvait-elle bien lui cacher d’autre ?

Dès que le jour pointa son nez, la jeune fille se leva. Elle ignorait toujours si elle voulait suivre Morgan en Aélie. L’idée d’aller dans l’autre monde lui semblait irréelle. Elle était toujours en colère contre Claire, mais elle savait qu’elle n’avait pas d’autre choix que de retourner chez elle. Les réponses qu’elle cherchait s’y trouvaient.

 

« Je suis contente que tu aies décidé de revenir. »

Léana ignora sa grand-mère et s’installa à la table de la salle. Il n’était que huit heures, mais Claire et Morgan semblaient parfaitement réveillés.

« Avant de décider quoi que ce soit, je dois comprendre. Morgan, je ne comprends toujours pas pourquoi tu étais chez Lucas. Tu connaissais mon existence ?

− Je te l’ai déjà dit. J’ai compris qui tu étais en entendant les explications de ta mère, il y a deux semaines. Et j’étais chez les Mercier sur ordre de mon roi. Tout ce que je peux te dire, c’est qu’il m’a déclaré il y a deux mois qu’il voulait m’envoyer en France. Il avait le nom de ta famille. Je devais entrer en contact avec ton cousin, et me rapprocher des Mercier. Si le roi connaissait ton existence, il m’aurait probablement demandé de te contacter directement.

− Alors comment a-t-il su ? Pourquoi se réveiller après tout ce temps ?

− Je l’ignore, Léana. Tu n’auras qu’à lui demander.

− Et pourquoi parles-tu si bien français ?

− J’étudie votre langue depuis des années. Notre monde est bien conscient de votre existence, contrairement à vous. »

Léana secoua la tête, incrédule.

« Et donc… le roi sait que j’existe, maintenant que tu lui as dit ? Il attend mon arrivée ?

− Oui. Si tu es d’accord, nous traversons le miroir ce matin. Ce soir, tu rencontreras ton grand-père.

− Mais... on est samedi matin, j’ai cours lundi ! Ma mère m’attend pour le dîner. J’essaye encore d’assimiler le fait qu’un monde parallèle au mien existe, sans parler du fait que je suis princesse là-bas ! Je ne connais rien de tes coutumes, Morgan !

− Je serai là. Je ne te laisserai jamais, ne t’inquiète pas.

− Tu dis ça maintenant, mais qui me dit qu’une fois rentré chez toi, tu ne me laisseras pas me débrouiller toute seule ? 

− Le roi m’a confié pour mission de veiller sur toi et c’est ce que je compte faire. Je te l’ai dit hier soir. Et on n’est pas obligés de partir aujourd’hui, mais… pourquoi attendre ? C’est le week-end, ici, donc c’est l’occasion. Tu n’es pas curieuse ? »

Léana ne répondit rien. Il l’avait piquée là où il fallait. Elle souleva donc une autre problématique.

« Et pourquoi je te ferais confiance, à toi ? Qui me dit que tu viens vraiment de la part du roi, et que les deux types d’hier sont les méchants ? Pour autant que je sache, c’est l’inverse !

− Je pense que tu peux lui faire confiance, Léana, intervint Claire. Ce qu’il dit correspond à ce que je sais. Camilla m’avait beaucoup parlé de son pays. Morgan et moi avons longuement discuté, je crois qu’il dit la vérité. 

− Parce que je peux te faire confiance à toi, maintenant. »

Claire ne répondit rien. Léana se prit la tête entre les mains. Elle sentait qu’elle pouvait faire confiance à Morgan. Mais aller là-bas ?

« Prends le temps de réfléchir », lui proposa Morgan.

Elle acquiesça. Sa grand-mère lui servit du café.

« J’aimerais comprendre, fit la jeune fille. Le roi ne pense pas que je vais devenir reine, hein ?

− Il veut juste te rencontrer.

− Il a d’autres enfants ? J’ai des cousins ?

− Non, Jack était son seul fils.

− Et… et mon père, on ne sait pas où il est ? Hier, tu as dit… tu as dit qu’il réapparaîtrait peut-être ?

− Le prince a disparu il y a des années. Personne ne sait où il se trouve, pas même le roi. Peut-être que s’il apprend que tu es au palais, il viendra, mais je ne peux rien te promettre. »

Léana hocha la tête.

« Et qu’est-ce que je vais dire à ma mère ?

− Je me charge de Carmen, répondit Claire. Je lui dirai que tu veux passer quelques jours avec moi, maintenant qu’on s’est réconciliées. J’appellerai aussi ton lycée pour t’excuser en début de semaine. »

C’était logique. Tout était trop simple : elle n’avait qu’à poser sa main sur le miroir, et aller découvrir cette autre réalité. L’excitation se mêlait à l’appréhension.

