Chapitre 4

Par Taranee

4

 

̶ Sauriez-vous quelque chose à propos d’incidents survenus dans le village ces dernières années ?

L’aubergiste lui fit de gros yeux.

            Noah venait de rentrer et n’avait même pas encore passé la porte qu’il ouvrait déjà la bouche pour poser sa question. Il n’avait pas enlevé son léger manteau, avait à peine essuyé ses pieds dehors après être rentrée sous une petite bruine. Il avait directement accosté l’aubergiste, sans aucun préambule, car son trajet du retour après avoir été au manoir d’Ange lui avait donné matière à réflexion.

̶ D’où sors-tu comme ça petit ? Et pourquoi tu me poses cette question ?

̶ Je reviens du manoir un peu en amont du village. Alors ? Vous tenez cette auberge depuis longtemps, non ? Vous avez bien dû entendre des histoires…

̶ Tu es allé voir le gamin au manoir ? Es-tu seulement conscient que les gens évitent le manoir comme la peste ?

̶ Pourquoi ? demanda avidement Noah en se penchant par-dessus la table : S’est-il passé quelque chose ? Êtes-vous au courant ?

L’aubergiste détourna brièvement les yeux en se raclant la gorge. Il était en train de passer un coup de chiffon sur le comptoir lorsque Noah était arrivé, et il fit semblant de se remettre à la tâche. Mais voyant que son jeune client ne démordait pas de sa question, il finit par arrêter son petit manège et fit le tour du meuble pour venir se placer devant le jeune homme.

̶ Écoute, garçon… Tout ça c’est de l’histoire ancienne, tu entends ? Je ne veux pas que tu ailles crier ce que je vais te dire sur tous les toits : chacun essaie d’oublier.

La voix de l’aubergiste se fit plus secrète lorsqu’il s’approcha de Noah pour raconter son histoire.

            L’incident était survenu six ans plus tôt, alors que le garçon n’avait encore que six ou sept ans. Il y avait eu une tempête dans la région quelques semaines plus tôt et les parent du garçon, Monsieur et Madame de Gard, avaient organisé une fête dans leur manoir pour célébrer l’anniversaire de leur petit garçon ainsi que la fin des travaux de reconstruction du village après l’inondation survenue on ne savait trop comment, et la destruction de certaines maisons par des arbres qui étaient tombés dans le déluge. L’ambiance était festive, on approchait du printemps. Tout le monde était soulagé d’avoir réussi à remettre le village en état avant les plantations de printemps et la réception avait duré jusque tard dans la nuit, puis les invités s’étaient séparés et la famille De Gart avait fini sa soirée plus calmement. Oui, jusque là tout s’était bien passé. Seulement, le lendemain, on avait vu le garçon errer dans les rues du village, l’air hagard. Il était pâle comme tout, avaient raconté les vieilles commères, et débraillé comme s’il avait passé la journée à jouer au parc. On avait appelé le précepteur du garçon car le jeune Ange avait été incapable de répondre lorsqu’on lui avait demandé ce qu’il faisait seul en ville. L’homme s’était dépêché de ramener le garçon au manoir, à ses parents ; mais il n’y avait plus de parents. On avait retrouvé leur chambre pleine de sang. Des éclaboussures partout. Et des bouts par ci par là. Le précepteur avait voulu cacher les yeux de son jeune élève, même s’il était déjà trop tard, mais au moment où il s’était penché, le garçon avait attrapé sa main et lui avait lancé un regard plein d’effroi.

̶ La bête… avait-il simplement murmuré.

Il n’avait pas lâché son précepteur. Il ne l’avait pas lâché jusqu’à ce qu’on vienne nettoyer la chambre de ses parents, il ne l’avait pas lâché le jour de l’enterrement. Il ne l’avait pas lâché le jour où il était venu habiter chez lui le temps de se remettre de ce qu’on appelait désormais « l’accident ». Puis petit à petit, on avait oublié. Ange avait grandi, il avait exprimé le désir de retourné vivre dans le manoir de ses parents, où son précepteur lui rendait encore visite régulièrement. Mais on évitait au village de reparler de cette histoire. Et Ange faisait comme si la bête n’était qu’un conte.

