Chapitre 4

Olivier dort beaucoup. Ce n’est pas son genre. Son travail l’occupe tellement qu’il s’est entraîné à ne dormir que cinq heures par nuit. Maude le lui reproche souvent. En ne dormant que cinq heures, il peut finir ses dossiers tard le soir et aller à la salle de gym dès l’aube. Cela fait des années qu’il dort peu. Mais depuis qu’il est arrivé à l’hôpital, il ne fait que ça. Comme s’il rattrapait toutes ces heures de sommeil manquées.

Il a demandé à Geneviève si c’était normal. Geneviève, c’est sa médecin, celle qui glisse ses cheveux derrière son oreille quand elle est embêtée. Elle lui a expliqué que c’était un mécanisme de défense de son corps, afin de mieux cicatriser. En vérité, Olivier n’a pas tant de blessures que ça. Il a été miraculeusement épargné durant l’accident, puisque c’est le côté passager qui a été embouti. Geneviève pense que c’est plutôt son esprit qui se protège. Après tout, c’est logique : plus il dort, et moins il a de temps pour se poser des questions ou ressasser l’accident. Il sait que c’est de sa faute. Dès qu’il est éveillé, il imagine ce qui aurait pu se passer s’il avait écouté Maude. S’il avait lâché prise. Il ne semble jamais à court de nouveaux scénarios. Dans l’un d’eux, leur dernière soirée en amoureux se transforme même en remise en question. Une pensée en amène une autre, et bientôt, Olivier propose de tout plaquer pour faire le tour du Canada en van. Maude est prise d’un fou rire et lui rappelle qu’il déteste le camping. Olivier essaie de se justifier, avant de se mettre à rire, lui aussi. Et puis soudain, la réalité le frappe là où ça fait mal. Il revient à lui et observe la pièce, les machines qui ronronnent doucement et les arbres, dehors. Mieux vaut dormir, et ne plus y penser. 

Olivier ne sait même plus quel jour on est. Il se laisse porter par les allées et venues des infirmières qui lui apportent un repas, lui font prendre des médicaments ou l’aident à se lever pour qu’il aille faire sa toilette. Tout le monde est très gentil avec lui. On lui parle beaucoup de sa propre guérison, de ses côtes qui se ressoudent tranquillement et des points de suture qui ne laisseront même pas de cicatrices. Ou alors, une cicatrice toute fine, presque invisible. On le félicite, on l’encourage. Personne ne lui parle de Maude. Il insiste. On lui parle de coma artificiel. Il demande s’il peut la voir. On lui dit que son état est stable, et qu’il faut lui laisser du temps. Est-ce qu’il veut vraiment voir sa femme dans cet état ? Il s’énerve. Il crie que tout est de sa faute, qu’il doit s'excuser. Sa colère est forte, mais s’épuise vite. Il se rendort et rêve de Maude.

Un matin, enfin, son docteur réapparaît. Cette fois-ci, elle a coiffé sa chevelure brune en une queue de cheval haute et très serrée. Aucune mèche de cheveux ne dépasse. C’est sérieux. 
— Olivier, je suis ravie de voir que tu te portes si bien. Tes derniers examens sont très rassurants et je pense que tu seras bientôt prêt à rentrer chez vous.
— Et Maude, comment elle va ? Est-ce que je peux la ramener à la maison ?
Geneviève le regarde en souriant, mais ses yeux trahissent sa gêne.
— Son état est encore trop incertain pour que je puisse le promettre, explique-t-elle avec calme. Son hypertension intracrânienne est trop élevée pour qu’on la retire de son coma artificiel. Son cerveau doit encore dégonfler un peu, et pour cela, il lui faut du repos. 
— Elle a aussi besoin de moi, ajoute Olivier d’une voix qui se veut assurée. J’ose même pas imaginer ce qu’elle est en train de ressentir. Elle pense peut-être que je l’ai abandonné. Ou que je suis mort dans l’accident ! Je veux lui parler. Je veux lui tenir la main et caresser son visage. Laissez-moi la voir, s’il vous plaît.

La médecin le regarde avec douceur. Elle sourit et jette un œil au dossier médical qu’elle tient dans sa main gauche, comme d’habitude.
— Vous avez l’air en pleine forme Olivier, je ne vois pas de raison de vous laisser alité plus longtemps. Vous devez juste me promettre une chose : restez fort. Maude a été beaucoup plus chahutée pendant l’accident, et on en voit encore clairement les marques. Sans oublier que pour la maintenir en vie pendant son coma, nous avons dû l’entourer de nombreuses machines. Cela peut faire un peu peur, et je veux juste vous y préparer.