« On va se retrouver chez Gregor si on traverse le miroir, non ?

− Oui. Les Telonska sont chargés de préparer notre arrivée.

− Et tu leur fais confiance ? Alors que c’est peut-être eux qui ont révélé mon existence, et peut-être même eux qui ont envoyé ces types m’enlever ?

− Le roi fait confiance à Gregor Telonska.

− Pourquoi ? »

Elle fronça les sourcils.

« Le roi connaît ces gens ? Alors qu’ils sont pauvres et isolés dans une forêt ?

− Il a ses raisons, que je ne connais pas moi-même.

− Gregor Telonska est au service du roi depuis bien longtemps », intervint Claire.

Léana dévisagea sa grand-mère.

« Comment tu le sais ?

− Camilla m’avait parlé de nombreuses choses, je te l’ai dit. »

Léana sonda le regard de Claire.

« Tu n’as jamais traversé, n’est-ce pas ?

− Non. Je ne peux pas, je te l’ai dit.

− Mmh. Pourquoi moi j’ai pu traverser, dans ce cas ?

− Notre hypothèse est qu’il faut avoir du sang de mon monde dans les veines, expliqua Morgan.

− Bon, et… et alors, comment on irait à la cour ? Je n’ai pas vu de route autour de leur maison.

− Des chevaux nous attendent chez les Telonska. Ainsi que d’autres vêtements. »

Léana tomba des nues.

« Des chevaux ? Pas une voiture, ou… un train ?

− Mon monde n’est pas aussi évolué que le tien, princesse. Tu sais monter à cheval ?

− Un peu… mais attends, à quel point êtes-vous moins évolués ?

− Tu le verras si tu me suis », sourit le jeune homme.

Léana souleva sa tasse, but une gorgée de café froid. Elle tentait de se calmer, cherchait des arguments pour se convaincre que traverser ce miroir était absurde. Elle en trouva une centaine, mais pas un seul n’était aussi puissant que son désir de découvrir ses origines.

« Tu seras mon traducteur ? Je ne parle pas ta langue.

− Bien sûr. Je t’aiderai pour tout, et je te protégerai si quelqu’un tente de s’en prendre à toi. Tu n’as aucun souci à te faire. Ce n’est que pour quelques jours.

− Et mon pouvoir ? J’entends les pensées des gens.

− J’ai un breuvage, l’aria, permettant de bloquer le pouvoir pour quelque temps. C’est grâce à lui que tu n’entends rien de ce que je pense actuellement. Et aucun autre Charmé ne pourra pénétrer dans ton esprit. »

Encore ce mot… il remuait Léana jusqu’au plus profond d’elle-même. Elle reposa finalement sa tasse et regarda Claire.

« Et toi, tu trouves que c’est sensé ? »

La vieille femme sourit.

« N’as-tu pas dit que tu voulais qu’on te considère comme une adulte à présent ? La décision est tienne. »

Léana eut un rire amer.

« Bien sûr. C’est bien utile, ça. Tu ne veux vraiment pas me parler davantage de Camilla et de mon père ? »

Claire répondit d’une voix douce.

« Il me faudrait des jours pour tout te raconter, Léana. Et tout ce que j’ai à t’offrir, ce ne sont que des souvenirs vieux de presque vingt ans. Va, suis Morgan, et tu en découvriras bien plus. »

C’était si logique que ça énerva Léana. Sa grand-mère allait, encore une fois, échapper à son interrogatoire.

La jeune fille sentait que cette décision nécessitait davantage de réflexion. Mais les rêves de la nuit passée, ainsi que la réponse de sa grand-mère, précipitèrent sa décision. Elle voulait traverser le miroir, même si cela signifiait accepter de changer sa vie à jamais. Alors elle prit une longue inspiration et regarda Morgan dans les yeux.

« Je te suis. »

 

Claire n’eut pas beaucoup de mal à convaincre Carmen. Elle eutl’air contente que sa fille ne soit plus fâchée, et admit que passer du temps hors de la maison lui ferait sans doute du bien. Léana se doutait que sa mère était aussi soulagée de ne plus la voir pendant quelques jours.

Ils traversèrent donc de nouveau le miroir. Léana, inquiète et excitée en même temps, serra sa grand-mère dans ses bras avant de suivre Morgan.

« Fais attention à toi, ma chérie », lui souffla Claire.