            L’aubergiste se râcla la gorge lorsqu’il eut terminé son histoire. Un silence s’était installé au rez-de-chaussée. Il n’y avait personne, le feu crépitait dans la grande cheminée de la salle commune. Noah faisait face à l’aubergiste. On n’entendait que le bruit de leurs souffles, et celui du feu dans son âtre. Ce fut le jeune homme qui brisa ce silence.

̶ Alors la bête existerait ?

̶ On raconte des choses…

̶ Quoi ? Que raconte-t-on ? Y’a-t-il eu d’autres incidents ? Qu’en est-il du massacre d’il y a vingt ans ? Vous connaissez cette histoire ?

̶ Retourne donc dans ta chambre, garçon. Je crois que tu en as assez appris pour ce soir.

̶ Mais…

̶ Écoute, coupa l’homme froidement, tu es un étranger ici, nos histoires de te regardent pas. J’ai répondu à ta question initiale, maintenant laisse-moi tranquille, veux-tu ?

Noah se détourna du comptoir, dépité, en marmonnant un vague « Bonne soirée ». Il y avait des choses dont les gens du village refusaient de parler. Ce qui était arrivé aux parents d’Ange était déjà arrivé presque quinze ans avant. Et peut-être ces deux cas n’étaient-ils pas isolés. Quelque chose tuait les gens, mais le village se taisait. Avaient-ils déjà essayé de demander de l’aide ? Ou acceptaient-ils leur sort  comme une fatalité ?

            Arrivé dans la chambre qu’il occupait avec Clée, il ne prit pas la peine de se déchausser ni d’enlever sa veste, et se dirigea vers le lit sur lequel sa jeune camarade était assise, en train de lire le livre qu’il avait emprunté à la bibliothèque. Il l’attrapa par les épaules, et lorsqu’elle leva les yeux vers lui, s’exclama :

̶ Quelque chose cloche ! J’en suis certain ! Il y a quelque chose qu’on ne sait pas, Clée ! Il faut trouver ce que c’est !

La fillette attrapa calmement le carnet posé à côté d’elle sur le lit, et prit le stylo entre ses doigts de porcelaine.

De quoi tu parles ?

̶ Il y a une histoire dans le village, une vieille histoire, qui remonte à des années… Une légende ? Non… C’est la vérité, je pense. Un monstre. Mais personne ne veut en parler. Je veux savoir, Clée. Il faut que je sache, c’est peut-être un indice.

Un indice pour le trouver ?

̶ Oui ! Non… Peut-être. Après tout il est lié à plusieurs affaires de ce genre… Mais peut-être qu’on pourrait en savoir plus sur ce que tu es !

Tu t’éparpilles.

Elle le regarda droit dans les yeux, en maintenant son carnet en l’air pendant quelques secondes, puis le reposa sur le lit et se remit à lire. Tu t’éparpilles. Pensait-elle que leur venue dans ce village ne pouvait pas faire avancer l’enquête ? Ou alors que Noah ne prenait pas assez de recul. C’était vrai après tout : il essayait absolument de relier cette affaire aux autres problèmes qui les occupaient. Et peut-être y avait-il vraiment un lien. Mais il fallait rester calme. Rassembler des indices, attendre que ce lien se révèle de lui-même.

            Pendant un moment, il resta là, raide comme un piquet, au pied du lit. Soudain il fit demi-tour et retourna vers la porte.

̶ Je sors ! lança-t-il avant de fermer la porte.

Il descendit les marches qui menaient à la salle commune de la taverne. L’escalier grinçait, mais le tapis posé dessus étouffait les sons. En bas, il y avait un client assis devant l’âtre. Sûrement un voyageur qui attendait une correspondance et qui comptait repartir tôt le lendemain matin. Noah lui fit un signe de tête en passant et sortit dans la rue. Comme le soir était tombé, le temps se faisait plus frais. L’automne commençait, bientôt on ne pourrait plus sortir sans manteau. Noah n’était plus guère étonné par l’absence de personnes dans les rues et se promena, les mains dans les poches, en essayant de prendre du recul sur l’affaire. Il y avait des personnages : des victimes, Ange, ses parents, les villageois. Un lieu : Khotaô, et un monstre : « La bête », comme ils l’appelaient. Mais on essayait de garder cette histoire relativement secrète. Parmi les livres de la bibliothèque, peu abordaient ces évènements, et lorsqu’ils le faisaient, ils restaient évasifs. Noah poussa un petit rire. Décidément, cette histoire risquait d’être intéressante… Au moment où il tournait vers la vieille place, il entendit qu’on l’appelait. Se retournant, il tomba nez à nez avec une jeune femme qu’il ne reconnut pas d’abord. Puis alors qu’elle prononçait son nom une deuxième fois, un sourire charmant se dessinant sur ses lèvres, il la reconnut.

