Chapitre 4
“Qu’est-ce qu’il a encore, celui-là ?”
Chad dit tout haut ce qu’Anak et Wanda pensèrent intérieurement tandis que le Modsognir prenait littéralement les voiles, et ce à vive allure, juste devant eux. Sur le pont, un brun accoudé au mât leur témoignait une grande animosité teintée de défi. Oh, il devait s’agir de l’ami du prétendant éconduit de Chad…
Comme elle s’était redressée, Wanda se recoucha illico une fois le voilier passé tout en réinstallant ses lunettes de soleil sur son nez pour retourner à sa bronzette. Ils étaient tous les trois installé sur le pont pour profiter de l’après-midi ensoleillé et du vent marin. Les sifflements de Moh leur parvenaient de l’intérieur du bateau là où il prenait soin de son petit jardin, ainsi que la rumeur de la discussion de Yakta avec son mari dans le cockpit. Leurs enfants, une petite fille de quatre ans prénommée Enola et Canokee, son grand frère de six ans, jouaient à la balle sur le quai, ayant comme consigne de ne pas quitter leur champ de vision.
“Ne me dis pas que ton “charme magnétique” a encore fait des ravages, devina Anak, un rire aux bords des lèvres, et que tu as lui brisé le cœur à lui aussi…
-Ne sois pas si jalouse, Nanouille…
-J’essaye mais tu me rends la tâche compliquée…”
Chad secoua la tête devant son numéro alors qu’un sourire se dessinait aux coins de ses lèvres fines. Le vent se gonfla autour d’eux, enlaçant le catamaran et ses deux coques blanches, et les longs cheveux d’Anak se soulevèrent. Le soleil chauffant son front, elle ferma un peu les yeux et huma le sel qui vibrait dans l’air. Elle aimait la mer, mais ce qu’elle aimait plus que tout c’était se reposer sur le quai de chez eux, quand ils étaient encore à la maison, et que l’aventure les attendait avec patience. Ils essayaient de ne s’absenter jamais trop longtemps.
Yakta avait sa famille qui lui manquait mais aussi leur tribu dont son père était le chef qui n’était jamais très rassurée quand leur future leader quittait trop longtemps leurs terres pour les soubresauts capricieux de l'océan. Quant à Anak et Mohvo, le temps se faisait vite long sans voir leur père. Aussi, ils rentraient pour la plupart du temps toutes les deux semaines. Il arrivait, cependant, que des missions demandent une plus longue absence…
Anak pressentait que celle-là en ferait partie et elle était tout à fait excitée à la perspective.
Elle rouvrit les yeux et les dirigea vers la petite Enola qui pourchassait son frère qui refusait de lui rendre la balle, sinuant entre les passants qui observaient leur dispute enfantine avec attendrissement.
“Imaginez, un instant…, commença-t-elle, que ce soit vrai tout ça…
-Hmm ? marmonna Wanda sans bouger un orteil.
-Cette malédiction. Ce serait fou, non ?
-Le mot que tu cherches est “impossible”, railla Chad.
-Mais imaginez ! insista Anak.
-Je m’imagine riche, répondit Wanda, et mariée à encore plus riche.”
Anak tourna le regard vers le sourire béat qui se traçait sur le visage de Wanda à cette douce rêverie et déçue du peu d’engagement dont ils faisaient preuve dans cet exercice d’imagination, elle ouvrait déjà la bouche pour poursuivre quand dans un bruit d’eau, la balle des enfants tombèrent dans l’eau entre le catamaran et le ponton. Canokee la hélait depuis le quai pour qu’elle leur vienne en aide, tandis qu’Enola agitait ses petits bras. Elle se leva donc pour s'acquitter de cette valeureuse mission, tout en s’armant d’une longue épuisette. Elle monta sur le ponton et alors que les deux enfants couraient pour la rejoindre, sous les remontrances de Chad qui leur disait qu’ils n’iraient pas les repêcher si eux aussi chutaient dans l’eau, elle se pencha à la hauteur de la balle.
En deux temps, trois mouvements, elle tira la balle de l’eau et elle se retournait pour la donner à Enola quand elle vit plutôt deux hommes sur le ponton qui marchaient droit sur elle depuis le quai. Elle se couvrit les yeux que le soleil aveuglait pour reconnaître les silhouettes à contre-jour. Les deux hommes étaient grands, l’un était brun, avec des cheveux mi-longs et ondulés, et un teint mat. Le second était blond, avec une longue chevelure réunie dans une coiffure compliquée. Mais alors qu’ils s’approchaient, ce fut plutôt leur beauté qui lui mit la puce à l’oreille. Elle devait les avoir vu quelque part, et elle commençait à se demander si ça n’avait pas été sur la terrasse de Monsieur Mauro. Le blond avec son attitude rigide et ses yeux bleus perçants lui disaient vaguement quelque chose.