 

Le jour commençait tout juste à se lever dans l’autre monde lorsque Léana y atterrit, de nouveau sur les genoux. Morgan se tenait debout près d’elle, et l’aida à se relever.

« Comment tu fais pour ne pas tomber ? »

Il se mit à rire, et elle se rendit compte que c’était la première fois qu’elle l’entendait se laisser aller ainsi. Ses yeux verts se plissaient sous l’effet de l’amusement, et brillaient quand il la regarda de nouveau. Elle ne put s’empêcher de sourire à son tour, devant bien admettre qu’il était mignon quand il riait.

« Faut que tu arrêtes de te moquer de moi si tu veux qu’on devienne amis, fit-elle d’un ton faussement sérieux.

− Dommage, je croyais qu’on l’était déjà, la taquina-t-il.

Saïan. »

Ils se tournèrent vers l’extrémité de la clairière, où se tenait Kaoline, souriante.

« Saïan, répondit Morgan, et il regarda Léana. Ça veut dire bonjour. »

La jeune fille répéta le mot plusieurs fois pour bien l’intégrer. L’intonation douce et mélodieuse coulait naturellement dans sa bouche, et les deux autres approuvèrent. Tandis que le soleil commençait à percer à travers les arbres, éclairant suffisamment leur chemin pour qu’ils ne se heurtent pas à un tronc, Léana s’étonna :

« Quelle heure est-il, ici ? Comment fonctionne ton monde, avez-vous un système solaire comme nous ?

− Il doit être environ huit heures, heures de ton monde. Les horloges commencent tout doucement à se développer chez nous. On vous a volé la technique d’horlogerie, à vrai dire… mais la plupart des gens se repèrent à la position du soleil. Notre soleil est plus petit que le vôtre, et l’année est plus courte. Pour le reste, je n’en sais rien, mon peuple ne s’intéresse pas vraiment à l’espace. Nous ne sommes pas aussi avancés en astrologie que vous.

− Je ne comprends toujours pas comment c’est possible. Est-ce que… on est dans une autre galaxie ? »

Parmi les centaines d’histoires sur des mondes parallèles que Léana avait lues, combien s’approchaient un tant soit peu de la réalité ? L’immensité de sa découverte lui sauta de nouveau aux yeux. Si le reste du monde l’apprenait, cela changerait absolument tout.

« Je m’attendais à ces questions, et j’ai deux réponses pour toi. La première, c’est qu’il y a peut-être une explication purement scientifique, mais nous ne la connaissons pas. La deuxième, celle à laquelle tous les aéliens croient, c’est que c’est simplement magique. Notre déesse a créé les deux mondes, le tien comme le mien. Si tu veux, je t’expliquerai ça plus en détail plus tard. »

Ils venaient d’arriver auprès de la chaumière des Telonska et Léana ne put poser d’autre question. Elle n’était toujours pas à l’aise avec ce que Morgan lui avait dit. Et si les Telonska avait révélé le secret de son existence ? Et si les deux hommes avaient tenté de l’enlever à cause d’eux ?

Pourtant, au fond d’elle-même, elle sentait que ce n’était pas le cas. Elle avait parlé avec Gregor, avait constaté la gentillesse de Kaoline. Si le vieil homme lui avait suggéré de ne pas revenir en Aélie, c’était sûrement pour la protéger. Pas pour la faire enlever. De toute manière, elle faisait confiance à sa grand-mère, qui faisait confiance à Morgan. Alors, à moins de retourner immédiatement chez elle et d’oublier tout ça, elle n’avait pas d’autre choix.

Lors de sa dernière visite, Gregor semblait vieux et fragile. Il les attendait à présent sur le porche, debout et l’air rajeuni. Son regard bleu pâle était braqué sur elle. Il ne la quitta pas des yeux quand il ouvrit la bouche pour s’adresser en aélien à Morgan. Sa voix semblait moins rauque que lorsqu’il parlait français. Léana suivit la conversation sans comprendre, mais en appréciant la mélodie de l’aélien. Elle n’entendait les pensées d’aucune des personnes présentes, et fut surprise que l’esprit de Kaoline soit inaccessible. Elle avait cru comprendre que la femme n’était pas charmée et ne pouvait donc pas créer une barrière mentale.

Alors qu’ils pénétraient dans la chaumière et que Glenda les invitait à s’asseoir, des mots retentirent dans l’esprit de Léana.

Tu ressembles à ton père.