̶ Bonjour, Anne.

L’intéressée poussa un rire.

̶ Je pensais que tu ne te souviendrais pas de moi…

̶ Quand même, vous nous avez bien dépannés, Clée et moi, l’autre soir. J’ai vu en ville que la troupe faisait des représentations tous les soirs ? Ce doit être éreintant !

̶ Pas tant que ça, les pièces ne sont pas très longues, et nous ne faisons pas que du théâtre !

Noah se souvenait bien d’Anne, membre de la troupe itinérante qui l’avait amenée jusqu’au village. C’était elle qui lui avait parlé de leur activité dans les grandes lignes. Elle était une femme sympathique et souriante. Noah se rappelait aussi qu’il l’avait vue comme la « maman » du groupe. Plus mature, plus ancrée dans la réalité que les autres membres. Aujourd’hui elle tenait un panier à la main, plein de nourriture pour la troupe, lui expliqua-t-elle. Ce soir, ils n’avaient aucune représentation, exceptionnellement. Parfois, ils s’accordaient une soirée de liberté.

̶ Il faut bien se reposer un peu, après tout… ajouta Anne.

Noah acquiesça. Ils discutèrent encore un moment, tout en faisant un bout de trajet ensemble. Sans qu’il ne s’en rende compte, ils étaient retournés vers l’auberge. Une fois devant, Noah considéra le bâtiment, un peu étonné.

̶ Nous sommes revenus à mon point de départ on dirait… Il est peut-être temps pour moi de rentrer.

Il allait se détourner de son interlocutrice mais celle-ci le retint.

̶ Que dirais-tu de te joindre à nous pour le repas de ce soir ? L’ambiance est  plutôt familiale, les autres seront contents de te voir. Je crois que tu leur as tous plu l’autre jour.

Le jeune réfléchit un peu. Un repas avec la troupe ? Après tout pourquoi pas… De toute façon, s’il ne mangeait pas avec eux, il n’allait sûrement rien manger. Il avait pris l’habitude de se restaurer à des heures irrégulières puisqu’il n’avait pas souvent faim, par ailleurs, ses repas restaient simples, voire arriérés : souvent un bout de pain ou du fromage. Ou les deux, les jours de fête. Après cette courte réflexion, le jeune homme accepta l’invitation, à condition d’aller chercher Clée pour qu’elle se joigne à eux. Il monta dans la chambre et expliqua rapidement la situation à sa jeune amie qui accepta avec joie de partager un repas avec les membres de la troupe de théâtre. Ils rejoignirent Anne en bas et se mirent tous trois en route.

