Chapitre 5

Les premières lueurs de l’aube se déployèrent derrière l’horizon. Soudain, au-dessus des pics, apparut l’extrémité du globe solaire. Le firmament devint clair. L’astre du matin se leva sur la montagne et embrasa le ciel de larges stries jaunes, oranges et roses. Épuisés par leurs aventures, Martagon, Izen et Memnon avaient fini par sombrer dans une lourde inconscience. Après leur repas, ils s’étaient assoupis dans la douce torpeur autour du feu. Ils dormaient toujours profondément sous la bulle transparente. Autour d’eux, le relief rocheux s’était paré d’une épaisse couche blanche. Les formes déchiquetées avaient disparu au profit de rondeurs trompeuses. Car la neige tombée pendant la nuit restait fraîche et poudreuse. Le vent qui soufflait fort éparpillait les flocons arrachés en surface. Ils  retombaient en pluie fine ou en volutes tourbillonnantes autour de l’abri. 

 

La lumière du jour surprit Memnon dans son sommeil. Il entrouvrit un oeil et releva sa tête posée sur ses pattes avant. Il observa sans comprendre le plafond transparent de la bulle piqué de particules blanches. Le bruit léger qu’il fit en bougeant alerta les sens aiguisés d’Izen et de Martagon. Ils s’éveillèrent aussitôt. Cependant, encore à moitié engourdis, ils émergèrent lentement de leur repos. Tous deux s’étirèrent longuement pour faire circuler l’énergie dans tout leur corps. Memnon s’était dressé sur ses pattes et explorait l’intérieur de l’abri avec circonspection.

 

Il faisait un froid glacial sous la bulle blottie au milieu des congères. Il avait dû neiger pendant des heures. Le maigre feu était quasiment éteint et les braises grises ne distillaient plus qu’une très faible chaleur. Martagon frissonna. Il s’approcha du brasero qu’il raviva avec quelques branches de buissons séchées. Il en restait une poignée de celles ramassées la veille. Il y avait encore un peu de soupe au fond de la marmite. Elle se mit à grésiller dès que les flammes crépitèrent. Sans perdre de temps, ils se restaurèrent de bouchées tièdes avant de se préparer à reprendre la route. Martagon administra à nouveau des soins à Izen. Grâce à son implication, le soldat avait recouvré ses forces. Il était prêt à marcher et à défendre leur équipage contre toute agression. 

 

Memnon avait passé la patte à travers la bulle de protection. Depuis l’intérieur, il était possible de traverser l’enveloppe pour sortir de l’abri. Libéré de l’enfermement, le chien bondit au dehors et se mit à gambader dans l’épaisse couche neigeuse. Il avait le museau tout blanc de flocons et semblait s’amuser dans l’étrange matière immaculée. Martagon rassembla ses affaires, éteignit le feu et dispersa les cendres sur le sol. Izen enfila son armure abîmée et ajusta son carquois et son arc sur son épaule. Il vérifia que le casque était bien arrimé à sa ceinture. D’un geste, Martagon fit éclater le voile de la bulle. La neige accumulée autour s’effondra sur l’emplacement qu’ils avaient occupé. Leur campement disparut totalement. Marchant avec précaution dans la poudreuse, les voyageurs prirent la direction de la vallée. Il était préférable d’atteindre une région plane avant de s’orienter à l’est vers Skajja. 

 

La descente sur les rochers recouverts d’une couche verglacée fut périlleuse. Les crevasses étaient à moitié masquées par la neige fraîche et ils risquaient à tout instant de glisser et de chuter dans un trou. Memnon les guidait. Grâce à son instinct, il réussissait à esquiver les pièges cachés par l’amoncellement de flocons. Martagon et Izen les évitaient à leur tour en le suivant pas à pas. Derrière eux, le vent effaçait leurs traces. Il soufflait sans répit, changeant de direction à tout instant et tourbillonnant avec violence. Les bourrasques se succédaient inlassablement. La neige emportée par les rafales les frappait de plein fouet. Martagon et Izen étaient courbés en deux pour résister aux impacts. Malgré leurs efforts pour se protéger, ils avaient la sensation que des myriades de pointes de glace acérées transperçaient la peau de leurs visages. Ils étaient glacés. 

