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Sur le canapé il se tournait et se retournait, en sueur, sa légère couverture jetée sur le sol, en tas. Sous ses paupières fermées, on devinait ses yeux qui bougeaient frénétiquement. Il rêvait.
Dans son rêve, l’homme était venu le chercher un jour. Le matin ou le soir ? Impossible de le dire. Il n’y avait pas de fenêtre là où il était jusqu’à présent. L’homme était fatigué, et une lueur de folie s’allumait devant ses yeux. Il avait déjà tenté cette expérience par le passé, avec d’autres personnes comme lui, mais jamais ça n’avait marché. Aujourd’hui c’était son tour, il le savait. L’homme venait vers lui. Il ouvrit la petite porte et le prit doucement dans les bras, presque tendrement. Il le posa sur le plan de travail en bois qui prenait la moitié de la pièce. Il paraissait si petit, lui, jeune ombre sur se grand meuble… Si étrange aussi, puisqu’il n’avait pas d’apparence stable comme celle des humains. L’homme était parti, puis était revenu. Il l’avait saisi par les épaules et lui avait parlé d’un ton pressant.
̶ Tu vas m’aider d’accord ? Il le faut, hein ? Je t’en prie, s’il te plaît… Je suis certain que ça marchera avec toi, alors aide-moi, veux-tu ?
Il n’avait pas répondu d’abord, parce qu’il ne savait pas ce qu’il était censé faire. Puis l’homme était parti de nouveau, et lorsqu’il était revenu, il y avait un garçon dans ses bras. Son fils. Son fils malade. Lui aussi était tout petit dans les bras de l’homme. Lui aussi était tout petit sur le plan de travail. L’homme les avait allongés l’un à côté de l’autre, sur des tables de métal. Et soudain, il avait compris ce qu’il allait se passer. Il avait essayé de se relever, mais on lui avait injecté quelque chose… Il se sentait confus, il n’arrivait pas à faire répondre ses muscles. Il voulut articuler son désaccord, mais il n’entendit qu’un faible gémissement.
̶ Sois sage, d’accord ? lui dit l’homme.
Il avait eu mal. Et il avait eu peur. Puis il avait perdu connaissance. Puis quand il était revenu à lui, il se sentait un peu plus « présent », un peu plus stable. L’homme l’avait pris dans ses bras et il avait vu des larmes lui couler sur les joues. Du soulagement ? Ou la joie d’avoir réussi son expérience ?
̶ Noé ! s’était-il exclamé, Noé, mon fils, tout va bien, oui, j’ai réussi, Noé, regarde, j’ai réussi, tu vois ?
Puis il l’avait observé pendant quelques secondes, puis avait souri, peut-être avec une pointe de tristesse, mais il n’était pas toujours très fort pour connaître les sentiments des gens. L’homme l’avait reposé sur le plan de travail.
̶ Noé… Non, toi tu es Noah. Noah, mon fils.
Noah. Tel serait donc son nom. Noé et Noah. Noah dans Noé. Et Noé prisonnier quelque part.
Imposteur !
La voix venait d’ailleurs.
C’est toi l’imposteur. L’imposteur de mon corps.
Mais je suis toujours là. Je ne te quitte jamais, imposteur.
Le mot « imposteur » résonnait toujours dans sa tête lorsqu’il se réveilla. Clée était déjà debout. Elle regardait par la fenêtre. Noah se redressa dans le canapé, en proie à un léger mal de tête. Il revêtit sa chemise qu’il avait enlevée pour dormir et, en se retournant, manqua de se cogner contre sa jeune amie qui lui tendait son carnet. Noah déchiffra son écriture sans peine.
Il y a du bruit en bas depuis ce matin.
̶ Vraiment ? Il n’y a pourtant pas beaucoup de clients à l’auberge…
Il était vrai qu’en y prêtant une oreille attentive, il pouvait entendre des échos de voix. Le ton semblait inquiet, mais on ne pouvait, bien sûr, pas entendre ce qui se disait. Peut-être l’aubergiste avait-il un problème… Une urgence ?
̶ Descendons prendre le déjeuner, nous verrons bien ce qu’il se passe.