            Le campement de la troupe avait été installé dans la vallée, pas très loin du village. Quand on arrivait depuis la gare, on les repérait de loin, avec leurs tentes bariolées et leurs deux caravanes. Les chevaux paissaient tranquillement, libres d’aller et venir à leur convenance. De là où ils étaient, Anne et ses deux invités voyaient déjà le feu de camp et quelques silhouettes autour. Ça avait l’air chaleureux. Lorsqu’Anne débarqua près du feu, Noah et Clée sur ses talons, plusieurs membres de la troupe se levèrent pour les accueillir. Noah n’avait pas été présenté à tous, mais il se souvenait au moins d’Aimé : le jeune homme sympathique qui lui avait proposé de l’amener au village, et la jeune fille qui était dans la même caravane qu’Anne ce jour-là : Maria, s’il se rappelait bien. Si Clée avait eu une apparence plus humaine, elle aurait paru à peine moins âgée que Maria. Les deux invités saluèrent tout le monde longuement, mis à part le chef de la troupe, Fernand, qui les regardait d’un mauvais œil. Ils s’assirent finalement autour du feu. C’est à ce moment-là que Michaël fit son apparition. Pris dans ses réflexions et avec l’invitation du jeune Ange, Noah en avait presque oublié ce qui s’était passé l’autre jour, au fond de l’impasse. Mais dès qu’il vit le jeune homme arriver, souriant, les mains dans les poches, le souvenir le traversa comme un éclair, si bien qu’il sentit son cœur manquer un battement. Mais Michaël le salua comme si de rien n’était. Il s’assit à son tour près du feu, non loin de Noah, l’air tout à fait décontracté. Pouvait-on seulement arborer cette mine satisfaite et innocente alors qu’on avait tué quelqu’un, quelque chose, si peu de temps auparavant ? Noah fut interrompu dans ses réflexions par une main qui toucha son épaule. Il se tourna vers Clée, qui le fixait d’un regard interrogateur.

̶ Tout va bien, la rassura-t-il, juste une sensation étrange, tout à coup.

Il attrapa l’assiette qu’on lui tendait et en fit passer  une autre à son voisin : un jeune homme dans la vingtaine, qui lisait un livre.

            La soirée passa. Les membres de la troupe étaient pour la plupart sympathiques. Ils se relayaient autour du feu pour raconter histoires et anecdotes qui leur étaient arrivées. Noah voyait que Clée s’amusait beaucoup. La nuit était tombée pour de bon, mais le feu dispensait une lumière et une chaleur plus que suffisante pour que tout le monde puisse rester dehors, au moins pour un petit moment. Le jeune homme qui lisait au début du repas n’avait pas l’air très bavard, mais il avait finalement rejoint la conversation et se montrait très habile par ses mots, remportant presque toujours le dernier mot lorsqu’il y avait un débat. Il s’appelait Emile. Noah avait fini par converser à voix basse avec lui, à côté des échanges bruyant des autres membres. Il lui en avait demandé plus au sujet de la troupe et, entendant leur conversation, les autres membres s’étaient peu à peu tus pour les écouter. Emile parlait d’une voix calme et grave. Apaisante. On avait envie de l’écouter. Alors qu’il avait expliqué que la troupe présentait des pièces de théâtre autant que des monologues ou de simples histoires racontées au coin du feu, Noah s’était imaginé qu’il devait faire un bon conteur, que le public aimait écouter.

̶ Tu auras certainement remarqué le nom de notre troupe, disait-il, ce n’est pas une simple blague pour étonner les potentiels spectateurs…

« La troupe du bras-cassé ». C’est vrai qu’un tel nom ne payait pas de mine. On imaginait plutôt des saltimbanques, un peu amateurs, qui ne s’en sortaient pas vraiment. Noah avait trouvé cela étrange, mais pas Clée : Une signification, pas une blague. Avait-elle écrit. Et elle avait eu raison.

̶ En réalité, on pourrait voir cela comme une sorte d’hommage… continua Anne avec les yeux levés vers le ciel.

Puisqu’ils restaient évasifs, Noah leur demanda plus de détails. C’est alors qu’Aimé prit parole.

̶ Tu connais sûrement l’existence des ombres, Noah. Cela ne m’étonnerait pas que ton amie Clée soit quelque chose du genre… Hé bien notre troupe est constituée de demi-ombres, en quelques sorte.

Des demi-ombres ? Ils étaient humains en partie, et ombres d’un autre côté, donc… Mais alors, ça ne pouvait vouloir dire qu’une chose… Et cette chose à laquelle il pensait, Aimé la formula au moment même où l’expression franchissait silencieusement les lèvres de Noah.

̶ Nous sommes tous blessés quelque part, et avons été soignés grâce à la médecine des ombres.