 

Après quelques heures d’une marche pénible, la couche de neige s’amenuisa petit à petit avant de disparaître tout à fait. Le vent faiblit, à mesure qu’ils approchaient de la vallée. Ils avancèrent prudemment entre des rochers hérissés d’arêtes pointues. Puis le chemin devint moins dangereux. Ils traversèrent les derniers contreforts. Ils purent accélérer et parcoururent la distance qui les séparait du pied des montagnes presque en courant.  

 

Ils se retrouvèrent sur la grande plaine monotone et obliquèrent vers l’est en direction de Skajja, comme ils l’avaient prévu. Ils longèrent la chaîne montagneuse. Les pics avaient blanchi pendant la nuit avec le passage de la tempête. Le paysage était d’une beauté à couper le souffle. Le vent avait chassé les nuages en altitude pendant qu’ils achevaient la descente. Les monts s’étageaient à l’infini vers le nord. Ils dressaient leurs pointes hirsutes qui étincelaient dans l’azur. 

 

La journée se déroula sans encombre. Ils marchaient sans faiblir, sans même prendre le temps de manger. Mais vers la fin de l’après-midi, la fatigue et la faim se firent ressentir. Le paysage évoluait peu depuis qu’ils avaient quitté les dernières hauteurs. La steppe herbeuse sans relief s’étendait jusqu’à l’horizon. Ils commençaient cependant à apercevoir quelques arbustes et bosquets chétifs qui se profilaient dans le lointain. Retrouvant un peu de courage, ils poursuivirent leur route et finirent par arriver sous le couvert d’un petit bois de saules et de bouleaux. La végétation commençait à changer. En bordure de la région désertique qu’ils venaient de traverser, les forêts apparaissaient à l’horizon. Là-bas, les pins, sapins, mélèzes et épicéas abondaient et se mêlaient aux peupliers, aux bouleaux et aux saules. Dès le lendemain ils atteindraient cette zone boisée plus accueillante. Ils y trouveraient facilement de quoi faire du feu et se nourrir.    

 

Harassés par la longue marche, ils s’arrêtèrent et s’installèrent pour la nuit. Tandis que Martagon ramassait des branches par terre pour alimenter son brasero, Izen s’éloigna dans les hautes herbes avec son arc. Il cherchait des lapins. Curieux, Memnon le suivit. Un moment plus tard, le chaudron de Martagon cuisait un civet agrémenté de canneberges et de champignons. Martagon avait cueilli les baies et les bolets en quelques minutes en faisant le tour du campement. Le froid était à nouveau tombé et les deux hommes s’enveloppèrent dans leurs manteaux. Ils dévorèrent leur repas et s’étendirent autour du feu. Memnon veillait près d’eux en mangeant les restes du lapin dont Martagon avait retiré tous les os. Puis il s’assoupit à son tour. Dans l’obscurité profonde, les cris d’animaux nocturnes retentissaient. Il s’agissait principalement d’oiseaux. Les insectes commençaient eux-aussi à pulluler et à attaquer. Avant de fermer les yeux, Martagon se promit de retrouver au fond de son sac un onguent qui les protègerait des piqûres et des morsures.  

 

La nuit fut courte. Un jour pâle se leva entre les branches éparses du bosquet. Les voyageurs s’éveillèrent fourbus et glacés. Memnon s’était blotti entre les deux hommes pour se réchauffer. Ils se levèrent et se préparèrent à repartir. Le temps s’écoulait si lentement qu’ils avaient la sensation que leurs gestes faisaient partie d’une routine éprouvée. Ils se parlaient peu, juste pour se synchroniser. Le temps maussade était propice à une légère déprime. La fatigue l’accentuait. Martagon supportait difficilement l’échec de ses recherches et la tromperie de Filoche. Izen se remémorait avec amertume les batailles perdues d’avance, la débâcle de son armée et sa fuite éperdue dans la montagne. Tous les deux se sentaient lâches et dépourvus d’objectifs. Où allaient-ils donc ? Quel serait leur avenir désormais ? La perspective du paysage monotone s’accordait avec leur humeur vide.