Elle sursauta. Le vieil homme la fixait toujours, et n’avait pas bronché, mais elle sut que c’était lui qui venait de parler. C’était comme s’il avait prononcé les mots à voix haute, mais directement dans sa tête à elle. D'après Morgan, elle pouvait aussi répondre aux pensées qu'elle entendait, si l'autre personne était Charmée. Aussi elle tenta une question :

Vous l'avez connu ?

Un sourire naquit sur le visage de l'homme. Léana fut saisie en se rendant compte qu'elle discutait avec quelqu'un par télépathie.

Je l'ai rencontré quand il a fui avec sa mère, la reine.

Vous aussi, vous pensez que cette fuite était de la lâcheté ?

Mais il bloqua de nouveau ses pensées, reportant son regard sur Morgan pour intervenir dans la conversation. Le garçon finit par se tourner vers elle.

« Les chevaux sont prêts, on n’a plus qu’à se changer. Mais Gregor insiste pour que tu prennes de l’aria immédiatement.

− Euh… d’accord. »

Kaoline disparut dans la maison quand Morgan lui transmit la réponse de la jeune fille, et revint avec une petite fiole. Soudain, Léana comprit.

« Les Telonska ont pris de l’aria ? J’entendais Kaoline penser la dernière fois que je suis venue.

− Je leur en ai apporté. Maintenant que tu es là et que ta présence va devenir publique, le roi préfère que les gardiens du passage soient protégés contre d’éventuelles intrusions. 

− Parce que d’habitude, le passage n’est pas gardé ?

− Personne ne sait où il se trouve, hormis le roi. Moi-même je l’ignorais. Les Telonska sont les seuls à savoir où se trouve exactement le passage, et leur magie leur permet de surveiller la forêt. Alors non, il n’est pas gardé. »

Elle acquiesça, et saisit la gourde que Kaoline lui tendait. Elle renifla le contenu sous les regards amusés des personnes qui l’entouraient, puis en prit une gorgée. Ça avait un goût épicé qui la fit grimacer. Morgan se mit à rire.

« Tu t’y habitueras.

− J’espère qu’elle n’aura pas à le faire, intervint Gregor en français. La princesse doit apprendre à maîtriser sa magie au plus vite. »

Le ton du vieil homme inquiéta Léana. Elle se rappelait les paroles qu’il avait prononcées la dernière fois qu’ils s’étaient vus. Ce qu’on attend de toi est trop dangereux. Tu dois rentrer, cacher le portrait et oublier tout ça. 

Elle n’avait pas obéi et ignorait ce qui était si dangereux. Tout comme elle ignorait comment elle était censée maîtriser sa magie.

Elle tourna un regard inquiet vers Morgan, et le jeune homme se leva brusquement.

« Nous devrions y aller. »

Il se mit à parler à toute vitesse en aélien. Kaoline se pencha vers Léana, la prit par la main et la jeune fille n’eut d’autre choix que de la suivre.

« On se change et on y va, lui indiqua Morgan. A tout de suite. »

Tandis que Kaoline l’emmenait dans une chambre à l’arrière de la maison, Merle surgit du couloir. Il avait les cheveux ébouriffés et l’air encore tout endormi. Il sourit à la vue de Léana, qui lui répondit de même. Kaoline s’arrêta dans une chambre semblable à celle de Gregor. Un tas de vêtements était posé sur le lit. La femme saisit ce qui ressemblait à une robe.

« Je dois mettre ça ? »

Les nombreux froufrous et la dentelle n’étaient pas du tout du goût de Léana. La femme lui tendit aussi une tunique blanche, qui servait sans doute de sous-vêtement, et des chaussures. La jeune fille eut une grimace de dégoût, regrettant déjà son jean et sa veste.

Kaoline sortit, la laissant se débattre avec les vêtements. Elle réussit à mettre la tunique, puis la robe dans laquelle elle s'empêtra. Des fils pendaient sur le devant.

« Merde », marmonna-t-elle.

La femme revint, brosse à cheveux en main, la jaugea du regard et se mit à rire. Légèrement vexée, Léana la laissa retourner la robe. Tandis que Kaoline en laçait le corsage, la jeune fille maudit ce pays où les femmes portaient des habits si ridicules. Chez elle, ça faisait bien longtemps qu’on ne s’habillait plus ainsi. L’aélienne s'attaqua ensuite à ses cheveux. Ses doigts de fée semblaient voler sur la tête de Léana, qui était soulagée que les brosses d’ici soient semblables à celles de son monde. Elle apprécia le calme qui émanait de Kaoline, laquelle chantonnait en s’affairant sur elle. Quand elle eut fini, elle lui présenta un miroir.