La médecine des ombres. Bien sûr. La nouvelle médecine, comme l’appelaient couramment les gens. Elle était très critiquée au niveau moral car encore à l’état d’expérimentation. La médecine des ombres consistait à prendre des parties d’une ombres pour « réparer », soigner, un humain. C’est ainsi qu’on fabriquait des sortes de semi-ombres. Car ces créatures qu’on appelait aussi les vagabondes possédaient des facultés bien supérieures à celles d’un humain : notamment au niveau de la guérison, mais plus globalement dans tous les domaines physiques. C’est ainsi que certains médecins avaient eu l’idée de s’en servir égoïstement sur les humains blessés. Ce qui gênait le commun des gens dans ce type d’opération ce n’était pas tant le fait que les ombres n’eussent pas leur mot à dire dans leur capture et leur utilisation « pour la science », puisqu’en réalité, les humains, pour la plupart, méprisaient les ombres et avaient peur d’elles ; c’était plutôt que les opérations dans la nouvelle médecine comportaient encore beaucoup de risques pour les blessés qui les subissaient. En effet, comme la « greffe » d’une partie d’ombre sur le corps humain n’était pas encore tout à fait au point, il arrivait qu’un bout de ce qu’on aurait pu appeler « l’âme » de l’ombre vienne se greffer au corps, elle aussi. Et petit à petit, l’ombre se développait à l’intérieur du blessé jusqu’à prendre sa place, ou jusqu’à le faire mourir. C’était un peu le même système que les ombres qui étaient assez puissantes pour manipuler de leur propre volonté le corps d’un être humain. Sauf que là, cela ne se produisait pas vraiment de manière consciente pour l’ombre. C’était plutôt comme une scission de son être. Comme si une sorte de clone avait été créé. Et ça, c’était inadmissible pour la population dans la limite où le blessé perdait alors son humanité.

            Ainsi, chacun des membres de la troupe avait été soigné grâce à la nouvelle médecine. Mais peu de médecins la pratiquaient. Ce qui amenait Noah à se poser une nouvelle question :

̶ Avez-vous tous été opérés par la même personne ? Qui était-ce ?

Il se pouvait que Noah connût cette personne. Il se pouvait même que ce fut celle qu’il cherchât. Maria, la plus jeune fille de la troupe, ouvrait la bouche pour répondre lorsque le chef de la troupe l’interrompit. Croisant les bras, il lança un regard mauvais à Noah.

̶ Tu s’rais pas un peu trop curieux, à venir te mêler de nos affaires comme ça ? Est-ce qu’on a une seule raison de te donner ces informations ? On est sûrs que tu es fiable au moins ? Avec ton espèce de poupée vivante…

̶ Fernand ! le réprimanda Anne.

Il n’eut aucune réaction, et continua de jauger les deux invités d’un regard hostile. Fernand était bien bâti. Plus grand que Noah  ̶ ce qui était relativement simple car le jeune homme n’était pas vraiment grand, plutôt dans la moyenne basse  ̶ , on voyait les veines qui s’entrecroisaient sous la peau de ses gros bras. Il était sûrement un peu gras, mais il avait aussi du muscle. Il ne valait mieux pas le provoquer, d’après les estimations du jeune homme. Noah s’apprêtait donc à renoncer à la réponse qu’il attendait. Il était un peu déçu, mais tant pis. Peut-être un jour, pourrait-il l’obtenir, s’il gagnait la confiance du chef de la troupe. Mais après tout, cette information n’était pas forcément cruciale pour atteindre les objectifs qu’il s’était fixé. Ainsi, il s’apprêtait à se lever pour retourner à l’auberge, maintenant que l’ambiance s’était dégradée, mais une jeune fille posa sa main sur le bras de Fernand.

̶ Enfin Fernand ! Ne sois pas grognon comme ça ! Ce n’est même pas vraiment un secret, on peut bien le lui dire, que va-t-il faire de cette information, de toute façon ?

L’intéressé fit la moue. Il porta ses yeux sur son interlocutrice, yeux qui parurent s’adoucir un instant.

̶ Comme tu voudras Mathilde. fit-il enfin : Si tu penses que ce n’est pas un secret…

Sur ces mots il se leva et quitta le coin du feu pour aller se réfugier dans l’une des caravanes.

̶ Excuse-le, fit la dénommée Mathilde en se tournant vers Noah. Il est très protecteur envers la troupe, d’autant plus qu’il est complètement humain, contrairement à nous. Alors il essaie de nous comprendre. Faut pas lui en vouloir.