L’auberge servait en effet deux repas par jour : un petit déjeuner et un dîner, dont Clée et Noah n’avaient jamais vraiment profité. Pourtant, ce n’est pas aujourd’hui qu’ils pourraient profiter car, en arrivant en bas, ils s’aperçurent immédiatement que quelque chose n’allait pas. D’abord, le feu dans le grand âtre de la salle commune n’avait pas été entretenu et s’était éteint, laissant le froid de l’automne envahir la pièce. Pièce qui, d’ailleurs restait sombre car les lampes n’avaient pas non plus été allumées. Près de l’entrée, on entendait des murmures mi-curieux mi-horrifiés. Mais surtout, l’aubergiste était absent. D’habitude à cette heure-ci, il était déjà levé, en train de préparer la cuisine, ou de nettoyer les chambres. Mais pas aujourd’hui. Aujourd’hui, ceux qui se tenaient dans la salle commune devaient être des villageois. Jamais autant de clients ne seraient arrivés à l’auberge en même temps. Oui. Les éléments commençaient à se relier dans l’esprit de Noah et l’évidence apparaissait petit à petit. Mais il refusait de l’admettre. Son esprit refusait de le concevoir parce que la coïncidence était trop énorme, parce que cela tombait trop bien, ou plutôt trop mal… Pile au moment où il arrivait au village…
Il se précipita en bas des marches et bouscula quelques villageois pour atteindre la loge de l’aubergiste qui se trouvait derrière une porte, au niveau du comptoir d’accueil. La porte était grande ouverte. Arrachée de ses gonds, aurait-il été plus exact de dire. À l’intérieur, comme Noah s’en doutait, c’était une véritable boucherie. Il y avait des traces de griffures sur les murs, les rideaux, et du sang partout. Au creux du lit, le tenancier, ou plutôt ce qu’il en restait : une tête à l’expression figée dans la terreur, les yeux révulsés, et un début de corps. L’odeur de la mort envahissait la pièce. Le jeune homme se détourna, en proie à une nausée soudaine. Il dut s’appuyer contre le mur pour s’empêcher de s’écrouler. Il entendit une voix qui s’adressait à lui, sûrement pour lui demander si tout allait bien, puis une autre voix, sombre, empreinte d’angoisse, dont il arriva à saisir les paroles :
̶ C’est la bête ! La bête est revenue !
Puis une main se posa sur son épaule, celle de Clée : froide, en porcelaine. Elle lui jetait un regard qu’elle tentait de rendre expressif malgré son corps de poupée. Peu à peu, le malaise de Noah passa, et il réussit à se redresser. Pendant un moment, il avait été comme coupé du monde, et dans ce laps de temps, les villageois s’étaient dispersés. Certains étaient partis, mais la plupart s’était juste éloigné de la chambre pour s’asseoir quelque part. Clée lui tenait toujours l’épaule, sur la pointe des pieds car elle restait tout de même bien plus petite que Noah. Soudain, le jeune homme saisit la situation dans son entièreté, avec une clarté effrayante : l’aubergiste était mort la nuit. Ils étaient certainement les seuls clients présents à ce moment, puisque le village n’accueillait pas beaucoup de visiteurs. Même si les villageois accusaient la bête, si la police venait à s’en mêler, Noah se retrouverait sûrement comme unique suspect. Que faire ? D’abord, quitter l’auberge. Quitter le village également ? Mais il n’était pas coupable, pourquoi fuirait-il ? Non. Il valait mieux garder son calme. Puisqu’il n’était coupable de rien, il n’avait pas à fuir. Si jamais la police venait, il aviserait. Mais avant tout, puisqu’il n’allait plus pouvoir résider à l’auberge, il lui fallait trouver un toit où dormir.
De retour dans sa chambre pour emballer ses affaires, il tomba sur la lettre envoyée par son ami, qui, posée sur le bureau, semblait n’attendre que lui. Noah s’en saisit d’une main tremblante et la relut :
Cher ami,
Si longtemps qu’on ne s’est pas vus et j’ai fait l’erreur de ne jamais t’écrire. Alors me voilà aujourd’hui pour te demander de tes nouvelles et t’en donner des miennes. Longtemps je t’ai cherché après notre séparation, et voilà que je trouve ton adresse à la capitale, dans une rue sans prétention. J’espères que tu t’y portes bien.
J’ai beaucoup voyagé durant toutes ces années, pour retrouver la trace de notre connaissance commune, notamment. J’ai cru comprendre que tu te passionnais désormais pour une nouvelle activité ?
Si les monstres t’intéressent, je crois bien que ce petit village du sud, en rase campagne, pourrait t’être utile dans tes recherches : Khotaô. Je ne te gâcherai pas le plaisir de découvrir par toi-même le mystère de ce village.
Si tu te mets en route dès maintenant, tu y rencontreras certainement des personnes fort intéressantes, qui pourront t’éclairer dans tes différentes recherches, y compris au sujet de notre connaissance commune.
En te donnant mes plus sincères encouragements,
Ton ami,
J.
Il la lut plusieurs fois, remarquant ce paragraphe : Si les monstres t’intéressent, je crois bien que ce petit village du sud, en rase campagne, pourrait t’être utile dans tes recherches : Khotaô. Je ne te gâcherai pas le plaisir de découvrir par toi-même le mystère de ce village.