« Wouah. »

Elle devait admettre qu’elle était très jolie.

La robe azur s'accordait avec ses yeux. Le corsage lui faisait une taille fine et mettaient en valeur sa poitrine. Elle n’avait pas l’habitude de la faire ainsi ressortir, mais ce n’était pas si choquant. Ses cheveux noirs formaient une élégante couronne tressée sur sa tête. Léana se surprit à sourire. Kaoline paraissait contente d’elle. Néanmoins, elle fronça les sourcils en tapotant le tatouage sur son épaule. La jeune fille tourna la tête pour regarder la petite épée, qui détonnait avec le raffinement de la tenue. Elle en fut légèrement gênée, mais n’avait aucun moyen de la cacher.

Quand il la vit, Morgan ouvrit de grands yeux. Léana ne sut si elle devait se sentir flattée ou dérangée par son regard brûlant.

« Tu es... magnifique, finit-il par dire d'une voix rauque.

− Merci. Tu n'es pas mal non plus. »

Le garçon eut un rire étranglé. Il portait une veste marron sur des sortes de chausses recouvrant des collants blancs. Lui aussi avait arrangé ses cheveux.

« Maintenant, tu connais la mode d'ici, sourit le garçon.

− Mouais. Bien moins sympa qu’un jean et un débardeur, on ne va pas se mentir. »

Il leva les yeux au ciel, amusé.

« Tu vas t’y habituer. Et puis… tu n’as pas fini d’être surprise.

− Et je vais devoir monter à cheval comme ça ?

− Ce n’est pas compliqué, tu verras. Allez, on y va. »

Ils retournèrent à l’extérieur. Glenda leur tendit un sac rempli de nourriture. Kaoline donna un ordre et Merle détala vers le coin de la maison, revenant dix secondes plus tard avec deux beaux chevaux, l’un gris et l’autre brun. Il tendit les rênes du premier à Morgan, puis corrigea quelque chose dans le harnachement du marron. Léana fut impressionnée par tout ce qu’il savait faire.

« Quel âge a-t-il ? demanda-t-elle à Gregor.

− Dix ans. »

Devant sa surprise, il ajouta :

« On éduque très vite les enfants à réaliser toutes sortes de tâches, ici. »

Elle hocha la tête, songeant qu’à dix ans elle n’aidait même pas ses parents à faire la vaisselle.

Morgan l’aida à enfourcher sa monture. Sa robe était suffisamment large pour qu’elle puisse s’installer avec une jambe de chaque côté. Elle n’était montée à cheval que très rarement dans sa vie, ayant préféré pratiquer la danse plutôt que de l’équitation.

« Tout va bien se passer, fit Morgan d’un ton doux.

− Je ne m’inquiète pas, répliqua Léana, sur la défensive. Tu n’as pas à t’inquiéter pour moi pour la moindre petite chose. »

Il hocha la tête et elle regarda une dernière fois les Telonska. Gregor affichait un visage impassible, mais Léana sentait que son regard perçant cachait des milliers de choses.

« Et n’oubliez pas que les Charmés ne sont pas les bienvenus par ici », lança le vieil homme tandis qu’ils s’éloignaient déjà.

Léana aurait voulu lui demander ce qu’il voulait dire, mais Morgan avait poussé son cheval au trot, et celui de la jeune fille suivit le mouvement. Elle s’accrocha à la selle afin de ne pas basculer.


 

Ils restèrent silencieux jusqu’à la fin de la forêt de Leinne. Le jeune homme remit son cheval au pas, et Léana se détendit. Elle commençait à être à l’aise avec son nouveau moyen de transport.

« Bienvenue en Aelia », sourit son compagnon.

Elle leva enfin les yeux du chemin qu’ils suivaient et resta bouche bée. Devant elle s’étalaient des landes de verdure, surmontées ici et là par des petites collines. La route se perdait au loin.

Le paysage était époustouflant. Le vert de l’herbe étincelait sous le ciel bleu. Le soleil était visible à l’est, grimpant de plus en plus dans le ciel. Des oiseaux tourbillonnaient, leur plumage renvoyait des reflets rouges et violets. Au loin sur la gauche, on apercevait des petites maisons côtoyant un ruisseau.

« C’est magnifique, murmura-t-elle.

− Nous sommes en Pesée. La région traverse l’Aélie d’est en ouest. C’est là que tu verras les plus beaux paysages du pays. »

Elle hocha la tête. Elle était émerveillée, et beaucoup moins paniquée par le trajet à présent que son cheval avait ralenti. Mais les derniers mots du vieil homme lui revinrent en tête.