̶ Bien sûr. répondit Noah, sans vraiment le penser.

Ce Fernand ne lui inspirait pas vraiment confiance. Déjà le jour où on l’avait amené au village, il était celui qui, à côté d’Aimé, avait un air peu sympathique et semblait s’opposer à l’idée de prendre un passager. Pour une raison que Noah ignorait, cet homme paraissait se méfier de lui.

̶ La personne qui nous a soignés est très célèbre, reprit Anna à la place de la jeune fille qui allait répondre tout à l’heure.

̶ Oui, ajouta cette dernière, il est gentil avec tout le monde et tout le monde l’apprécie, grâce à lui, on a pu être sauvés !

Célèbre, très gentil. Tout le monde l’appréciait… Oui, cela lui rappelait quelque chose à Noah. Quelqu’un. Quelle ironie alors, si c’était lui… Oui, quelle dramatique ironie…

̶ On l’appelle « Le Philanthrope », compléta Michaël, qui s’était fait discret pendant toute la soirée.

Noah sentit sa respiration se bloquer le temps d’une seconde. Il fut pris d’un vertige, et dut s’appuyer sur l’épaule de Clée le temps de retrouver son équilibre. Le Philanthrope, hein ? Il eut envie de rire. Lorsqu’il releva la tête, il vit que les membres de la troupe du bras-cassé l’observaient d’un air inquiet.

̶ Est-ce que ça va ? demanda un jeune homme qui s’appelait Adrien.

̶ Oui, évidemment. Juste la surprise. La surprise de savoir que d’autres personnes connaissent aussi le Philanthrope.

̶ Toi aussi tu le connais ! s’exclama Louisette : Il t’a soigné aussi ?

̶ Haha, pas vraiment. Mais c’est une vieille connaissance…

Soigné, ce n’était pas exactement le mot.

̶ C’est notre bienfaiteur. déclara Anne : C’est grâce à lui que la troupe existe. Comme nous avons désormais une partie d’ombres, il faut que nous soyons parfois au contact de l’imaginaire : que nous écoutions des histoires par exemple. Alors il nous a dit de devenir acteurs de nos histoires, de monter nous-mêmes sur scène pour qu’on puisse accéder à des histoires où qu’on soit.

Oui, ce n’était pas illogique. La particularité des ombres résidait dans le fait que leurs capacités exceptionnelles s’éteignaient si elles n’étaient pas au contact de l’imaginaire. Concrètement, si elles ne pouvaient se nourrir d’histoires, d’anecdotes, elles dépérissaient, et finissaient par mourir. C’était étrange, mais les ombres n’avaient pas la capacité de créer leurs propres histoires. C’est pour cela, pensaient les scientifiques humains, qu’elles s’abreuvaient des récits que pouvaient raconter les hommes. Ainsi, les cirques, les théâtres, les fêtes foraines, étaient en quelque sorte hantés par les ombres à la recherche de miettes d’histoires laissées par les humains. En étant à moitié humains et à moitié ombres, les membres de la troupe devaient de temps en temps se nourrir d’histoires pour s’assurer du bon fonctionnement de leur partie « ombre » mais ils étaient en mesure d’imaginer leurs propres histoires, et donc autonomes.

̶ On voyage aussi pour retrouver le Philanthrope. Pour le remercier. Mais ce n’est pas facile car il n’est pas souvent à son manoir en ce moment. Nous sommes sur ses traces.

Le remercier. Car il était un bienfaiteur. Bienfaiteur ? Était-ce le mot approprié ? Noah poussa un ricanement. Il se leva finalement, et aida Clée à en faire de même. Il remercia chaleureusement Anne pour son invitation, et les autres membres de la troupe pour leur accueil. Il était temps d’aller se coucher, leur expliqua-t-il : ils allaient rentrer à l’auberge.

            Ils s’étaient déjà un peu éloignés du camp lorsque Michaël les rattrapa. Lorsqu’il lui attrapa le bras, Noah s’écarta dans un réflexe. Alors Michaël poussa un petit rire.

̶ Tu vas me faire le coup de la jeune fille effarouchée ? C’est à cause de ce que tu as vu l’autre jour ?