 

Ils se remirent à marcher sans enthousiasme. Plusieurs jours identiques s’écoulèrent dans la même morosité. Le chien trainait un peu derrière eux. Se demandait-il lui aussi où ce long voyage les mènerait ? N’était-il pas illusoire et futile d’imaginer que leur quête serait utile à quelque chose ou à quelqu’un ? Des semaines et des semaines de solitude vécues pour chacun des deux hommes avaient eu raison de leur motivation. Aussi avançaient-ils sans conviction dans la plaine, s’éloignant des montagnes et pénétrant petit à petit dans la forêt. Ils allaient tête baissée, levant les pieds devant les obstacles et poussant les branches trop basses et les  buissons d’un revers de la main. 

 

Les cris des oiseaux et le bruissement des ruisseaux changèrent bientôt l’état d’esprit d’Izen et de Martagon. Ils réveillèrent leur appétit de vivre et leur curiosité. Il y avait une gaieté communicative dans ces manifestations de vie. L’éclat des sons et les mouvements furtifs d’animaux sauvages autour de leur passage étaient porteurs d’espoir. Tout n’était donc pas fini. Ils devaient maintenant inverser le cours de leurs destinées. Ils relevèrent la tête et redressèrent leurs bustes. Ils s’arrêtèrent plus souvent pour se désaltérer, cueillirent des baies qu’ils dévorèrent et se mirent à parler de leurs vies respectives. Atteindre Skajja ne leur semblait plus être un but ultime. Ils avaient perdu le sens originel de leur mission. La poursuivre davantage releverait de l’utopie. Ils décidèrent d’aller jusqu’à Skajja et de peut-être s’y installer. Martagon deviendrait herboriste et fabricant de potions et d’onguents, et Izen pourrait apprendre à forger les armes et réparer les armures. 

 

Quelques jours plus tard, ils ne s’étaient toujours pas découragés. Ils se sentaient renouvelés, presque nés à nouveau. Ils se laissaient bercer par leur enthousiasme et continuaient à bâtir des plans d’avenir. Ils approchèrent le soir d’une petite clairière d’où provenait de la lumière, des éclats de rires et de la musique. Portés par leur optimisme, ils ne se méfièrent pas de faire de nouvelles rencontres, peut-être trop insolites ou même inamicales. Leur moral était au plus haut et ils avaient besoin de rompre leur solitude. Ils avancèrent résolument, néanmoins lentement et avec précaution, ne sachant pas à qui ils auraient affaire. Ils débouchèrent dans la trouée et s’aperçurent, à la lueur de la lune qui éclairait les alentours, que leur arrivée avait été remarquée. La musique s’était arrêtée. Plusieurs hommes armés jusqu’aux dents les attendaient et les entourèrent aussitôt, dagues et couteaux à la main. Ils n’avaient pas osé les attaquer directement en voyant Izen sanglé dans son armure, bardé de métal et de cuir. A leurs yeux, c’était un vaillant soldat dont ils devaient se méfier. En revanche, Martagon, avec ses longs bras et ses longues jambes osseuses, ne pouvait faire peur à personne. Quant à Memnon, il se réfugia la queue basse entre les jambes de son maître. 

 

Martagon déplia les doigts de sa main qu’il leva en signe d’apaisement. Derrière les gardes, les deux voyageurs aperçurent cinq roulottes de bois peintes de vives couleurs. Elles étaient disposées en cercle autour d’un grand feu. Les flammes ardentes rougeoyaient à l’ombre des maisons ambulantes. Une odeur de nourriture en train de mijoter monta aux narines d’Izen et de Martagon. Il était urgent de faire preuve de bonne volonté et d’aller partager la soupe de ces gens. Car les deux marcheurs avaient grand faim.