Jusqu’alors, il n’y avait prêté qu’une attention dérisoire, lisant la lettre comme si son ami lui avait dit que Khotaô était un village intéressant, il s’y était rendu, sans but précis, en se disant qu’il trouverait quelque chose là-bas qui pourrait le mener à un indice sur l’identité de Clée. Mais J. parlait bel et bien de « monstres » et de « mystère ». Cela voulait-il dire qu’il était au courant pour la bête ? Comment ? Et dans ce cas, pourquoi tenait-il à ce que Noah, son ami, vienne dans ce village ? Peut-être était-ce une sorte de jeu… Ils ne s’étaient pas vus depuis très longtemps… Peut-être voulait-il que Noah le retrouve à travers une chasse au trésor, ou quelque chose comme ça ? C’était vrai, J était joueur, cela aurait été tout à fait son genre. Il se pouvait aussi qu’il lui ait confié une enquête, parce qu’il lui faisait confiance. Noah fourra la lettre dans sa poche. Dans tous les cas, il n’y avait qu’une chose à faire pour le moment, d’autant plus qu’il se retrouverait accusé d’un meurtre si les villageois finissaient par appeler la police. Le jeune homme se retourna vers Clée qui l’attendait, son bagage déjà fait posé à côté d’elle.
̶ Clée, nous allons mener une enquête, et nous allons trouver la bête.
***
̶ Et donc tu n’as nulle part où aller.
̶ Oui, c’est ça. Mais ce ne serait que temporaire, je m’en irai dès que j’aurais trouvé un autre endroit !
Le chef de la troupe croisa les bras et observa le jeune homme dans une attitude songeuse. Noah avait bien compris que, pour une raison quelconque, Fernand ne le portait pas dans son cœur. Pourtant, lorsqu’il avait fallu trouver d’urgence un endroit où dormir la nuit, c’est à la troupe qu’il avait pensé. Il n’y avait aucun autre établissement dans le village en dehors de l’auberge désormais fermée, et la ville était trop loin pour qu’il revienne à Khotaô tous les jours pour mener son enquête. Non : il fallait rester dans le coin. Ainsi Noah s’était-il présenté devant le chef de la troupe et ses comédiens pour demander asile. Les autres n’avaient pas l’air contre le fait de l’accueillir, du moins temporairement. Mais il fallait convaincre Fernand. Ce dernier d’ailleurs s’était rapproché et dominait Noah de sa taille, si bien que le jeune homme dut lever la tête pour croiser son regard.
̶ Qu’est-ce que tu peux me donner en échange ?
̶ Pas grand-chose : il me reste un peu d’argent sur moi…
Le chef de la troupe fit une moue qui semblait parler d’elle-même : « Dans ce cas, je ne peux rien faire pour toi ». C’était sûrement les mots qu’il s’apprêtait à prononcer, mais à ce moment arriva Michaël depuis la caravane la plus proche :
̶ Hé, mais ce ne serait pas mon ami Noah, que je vois là ?! Bonjour ! J’ai entendu qu’il s’était passé quelque chose à l’auberge où tu loges ? Tu as un endroit où aller ? On t’aidera avec plaisir, si tu veux !
Il arrivait tout juste près de Fernand que ce dernier l’attrapait par le col.
̶ À quoi tu joues, Michaël ?
Le jeune homme sourit crânement puis, prenant une voix exagérément innocente :
̶ Moi ? Mais je ne joue à rien, voyons ! Je propose mon aide à quelqu’un dans le besoin, voilà tout !
De là où il était, Noah pouvait imaginer les mâchoires de Fernand qui se serraient. Il lâcha son compagnon, et le toisa d’un regard rageur, auquel Michaël répondit par un haussement d’épaules. Tous deux semblèrent avoir une conversation silencieuse, rien qu’avec leurs regards, et Noah devina que Michaël devait souvent tenir tête à son chef. Finalement, Fernand eut un claquement de langue agacé et se tourna vers Noah, lui tendant sa grande main.
̶ C’est d’accord, fit-il, mais souviens-toi que ce n’est que temporaire : t’as intérêt à chercher un toit, et vite !
Sur ces mots, il se tourna brusquement et s’éloigna en direction des caravanes. Michaël et Noah se retrouvèrent seuls.
̶ Tu m’as aidé, fit ce dernier.
̶ En effet, parce que sinon il allait te prendre tout ce que tu as pour te laisser rester une nuit, tout au plus. Je le connais bien.
Une brise vint ponctuer la fin de sa phrase, puis il y eut un moment de silence.
̶ Où est ton amie Clée ? demanda enfin le comédien.
̶ À la bibliothèque. Elle m’attend alors je vais y aller. Merci pour ton aide.