Noah aurait voulu lui tourner le dos et l’ignorer, comme son interlocuteur l’avait fait avec lui presque toute la soirée, mais Michaël se planta devant lui, bien décidé à lui barrer la route. Si le jeune homme pouvait partir par n’importe quel autre chemin, il n’en fit rien pourtant, et s’arrêta.

̶ Ce jour-là, tu as tué une ombre. Déclara-t-il d’une voix basse.

̶ Mmoui, c’est vrai. Et alors ? Ça arrive… Ce n’est tout de même pas la première fois qu’un humain tue une ombre.

Le comédien avait un air détendu, nonchalant. Comme si cette discussion ne le préoccupait pas. Il n’exprimait aucun remord. Ses yeux, très verts, restaient impassibles, aussi innocents que ceux d’un nouveau-né. Mais Noah l’avait vu. Il l’avait regardé poignarder cette créature, puis sourire comme s’il ne s’était rien passé. Sa mâchoire se contracta.

̶ Toi… Tu as assassiné une ombre de sang-froid. Mais pourquoi ? Tu vis avec des demi-ombres, tu ne peux pas détester les ombres… Tu ne peux pas les détester assez pour les tuer. Alors pourquoi est-ce que tu as fait ça ?

̶ Mais je ne les déteste pas. Elles m’indiffèrent, pour la plupart. Et tu sais aussi bien que moi que tout le monde n’est pas capable de les voir. Pas de traces, pas de meurtre…

̶ Tu fais ça pour le plaisir ? demanda Noah, estomaqué.

Ce ne pouvait être possible. Il y avait forcément une raison. On ne tuait pas pour le plaisir. Même les pires criminels avaient leurs raisons… N’est-ce pas ? Michaël se pencha vers Noah, jusqu’à venir s’appuyer sur son épaule. Noah se retint de se dégager encore une fois de son étreinte.

̶ Je ne déteste pas les ombres… Mais… C’est nécessaire.

Il avait un air plus sérieux à présent. Il regardait dans le lointain alors qu’il semblait réfléchir à ses mots.

̶ Enfin. J’étais surtout venu te dire de ne pas parler de cet incident aux autres. Mais si tu as besoins d’être rassuré, dis-toi que je ne fais pas ça au hasard.

̶ Tu fais partie du bureau des vagabonds ?

L’intéressé poussa un petit rire.

̶ Bah… Tu peux bien penser ce qui t’arrange… Passe une bonne soirée. Prends soin de ton amie, je crois qu’elle n’est pas vraiment la bienvenue dans ce village.

Il montra Clée du doigt, avant de dépasser Noah pour retourner vers le camp.

            Une fois seul, Noah se demanda pourquoi Michaël l’avait rattrapé si c’était seulement pour lui dire de ne dévoiler à personne ce qu’il avait vu. En outre, leur discussion avait été plutôt cordiale. Pas de menace, Michaël s’était adressé à lui comme à un camarade. N’était-il pas inquiet d’être découvert ? Il y avait quelque chose d’étrange chez lui. Quelque chose qui incitait Noah à la prudence.

C’est un assassin ?

L’irruption du carnet de Clée sous son nez sortit Noah de ses pensées dans un petit sursaut. Il secoua la tête.

̶ Oui, mais quelque chose est bizarre. Il n’a pas l’air dangereux pour nous.

Pourquoi ?

̶ Je ne sais pas. Une intuition. Rentrons, Clée, il commence à faire froid.

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Aoren
Posté le 15/11/2024
Bonjour !
Encore un très bon chapitre. On se pose de plus en plus de questions... Je me demande si Noah n'aurait pas lui-même une part d'ombre, et si ce Philanthrope est aussi gentil qu'on le croit.
Merci pour ce chapitre !
Taranee
Posté le 17/11/2024
Coucou, merci pour ton commentaire !

Ça me fait plaisir de voir que tu aimes mon histoire !
Comme c'est une histoire courte qui s'inscrit dans un projet de "saga", on touche encore du bout du doigt le passé des personnages, c'est par la suite qu'on en apprendra plus !

Bonne continuation !

Tara
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