“Bien le bonjour, Melle Freeman,” la salua le brun, le ton suave, en lui tendant une main galante.
Tout en gardant la balle dans sa main gauche, elle présenta celle de droite par pur automatisme. Elle était prise de court par cette visite surprise et ne savait pas comment réagir. Elle se retourna pour jeter un coup d'œil à Chad et Wanda qui les observaient depuis le Yak.
“Je me présente, poursuivit le brun avec son plus bel air charmeur. Esteban. Pour vous servir.
-Me servir ? répéta-t-elle, hébétée.
-C’est une expression, précisa le blond froidement.
-Et mon ami avec son sourire solaire s’appelle Valérian.
-Valérian Kello’Han,” compléta l’intéressé.
Anak lui jeta un regard prudent. Malgré ce qui s’apparentaient à des salutations et des présentations polies, le blond n’était toujours pas plus aimable que précédemment.
“Et qui vous a invité ici ?” énonça alors une voix qui brava sans difficulté le vent.
Anak libéra sa main qu’Esteban n’avait toujours pas lâchée pour faire volte-face en direction du Yak d’où Yakta les toisait avec une certaine hostilité. Rui, son mari et sa large silhouette se tenait à ses côtés, très clairement prêt à en découdre si le besoin s’en faisait sentir.
“Nous sommes envoyés par Gojo Mauro, l’informa simplement le dénommé Valérian.
-Sans même nous avertir au préalable ? s’enquit Yakta. Et dans quels motifs ?
-Excusez-nous pour notre impolitesse, nous ne voulions pas vous manquer de respect, assura Esteban sans se départir de son sourire avenant, il nous envoie pour vous aider !
-C’est très prévenant de sa part, vous le remercierez, s’adoucit Yakta, mais nous n’avons pas besoin d’aide. Bonne journée, messieurs.”
Elle se retournait déjà vers son mari pour qu’ils poursuivent la conversation que cette apparition imprévue avait interrompu mais la voix de Valérian l’interrompit aussitôt :
“Je crains que vous n’ayez pas la liberté du choix.”
Cette audace lui valut non seulement un regard particulièrement menaçant de la part de Yakta mais aussi toute l’attention de son équipage. Wanda s’était désintéressé de son bronzage, Chad s’était départi de son air blasé, et même Moh avait quitté son jardin pour voir ce qui se passait. Enola et Canokee toujours près d’elle sur le ponton ainsi que leur balle mouillée dans ses bras, Anak commençait à réaliser pleinement que cette mission ne serait pareille à nulle autre. Et ce sentiment ne fit que s'accroître quand elle croisa une nouvelle fois le regard implacable de ce Valérian Kello’Han.
Elle en était certaine maintenant, il s’agissait de l’homme dont Chad avait provoqué les foudres sur la terrasse du milliardaire.
“Soit on vous suit comme votre ombre à compter de maintenant, annonça Valérian, soit vous pouvez dire adieu à votre récompense.”
–
L’air du tipie d’Evanik était pâli par l’épaisse fumée tiède qu’elle soufflait comme les trains à vapeur du passé à la suite de ses nombreuses inspirations à travers son long calumet dont pendait de jolies plumes. Yakta et Anak étaient assises en tailleur devant elle et attendaient que la vieille dame n’émerge de ses réflexions qui lui inspiraient de nombreux marmonnements penseurs, ses yeux ridés se plissant dans le néant. Il serait mal avisé d’interrompre les pensées des Vieux Sages des tribus sioux, encore moins lorsqu’on était venus demander conseils.
“Oui… la malédiction…, dit-elle finalement.
-C’est ça, approuva Yakta aussitôt, il faudrait que nous en connaissions plus à ce sujet.
-Tout n’est qu'équilibre et déséquilibre. Comme un cercle qui n’en finit jamais.”
Devant les réponses brouillées de la vieille dame, Yakta rongeait très distinctement son frein en se retenant de la presser à exprimer une pensée cohérente. Anak, à ses côtés, jetait des petits coups d'œil à sa capitaine, redoutant qu’elle ne perde patience devant le radotage d’Evanik.
“La malédiction n’a rien à voir avec le cercle, Evanik, éclaircit Yakta, on dit qu’elle forme des cyclones et la montée des eaux sur les continents.”
Pour les sioux, tout était un cercle. Le cercle de la vie, l’équilibre parfait garanti par l’union des quatre éléments. L’eau, le vent, le feu et la terre. C’était une croyance si importante pour eux que chaque sioux l’avait tatoué comme un bracelet autour de leur poignet.