Noah s’éloignait déjà du campement de la troupe lorsque Michaël le rattrapa.
̶ Que fais-tu ?
̶ Je t’accompagne ! Comme ça tu pourras me raconter en détails ce qu’il s’est passé à l’auberge.
Non pas que Noah en eut particulièrement envie, mais après avoir vu Michaël tuer cette ombre sous ses yeux, il avait décidé qu’il ne valait mieux pas le mettre en colère. Ainsi les deux jeunes hommes se mirent-ils en route.
Le temps qu’ils aillent chercher Clée et qu’ils reviennent, Noah avait accepté de raconter ce qu’il s’était passé le matin même, et sans le faire exprès, avait dévoilé son intention de trouver la bête. Michaël s’était alors esclaffé et avait ralenti pour reprendre son souffle.
̶ Tu comptes dénicher une cette chose dangereuse que tout le village s’efforce d’ignorer depuis des années ? Tout seul ?
̶ Je ne suis pas seul. Il y a Clée, et le garçon.
̶ Enfin, fais donc ce que tu veux… Mais que feras-tu une fois que tu l’auras trouvée ? Tu la tueras ?
Noah lui lança un regard noir.
̶ Je ne tue pas.
Il y eut une lueur de culpabilité dans le regard de Michaël, mais elle disparut bien vite, remplacée par un air nonchalant.
̶ Un jour je te dirai pourquoi je fais ça. puis, comme pour rebondir sur le sujet : Tu es donc capable de voir les ombres. Combien en vois-tu en ce moment ?
Noah jeta un œil aux alentours.
̶ Pas beaucoup… Il devrait y en avoir plus, normalement.
̶ N’est-ce pas, c’est vraiment étrange…
En effet, si beaucoup d’ombres restaient invisibles pour la plupart des hommes, elles étaient néanmoins présentes partout. Elles pullulaient, à la recherche d’histoires à écouter, d’anecdotes pour se nourrir : c’est comme ça qu’elles survivaient. Les ombres étaient partout, comme un monde qui se superposait à celui des humains. Mais dans ce village, il y en avait très peu. Cela contribuait certainement à l’impression de silence et de vide que Noah avait ressenti les premiers jours où il était sorti en ville… Il lança un regard en biais à Clée, puis à Michaël. Assurément, Michaël n’était pas une ombre. Un humain qui pouvait les voir, donc. Ce genre de personnes étaient moins courante qu’on le croyait, et la plupart avaient été recrutées par le bureau des vagabonds afin de pouvoir traquer tous types de monstres dangereux. Alors pourquoi Michaël n’était-il pas employé par le bureau, lui aussi ?
C'est bien qu'il y ait un lien avec la bête et que Noah se mettent à mener l'enquête.
Mais il y a deux passages qui me semblent pouvoir être améliorés : pourquoi Noah n'est-il pas allé voir Ange plutôt que la troupe ? Et le rêve du début « Noah dans Noé » est un peu confus... J'ai dû m'y reprendre à deux fois pour le comprendre.
Sinon, je trouve que Michaël devient de plus en plus intriguant et que c'est très intéressant.
Merci pour ce chapitre !
Merci pour ton commentaire pertinent !
Quand j'y pense, il est vrai que l'histoire se déroule assez lentement au niveau de l'enquête sur l'identité de la bête...
Si Noah est allé voir la troupe plutôt qu'Ange, c'est parce que j'avais besoin qu'il soit là-bas... De mon point de vue, il connaissait à peu près autant la troupe qu'Ange, et il n'avait pas envie de déranger l'enfant. Mais je devrais peut-être devrais-je modifier quelque petites choses pour rendre tout ça plus crédible...
Pour le rêve, je viens de le relire, et c'est vrai que ça peu paraître un peu confus... Mon intention était de révéler des infos sur Noah, mais sans trop en dire. On en apprendra plus sur lui à mesure de l'histoire. Peut-être sont-ce les deux noms similaires qui t'ont aussi un peu perdus ? En effet, Noah et Noé sont deux versions différentes du même nom. J'avais pensé à donner des noms qui se ressemblent un peu moins, mais pour une certaine raison, je n'ai pas changé.
Je relirai encore la partie du rêve pour voir ce que je peux améliorer.
Michaël est un personnage particulier, qui a son importance dans l'histoire. Comme j'ai dû le dire précédemment, cette histoire s'inscrit dans un projet de BD en plusieurs tomes, et en fait, le personnage de Michaêl est censé devenir de plus en plus important.
J'avais peur de ne pas l'avoir bien mis en place dans l'histoire, mais je vois qu'il a l'air de t'intriguer alors je suis content.
Merci à toi d'avoir lu ce chapitre et de continuer à poster des commentaires, ça m'aide beaucoup !