Olivier hoche la tête. Sa gorge est soudainement devenue sèche. Sa langue est pâteuse et son cœur bat à toute vitesse. En réalité, il ne sait pas s’il tiendra le coup devant sa femme. Mais il sait qu’il s’en voudrait de ne pas aller la voir.
 
Une infirmière vient l’aider à s’habiller. Il ne se souvient plus de son nom. Qu’importe. Le plus important, c’est d’aller jusque dans la chambre de Maude. On lui explique que sa femme est à l’étage des soins intensifs. L’étage le plus proche des blocs opératoires, au cas où. L’infirmière le guide jusqu’à l’ascenseur, puis l’aide à se diriger dans le labyrinthe de couloirs. Enfin, elle ouvre une porte et Olivier aperçoit le visage de sa femme. Il gémit. Son crâne est recouvert de plusieurs rouleaux de gaze. Sa paupière gauche est gonflée et sombre, d’une couleur entre le violet et le bleu. Des égratignures strient ses joues. Il entre dans la pièce. Comme le médecin l’avait dit, Maude est entourée de machines. Il y en a trois fois plus que dans sa propre chambre. Il s’avance doucement vers le lit, mais ne sait pas où s’asseoir. Il a peur de trébucher sur quelque chose, de débrancher un câble et de tuer sa femme. Il a peur de lui faire mal, plus qu’il ne l’a déjà fait. Il aimerait lui prendre la main, mais ses deux bras sont cachés sous la couverture, qu’on lui a remontée jusque sous le menton. Olivier n’ose pas demander pourquoi. Il reste debout à côté de sa femme. L’amour de sa vie. Celle qui remplissait son quotidien de bonne humeur. Qui remplit son quotidien de bonne humeur. Le médecin lui a dit de rester fort.

— Bonjour mon amour. Je suis désolé d’avoir mis autant de temps à venir te rendre visite. Tu me connais, j’ai toujours mille choses à faire.
Il essaie de rire.
— Geneviève pense que tu n’es pas encore en état de rentrer à la maison. Je lui ai dit que ce n’était pas ton genre de te la couler douce au lit, mais elle ne m’a pas écouté. Tu vas leur montrer, hein ? Ils n’aiment pas avoir tort ici. Mais tu vas leur prouver que tu es assez forte pour revenir chez nous. Je le sais.

Il s’approche un peu plus du lit. Il veut être tout prêt de Maude. Il veut qu’elle sente sa présence. Il lui caresse doucement le visage et surveille du coin de l'œil la machine qui traque les battements de son cœur. Naïvement, il espère que le rythme cardiaque de Maude s’accélère au moment où il la touche. Comme pour lui faire comprendre qu’elle l’entend, qu’elle est toujours là et qu’elle ne compte pas abandonner. Mais la machine continue de lâcher des bips espacés. 
— Il faut croire que la vie, c’est pas un film.

Malgré ses blessures et la fatigue, il reste encore debout quelques minutes. Finalement, une infirmière prend pitié de lui et lui amène une chaise. Olivier s'assoit, soulagé. Il attend que l’infirmière ressorte, puis soulève doucement le côté du drap pour accéder à la main de Maude. Elle aussi est abîmée et pleine de bleus. Le cœur d’Olivier se serre. 
— Si tu savais comme je m’en veux… Oh, Maude, je donnerai n’importe quoi pour retourner en arrière. Pour t’écouter. N’importe quoi, juste pour t’entendre dire qu’on a bien le droit d’en profiter encore un peu. Et je te promets que cette fois, je t’écouterai. On restera au chalet. On pourra même prolonger le séjour d’une semaine, si tu veux. Maude. Ma chérie, tiens le coup. S’il te plaît, réveille-toi.

Il lui prend doucement la main. Il retient sa respiration, juste au cas où Maude la lui serre en retour. Il ne voudrait pas manquer ça. Mais sa main reste immobile, et les machines continuent de ronronner autour d’eux.

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ABChristLéandre
Posté le 27/10/2023
Le lecture de ce chapitre est très éprouvante, sentimentalement parlant.
Grâce à votre pouvoir de description, vous avez su nous peindre un décor qui nous a plongé dans l'atmosphère de cette hôpital au cours de ce chapitre, AurélieC.
C'est un travail vraisemblablement méticuleux.
De la peinture (description) des lieux , en passant par celle de l'apparence des personnages jusqu'à leurs émotions circonstancielles, c'est plutôt bien fait.
Je n'ose même pas imaginer comment se sentent ceux qui ont vécu des situations similaires en lisant ces lignes.
Franchement, l'histoire tragique de ce couple nous emporte véritablement.
AurélieC
Posté le 22/12/2023
Merci encore pour ce retour :D
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