“Je connais bien la malédiction dont tu parles, Yakta, la rassura Evanik, je sais tout ce dont tu ignores.
-Parfait ! se réjouit Yakta avec une légère impatience. Il doit bien y avoir un lieu alors ? Quelque part où on pourrait se rendre… et trouver quelque chose ?”
La vieille dame rit avec malice, ses épaules rebondissant, faisant trembler les plumes dans ses cheveux argentés.
“Trouver quoi, ma fille ?”
Yakta se passa la langue sur ses dents avec irritation et elle jeta un regard à Valérian qui avait insisté pour leur coller aux basques et qui se tenait présentement debout à l’entrée du tipi. Toujours raide comme un piqué et le visage fermé, ses bras croisés sur sa poitrine n’indiquaient pas une excellente disposition d’esprit quant à cette entrevue.
En sa présence, Yakta ne pouvait pas se permettre de déclarer ouvertement qu’elle voulait ramener le premier artefact venu pour duper Mauro et décrocher la récompense.
“N’importe quoi ! s’agaça-t-elle plutôt.
-Comment briser une malédiction en laquelle tu ne crois ?” s’enquit Evanik en se penchant soudainement vers elle.
Yakta souffla avec exaspération par les narines et Evanik se recula pour inspirer une nouvelle fois au bout de son calumet.
“Tu es arrogante, comme ton père, déclara Evanik, et ton arrogance est certes une force mais en l'occurrence, ça ne t’aidera pas.
-Alors, aide-moi,” s’entêta Yakta.
Réfléchissant de nouveau, Evanik fit un bruit de succion avec sa bouche avant de tourner brutalement ses yeux sur Anak qui se redressa face à cet intérêt soudain.
“Anak, mon enfant, dis-moi… crois-tu en la malédiction ?
-Euh…”
Hésitant quant à la réponse à donner, Anak jeta un regard à Yakta qui l’observait de près.
“Je crois que j’espère plutôt qu’elle soit vraie, répondit-elle avec le plus d’honnêteté possible.
-Pourquoi ça ?
-Ca voudrait dire qu’on peut tout arrêter.”
Satisfaite, Evanik hocha du menton avec approbation avant de souligner :
“Bien souvent, il suffit d’y croire.
-Evanik…, soupira Yakta. S’il-te-plait, donne-nous quelque chose.
-Et toi, le grand homme-pâle du fond ? poursuivit la Sage en alpaguant Valérian. En quoi donc est-ce que tu crois ?”
Comme un seul homme, Yakta et Anak se tournèrent juste à temps pour voir Valérian accuser la surprise d’être pris à parti aussi subitement. Il perdit un peu de son indifférence et ses bras quittèrent sa poitrine pour se placer le long de son corps.
“Je crois qu’il est plus que temps de briser la malédiction, dit-il.
-Hm… naturellement. Mais les eaux sont impénétrables pour qui n’est pas prêt à sombrer.”
Dans un soupir exténué, Yakta plongea son front dans sa main et Anak peina à se retenir de rire.
La journée allait être longue !
–
“La Flèche des Enfers ? répéta Moh, impressionné. Mais c’est quoi cet endroit ?
-On sait pas trop, avoua Anak en haussant les épaules, Evanik a fait une croix sur l’une de mes cartes… ça a l’air d’être au beau milieu de l’eau.
-Yakta devait être ravie !”
Pour toute réponse, Anak se mit à rire en se remémorant la longue entrevue qui avait duré jusqu’au cœur de la nuit. Même Valérian avait semblé perdre patience. Quant à elle-même, elle s’était assoupie contre l’un des poteaux qui maintenait la toile du tipi au-dessus de leurs têtes. La fumée d’Evanik avait fini par lui monter à la tête et après quelques heures, elle avait commencé à voir son environnement se dédoubler.
Moh rit lui aussi, il pouvait aisément s’imaginer le moment tout en pulvérisant ses plantes adorées du bout de son vaporisateur. Les feuilles choyées resplendissaient, humides et heureuses, sous la lumière combinée de la verrière au-dessus de leur tête et des néons roses installés au-dessus des pots. Le jardin de Moh tenait une place de choix dans le catamaran, puisqu’il était en plein milieu, occupant une large portion du salon qui faisait office de pièce commune où ils mangeaient. De part et d’autre du salon, deux couloirs étaient creusés dans les coques pour mener jusqu’aux différentes chambres et salles de bain. Le Yak était suffisamment spacieux pour qu’ils ne se marchent pas dessus… tel avait été le cas, toutefois, avant que deux nouveaux habitants n'investissent le bateau. Dans l’urgence de la situation, Chad et Wanda seraient forcés de partager une chambre pour en libérer une pour Esteban et Valérian. Moh et Anak en partageaient déjà une. En sa qualité de capitaine et propriétaire du navire, Yakta s’était réservé le privilège de garder sa chambre.