« Dis, Morgan… que voulait dire Gregor ? Les Charmés ne sont pas les bienvenus ? »

Le jeune homme secoua la tête, la mine sombre.

« La magie que tu possèdes est une magie très ancienne. Tu peux lire dans les esprits des gens, et les non-Charmés ne peuvent rien faire contre ça.

− Ils peuvent boire de l’aria, non ?

− Certes, mais la boisson est très chère. La majorité de la population ne peut pas s’en acheter. »

Léana fronça les sourcils.

« Donc si je comprends bien, seuls les privilégiés peuvent se permettre de se protéger des espionnages mentaux.

− C’est ça. La boisson est difficile à faire, les ingrédients très rares. Le problème, c’est que ceux qui ne peuvent pas se protéger ont peur des Charmés. »

Elle hocha la tête. C’était logique.

« Donc ma magie n’est pas bien vue des aéliens.

− Les nobles s’en fichent. Mais le peuple a plus de mal, oui. C’est pour ça qu’on va garder ton don secret. Ton arrivée va faire suffisamment de bruit sans qu’on ait besoin d’en rajouter, calita.

− Que signifie ce mot ? »

Durant une fraction de secondes, elle lut de l’hésitation dans son regard.

« Ça veut dire princesse.

Calita, princesse, je retiens. Tu peux m’apprendre d’autres mots ?

− Bien sûr ! Mais n’espère pas devenir bilingue en deux jours, la taquina-t-il.

− Tu as mis combien de temps pour apprendre aussi bien le français ?

− Je pense qu’il m’a fallu un an pour savoir parler correctement, et encore quelques années pour être vraiment à l’aise avec ta langue. »

Elle le dévisagea, stupéfaite.

« Alors ça fait des années que tu prévois ce voyage ? Vous saviez qui j’étais depuis tout ce temps, et vous n’êtes jamais venus me parler ?

− Je te l’ai dit, j’ignorais qui tu étais il y a encore deux semaines. Tu poseras tes questions au roi directement, si tu le souhaites. En tout cas, j’étudie ton monde depuis cinq ans maintenant.

− C’est quand même assez flippant de savoir qu’on est observés et étudiés depuis des années par des habitants d’un monde dont on ignore totalement l’existence, remarqua Léana.

− Oui, mais c’est rassurant pour nous de savoir que ça reste un secret. Je n’imagine pas le carnage que ferait ton peuple s’il pénétrait dans mon pays. »

Léana médita ses paroles quelques instants. Les conquêtes faisaient partie de l’histoire de son monde, et le besoin de tout contrôler était caractéristique de son peuple. Il valait peut-être mieux en effet que l’Aélie reste cachée.

« Et donc, tu es juste un noble qui étudie mon pays ? Ou tu as un autre rôle à la cour ?

− J’étudie juste. J’ai toujours été fort en histoire, en géographie, et j’aime bien voyager. Je me suis vite intéressé à la France, l’Autriche, l’Allemagne. Je suis déjà allé plusieurs fois dans ton monde, tu sais ? Mais je n’étais jamais venu à Paris. Le roi s’intéresse à mes travaux, et il m’a choisi tout naturellement pour la mission auprès de ta famille.

− Je vois. Mais tu ne traversais pas chez les Telonska, quand tu allais dans mon monde, c’est ça ?

− Il y a un passage près du palais royal, qui est bien gardé. On ne voudrait pas que n’importe qui traverse. Mais il débouche en Belgique.

− Alors tu venais bien de Belgique avant d’arriver chez mon cousin, s’amusa Léana.

Di. »

La jeune fille fronça les sourcils. Le sourire de Morgan plissait ses yeux et elle l’imita, le regard accroché au sien. Elle remarqua pour la première fois les filaments orangés qui se fondaient dans le vert de ses iris. Quand elle se rendit compte qu’elle le fixait, elle se détourna, les joues rouges.

« Qu’est-ce que ça veut dire ? » demanda-t-elle, tâchant de se reprendre.

Le jeune homme sourit. Elle maudit la sensation de chaleur qui était née au creux de son ventre. Elle ne voulait pas ressentir de l’attirance pour lui : elle le connaissait à peine.

« Ça veut dire oui. Et no, c’est non.

− C’est de l’anglais, en fait.

− L’aélien a des racines latines. On pense qu’il y a eu des échanges entre nos deux mondes, il y a très longtemps, ajouta-t-il face à la surprise de Léana. Dans quel sens s’est fait le transfert, je n’en ai aucune idée, mais le fait est que l’aélien ressemble un petit peu aux langues occidentales de ta planète.