 

– Hola ! s’écria l’un des hommes, le plus âgé semblait-il, par la couleur de ses cheveux et de sa barbe et les profondes rides sur son front et ses joues.

– Hola, répondit Martagon en s’inclinant. Nous venons ici en paix.

– Qui êtes-vous, étrangers ? reprit l’inconnu en langue universelle. D’où venez-vous et que faites-vous sur ces terres hostiles ?

– Je suis Martagon, herboriste, et je viens de Phaïssans. Voici mon ami Izen, qui descend des royaumes du Nord. Nous allons à Skajja. Et vous, qui êtes-vous donc, messire ? 

– Nous sommes des saltimbanques, répliqua l’homme. Je me nomme Mesterrieux et je suis le chef de cette tribu. Voici Zinq, mon second et Pertigas, mon frère. A la belle saison, nous nous déplaçons de village en village pour montrer notre spectacle et gagner quelques pièces. Mais les temps sont durs. L’argent se fait rare et les villageois nous chassent à coups de pierre pour ne pas avoir à nous payer. Après quelques échecs cuisants et refus inexplicables, nous nous sommes réfugiés ici pour échapper à la vindicte campagnarde. Nous allons bientôt repartir pour Skajja.

– Alors, si vous le voulez bien, Mesterrieux, nous pourrons voyager ensemble jusqu’à cette belle cité, fit Martagon.

– Qu’est-ce qui nous pousserait à accepter ta proposition ? s’insurgea celui qui s'appelait Zinq. Vous pouvez être des brigands qui allez nous rançonner et nous assassiner à la première occasion. 

 

Les trois hommes qui s’étaient avancés pour parlementer avec Martagon et Izen se ressemblaient physiquement. Leurs corps étaient entraînés pour le spectacle. Ils étaient souples, musculeux, larges d’épaules, avec des cous de taureaux. Cheveux frisés couleur d’ébène pour Zinq et Pertigas, yeux noirs étiincelants, nez puissants, visages basanés et zébrés de rides et ridules, ils étaient de petite taille, bien campés sur des jambes écartées aux cuisses trapues. Ils possédaient de larges mains rouges dans lesquelles les dagues et couteaux paraissaient des armes dérisoires.

 

Izen se tenait lui aussi sur la défensive. Mais en bon guerrier, il donnait l’illusion d’être prêt à l’attaque plutôt qu’à subir un assaut. Il ne disait mot, laissant le diplomate Martagon mener la négociation.  L’accueil des nomades sauvages, à son avis, laissait à désirer. 

 

Le sorcier, toujours porté par son optimisme récemment découvert et désormais assumé, était empli d’une force vitale intérieure. Celle-ci lui donnait l’allure et l’assurance d’un chef. Martagon restait naïf dans sa relation avec les saltimbanques, mais son calme et son air détaché impressionnaient favorablement ses interlocuteurs. Memnon restait à ses pieds sans bouger. Parfois il grognait sourdement pour exprimer sa désapprobation.

 

– Qui nous dit que vous n’êtes pas des éclaireurs et qu’une troupe d’hommes armés ne vous suit pas à faible distance ? s’insurgea à son tour Pertigas en faisant mine de donner un coup de pied au chien. 

– Rien ne vous le prouve, risposta Martagon en caressant la tête de Memnon pour le calmer. Mais croyez-vous qu’une petite armée attaquerait un groupe de saltimbanques sans argent ni trésor à revendre ? Ils auraient même autre chose à faire que de perdre leur temps à vous massacrer. Non, croyez-moi, vous ne risquez rien, nous sommes ici pacifiquement. Si vous ne voulez pas de notre présence, nous rejoindrons Skajja par nos propres moyens. Mais sachez que je dispose de certains dons et potions pour guérir des maladies. Si toutefois vous avez besoin de mes services, je me mets à votre disposition.  