“A un moment, j’ai cru qu’elle allait prendre le calumet d’Evanik de ses mains pour la forcer à se concentrer,” partagea Anak.
Moh s’esclaffa si fort qu’il en rejeta sa tête en arrière, des fossettes semblables à celles d’Anak se creusant dans ses joues. Il s’attira le regard de Valérian qui, assis sur un sofa, lisait un livre sans camoufler son agacement prolongé vis-à-vis du volume de leurs voix et de leurs bavardages. Mais Anak s’était décidée à faire comme s’il n’était pas là. Après plusieurs longues heures de navigation à la suite de leur départ du port de Hokianga-nui, Yakta lui avait offert une pause et Anak ne comptait pas gâcher son quart d’heure de permission pour ne pas le gêner dans sa lecture ! Elle avait été là avant, nom d’un catamaran ! Et la co-pilote du navire, si on devait vraiment en arriver à discuter privilèges et hiérarchie…
Le cadet Freeman avait lui aussi remarqué l’humeur revêche du blond, et il se pencha à l’oreille d’Anak pour lui souffler les derniers commérages :
“Wanda veut l’hameçoner…
-Ah oui ? rit Anak.
-Oui, enfin, poursuivit-il dans un autre murmure en se reculant, lui ou Esteban. Ca dépendra duquel sera volontaire.
-Si j’étais elle, je me concentrerais sur Esteban, il a l’air moins… aigri.”
A cette remarque, la sœur et le frère Freeman pouffèrent comme des collégiens sans se douter que, depuis le sofa, on dressait l’oreille pour suivre l’échange. Et qu’une vapeur imaginaire sortait de ces dites oreilles en sifflant comme une cocotte qu’on aurait oublié un peu trop longtemps sur le feu.
“Ah bah vous voilà ! s’exclama Chad en débarquant par la porte qui donnait sur l’un des couloirs. Wanda est en train de retourner tous mes placards, cette grognasse ! Elle a même balancé mes magasines par l’hublot !”
Ses pas feraient presque trembler le parquet du catamaran si le courant contre lequel il glissait n’était pas nettement plus fort que sa colère. Il nota, non sans un regard furieux, la présence de Valérian dans le salon.
“J’arrive pas à croire qu’un putain de miliardaire nous envoie ses quatteurs ! grinça-t-il. Il pouvait pas vous passer l’un de ses yacht ? On héberge pas toute la misère du monde, nous !
-Vous avez suffisamment de place, décréta Valérian dans un haussement de sourcil.
-Ah ça va, alors si Monsieur trouve qu’on a assez de place ! fit Chad. Y’en a encore plus dans les abysses s’il veut y faire un tour !
-Tu ne connais rien des abysses.”
Chad plissa ses yeux comme un revolver que l’on charge avant de lancer :
“Qui t’a permis de me tutoyer ?
-Chad !” intervint Anak en le tirant par le coude.
Il expira une salve de rage par le nez avant de céder à Anak qui le regardait s’énerver avec un léger amusement tandis que Moh lui passait le pulvérisateur pour qu’il puisse se défouler d’une manière plus gratifiante. Chad se mit donc à asperger vigoureusement les plantes tout en jetant des regards acérés en direction de Valérian qui avait repris sa lecture.
“Il faut bien qu’on les supporte, le raisonna Anak, c’est l’une des conditions de Gojo…
-Maintenant, je me tape Wanda…
-On fera des pyjama party ! proposa-t-elle. Pas vrai, Moh ? Ce sera chouette !
-Oh oui !
-TERRE EN VUE !” annonça la voix de Yakta dans les enceintes.
Ils se mirent alors tous à courir, Anak en tête, dans les escaliers qui menaient au cockpit et Yakta pivota sur son siège pour leur présenter un sourire victorieux. Esteban était avec elle et semblait tout aussi heureux de la vue qui s’offrait à eux par les grandes vitres du poste de pilotage que le soleil transperçait de ses rayons généreux.
Loin encore, tout petit à l’horizon, presque imperceptible pour les yeux amateurs, un point noir se distinguait dans le bleu du ciel et de l’océan. Yakta fit les présentations qui s’imposaient :
“La Flèche des Enfers.”
J'espere qu'Esteban et Valerian vont se tenir a carreau. Sinon je sens qu'ils vont passer 1 sale quart d'heure.