− Au moins, ça m’aidera à apprendre, remarqua-t-elle. Ça va me changer du chinois. J’en ai fait pendant trois ans, et je n’ai jamais réussi à dire autre chose que « bonjour » et « au revoir ».

− Je vais devoir être patient, si je comprends bien ?

− Eh ! »

Il se mit à rire, et elle fut contaminée par sa gaieté. Ils se trouvaient toujours dans la lande, suivant la route tracée sans croiser personne. Léana admira la mer d’herbe qui encadrait leur chemin et qui s’agitait doucement sous le vent.

« Alors, écoute bien. Ti alape Léana. O alape Morgan. « », c'est « moi », « je », et « ti », c'est « toi », « tu ». Quant à « alape », c'est le fait de s'appeler, se nommer.

- Ça m'a l'air simple », fit-elle d'un ton sérieux qui provoqua un sourire chez le jeune homme.

Elle se cala plus confortablement dans sa selle. Ils étaient censés chevaucher toute la journée pour atteindre Kaltane, la capitale d’Aélie où se trouvait le palais royal. Elle tâchait de ne pas penser à la soirée qui l’attendait. Voyager avec Morgan dans un pays inconnu et magnifique était une chose ; rencontrer son grand-père, le roi, et des centaines d’aéliens en était une autre. Elle se concentra donc sur la voix du garçon, tentant de retenir le plus de mots possibles.


 

Ils ne croisèrent personne jusqu'à ce que le soleil soit haut dans le ciel. Deux inconnus surgirent au loin, ombres mouvantes sur la route poussiéreuse. Morgan s’exclama :

« Des cavaliers ! Décale-toi sur la droite. Évitons de nous faire remarquer. »

A mesure qu'ils approchaient, Léana vit qu’ils étaient vêtus de noir et bleu et portaient des armes.

« Ils ralentissent, fit Morgan.

− Pourquoi ? Je... n'entends rien. »

Le garçon porta la main au flanc de son cheval et Léana vit pour la première fois le fourreau attaché à la selle.

« Agrippe-toi et si on a des ennuis, tu fonces.

− Euh...

− Un coup de talon suffira, et tu t’accroches bien. »

Les deux cavaliers s'étaient arrêtés à quelques mètres d'eux. Quand ils parvinrent à leur hauteur, celui de droite les apostropha.

« Morgan O'toranski ?

Di. »

Ils échangèrent quelques phrases en aélien. Léana observait le visage fermé et sceptique de son accompagnateur, et ceux, impénétrables, des deux inconnus. L’un d’entre eux sortit un papier de sa poche, s’approcha de Morgan et le lui tendit. Le jeune homme le lut, les sourcils froncés. Il regarda les deux hommes, puis finit par acquiescer. Il rangea la lettre dans sa poche, puis fit pivoter son cheval vers Léana.

« Apparemment, le roi nous a envoyé des gardes pour assurer ta sécurité. Ils vont nous escorter jusqu’à Kaltane.

− La lettre venait de lui ?

− De la conseillère royale.

− D’accord. »

Ils repartirent donc, encadrés par les soldats. L'un d'entre eux avait la barbe et les cheveux noirs, ainsi qu'une balafre sur la joue. Celui qui avait parlé paraissait plus jeune, et était rasé. Il engagea la conversation, avant de se rendre compte que la princesse ne parlait pas aélien. Léana comprit seulement qu'il s'appelait Kaevin, et elle remercia silencieusement Morgan de lui avoir appris ce que signifiait « alape ». L’homme montait son cheval avec facilité, une main sur les rênes et l’autre sur son épée. Son regard vif se posait parfois sur la jeune femme, mais il le détournait aussitôt. Il paraissait aux aguets. S’attendait-il à une attaque imminente, ou n’était-ce que de la prudence ?


 

Le groupe s’arrêta pour déjeuner vers une heure de l’après-midi. Romat, le soldat balafré, dénicha une petite clairière à l’écart de la route. Ils s’y installèrent, et la jeune fille se dégourdit les jambes avec plaisir. Les arbres étaient moins imposants que dans la forêt de Leinne, mais elle les trouvait tout de même plus beaux que ceux de son monde. Elle n’aurait su dire pourquoi, mais ils lui semblaient plus… apaisés. L’endroit était calme, à part le bruissement des buissons et les chants d’oiseaux. Léana trouvait agréable de ne plus entendre les pensées de la moindre bête à proximité.