 

Martagon crut se tromper, mais il lui sembla que Mesterrieux avait souri en écoutant sa diatribe. Il était en train de se moquer d’eux, et ouvertement.

 

– Vous semblez ignorer que nous pouvons vous garder prisonniers et vous échanger contre une rançon ? reprit Zinq. Il y a bien à Skajja quelque riche marchand qui voudra payer pour vous récupérer.

– Zinq, Pertigas ! intervint Mesterrieux, cessons ces échanges stériles et écoutons ce que ces hommes ont à nous dire. Il sera toujours temps de réagir si leurs intentions sont mauvaises. Pour commencer, et pour être bien certains de votre désintéressement, nous allons vous désarmer.

– Pas question de retirer mon armure, s’écria Izen. C’est ma seconde peau, je ne la laisserai entre les mains de personne, y compris Martagon.

– Ça ne me va pas du tout, répliqua Mesterrieux en se tournant vers Martagon. Ton ami refuse de se soumettre. Nous ne pouvons accepter.

–  Mon ami Izen ne vous veut aucun mal, répondit Martagon. Il a failli mourir au cours d’une terrible guerre qui a décimé son peuple. Il n’est pas encore prêt à se débarrasser de sa cuirasse. Il reste méfiant vis-à-vis du monde entier. Il peut mettre son arc et ses flèches à votre service pour vous rapporter du gibier. 

– Ou nous transpercer de part en part ! rugit Pertigas. C’est une véritable déclaration de guerre.

– Du calme Pertigas, murmura Mesterrieux. Ces hommes ne paraissent pas agressifs. Izen peut conserver son armure, mais j’exige qu’il nous donne ses armes, arc et flèches et autres dagues.

– Sa balafre et sa tresse ne me disent rien qui vaille, maugréa Zinq. Je n’ai pas confiance en ces individus.

– Débarrassez-moi ces étrangers de leurs armes, ordonna Mesterrieux.

 

Aussitôt plusieurs saltimbanques bondirent hors de l’ombre qui les dérobait aux regards. Ils s’approchèrent subrepticement des voyageurs, faisant fuir Memnon qui se réfugia sous une roulotte. En quelques instants, ils les dépouillèrent de leurs manteaux, armes et sacs, et même de leurs bottes. Leurs mains et pieds furent noués solidement avec de fines cordelettes qui coupaient leur chair. Martagon et Izen furent ensuite poussés avec rudesse vers le feu de bois. On les laissa choir sur le sol où ils se contorsionnèrent pour se redresser tant bien que mal et s’asseoir. Une nombreuse population se rassembla autour d’eux. Il y avait des femmes et des enfants qui les observaient sans mot dire. Ils étaient vêtus d’habits défraîchis et rapiécés. Tous allaient pieds nus sur le sol dur et froid. Martagon comprit pourquoi on lui avait ôté ses bottes. Il craignait de ne plus jamais les revoir. Elles avaient dû être aussitôt chaussées par un saltimbanque avide. Il commençait à se dire avec amertume que ni Izen ni lui ne sortiraient vivants de ce campement. Son bel enthousiasme était vite retombé à la suite du traitement hostile que leur avait réservé les nomades.

 

Puis l’intérêt qu’avait soulevé leur arrivée cessa et les saltimbanques retournèrent à leurs activités. Tandis que les femmes préparaient la nourriture sur le grand feu, les petits s’accrochaient à leurs jupes et couraient dans tous les sens. Certains  hommes fourbissaient des armes alors que d’autres s’étaient réunis pour tenir un conciliabule dont ni Martagon ni Izen ne perçurent un mot. D’ailleurs, les nomades parlaient probablement une langue qui n’aurait pas été compréhensible pour les voyageurs.