Morgan sortit la nourriture de leur sac et présenta un gog à la jeune fille, qui fut ravie de reconnaître le fruit. Tandis qu’elle croquait dedans, elle avisa le sourire de son compagnon.

« Quoi ? Pourquoi ris-tu ?

− C'est amusant de te voir découvrir nos habitudes, répondit-il. J'ai aussi du pain, du fromage et du saucisson. Tu en veux ?

− Ça aussi, vous nous l’avez volé, je suppose ? se moqua-t-elle.

− C’est une réaction typique des Français, de se croire tellement supérieurs qu’on vous a forcément volé vos coutumes ?

− C’est une réaction typique des Aéliens, de juger tout un pays par les propos d’une seule personne ? »

Ils se mirent à rire.

« Malheureusement, avoua-t-il, je crois que oui. Les amalgames sont assez rapidement faits.

− Vous rejetez tous les membres d’une même religion à cause de quelques illuminés ? Parce que chez nous, c’est fréquent. »

Morgan médita quelques instants. Léana se surprit à le dévisager. Ses cheveux blonds frôlaient ses sourcils et ne tarderaient probablement pas à tomber devant ses yeux. Ses joues étaient rasées de près, ses pommettes hautes. Leurs regards se croisèrent. Elle détourna les yeux, mal à l’aise.

« C’est quelque chose qu’on a tendance à faire, en effet. »

Il fallut quelques instants à la jeune fille pour se rappeler de quoi il parlait.

« Donc finalement, on n’est pas si différents que ça.

− Si on oublie la magie que mon peuple possède, et le fait que le tien est si bête qu’il ne voit pas l’immense univers côtoyant le sien, alors je suis d’accord.

− Hé ! »

La répartie lui brûla la gorge, mais s’y étrangla. Le regard du jeune homme était doux, rieur, et Léana fut aussitôt apaisée. C’était comme s’il avait appliqué un baume de calme sur son indignation. Il la taquinait, et ne cherchait nullement à la vexer, alors pourquoi le ferait-elle ? Finalement, elle se contenta de lui sourire et de réclamer une autre leçon d’aélien.


 


 

Kaevin et Romat mangeaient à l’écart, en silence. Léana croisait parfois le regard sombre du premier, avant qu’il ne le détourne. Elle se mit à espérer que tous les soldats royaux n’étaient pas aussi muets que ces deux-là.

Tout en savourant son déjeuner, la jeune fille observait le large feuillage vert olive des arbres. Grandes comme des feuilles d’érables, celles-ci avaient une forme de cœur. Alors qu’elle allait demander à Morgan de quelle espèce il s’agissait, elle vit une ombre se faufiler derrière les troncs. Un homme apparut dans son champ de vision, suivi d’un autre. Elle sursauta, et son mouvement attira l’attention de Morgan, qui se leva d'un bond. En un éclair, il avait sorti son épée et s’était placé devant elle. Figée sur place, Léana regarda les deux hommes s’avancer dans la clairière. Kaevin lui attrapa le bras et la força à se lever, avant de l'attirer à lui. Lui aussi tenait son arme à la main, et de l’autre il serra la jeune fille contre son torse. Léana se sentait coincée, mal à l’aise. Elle aurait préféré se cacher derrière lui. Un troisième homme apparut alors que Romat, qui ne semblait pas aussi inquiet que Morgan, se dirigeait vers les inconnus. Il échangea avec eux d’un ton inaudible.

Morgan prit la parole d’un ton dur. Léana sentit Kaevin accentuer la pression sur elle, et elle fut soudain mal à l’aise. Elle tenta de se libérer de son emprise, mais l’homme la maintenait fermement. Il la regarda et murmura à son oreille :

« Serena. »

Les cours de latin qu’elle avait suivis pendant son année de seconde lui revinrent dans un flash, et elle aurait pu jurer qu’il lui avait dit de se calmer. La panique montait en elle, mais elle inspira profondément. Elle regrettait à présent que ses pensées soient bloquées, et qu’elle ne puisse entendre ce qui se disait.

« No ! »

Morgan avait levé le ton, à présent seul face aux quatre hommes. Incrédule, Léana vit Romat pointer son arme sur lui.

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sarab2022
Posté le 02/09/2023
Salut Marie, super histoire!

J'ai trouvé deux petites erreurs dans ce chapitre:
1- Deux mots collés ensemble: "eutl’air"
2- Une phrase qui paraît incomplète (selon moi en tout cas): "J'étudie juste."

Voili voilou, je continue ma lecture!
MarieSch
Posté le 06/09/2023
Saluut !
Merci pour les remarques :)
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