 

Immobilisés et en proie à une colère contenue, Martagon et Izen observaient les activités qui se déroulaient autour d’eux. Memnon avait complètement disparu de sous la roulotte. Parfois un enfant s’approchait et s’arrêtait brusquement à quelques pas des prisonniers. Il regardait de ses grands yeux noirs étonnés leurs visages furieux. Puis, traversé par une autre idée, il bondissait et se sauvait à toutes jambes, disparaissant dans les flaques d’ombre autour du campement. Après quelque temps, ils virent arriver à petits pas lents une vieille femme mal fagotée. Elle était habillée d’une grosse jupe froissée et d’une veste noire échancrée. De la découpe du tissu sous son menton sortait une cascade de dentelle noire déchirée. Elle marchait pieds nus. Ses cheveux blancs étaient dissimulés sous un foulard à fleurs. Seules quelques mèches dépassaient sur son front. Des boucles d’oreilles en or pendaient à ses lobes d’oreilles. Son visage était ridé mais ses yeux profondément enfoncés dans leurs orbites restaient vifs. Sa bouche fine disparaissait presque sous la pointe de son nez proéminent. Elle vint s’asseoir par terre près des deux détenus. 

 

– Je t'ai observé, dit-elle à Martagon d’une voix éraillée en langue universelle. Tu prétends être un herboriste et pouvoir soigner des malades. Mais je ne te crois pas.

– Tu veux dire que je mens ? répondit Martagon.

– Tu es un sorcier. Tu as des pouvoirs magiques que tu veux cacher, risposta la vieille femme. Tu n’es pas franc, il est impossible de te faire confiance.

– Certes, reprit Martagon, j’ai appris la sorcellerie à Phaïssans. Mais crois-moi, je n’ai que de faibles pouvoirs. Je ne suis pas ici dans un esprit belliqueux.

– Tu te méprends, fit la femme. Tu es un grand sorcier. 

 

À ces mots, Izen se mit à hocher la tête en signe d’assentiment.

 

– Tu vois, ton ami m’approuve, murmura la vieille.

– Izen est trop bon, répliqua Martagon. Je ne cherche qu’une chose, la paix et la tranquillité. 

– Vous n’avez pas dit la vérité. Vous n’avez pas donné la véritable raison pour laquelle vous allez à Phaïssans, poursuivit la femme.

– Qui es-tu pour oser me dire que je mens ? s’insurgea Martagon.

– Je suis Meiran, répondit la vieille.

 

Et elle tira de l’une des poches de sa jupe une boule de cristal qu’elle fit tourner habilement dans ses mains. Le verre transparent reflétait les rayons de lumière venus du feu. L’objet lançait des éclats brillants dans toutes les directions, si bien qu’il semblait irisé. Les doigts ridés et crochus de Meiran jouaient avec les facettes, car la boule n’était pas totalement ronde mais composée d’une myriade d’étoiles. 

 

– Tu connais la magie toi aussi, murmura Martagon si doucement qu’il pensait que Meiran ne pouvait pas l’entendre.

– Je crois que oui, un peu, souffla la vieille femme dont les oreilles étaient fort aiguisées.

– Que fais-tu dans cette troupe de saltimbanques ? demanda Martagon. Puisque tu as des pouvoirs, tu pourrais avoir une meilleure vie que celle-là. 

– Je suis l’aïeule, répondit Meiran. J’ai suivi la compagnie depuis si longtemps que tous ici sont mes enfants, mes petits enfants, ou mes arrières petits enfants. Je n’ai pas l’intention de les quitter, ils ont besoin de moi. Je dis la bonne aventure grâce à ma boule de cristal. C’est un service très apprécié dans les villages. Les gens veulent savoir ce qui les attend. C’est grâce à ce service que la troupe est prospère, mon savoir rapporte beaucoup d’argent. Les représentations du cirque ne sont pas rentables. Ma famille de comédiens et d’acrobates est trop paresseuse. Elle compte sur moi pour se nourrir.

– Mais où as-tu appris ton art ?  s’enquit Martagon. Et d’où vient cette boule magique ? 

– Martagon, tu es toi-même un sorcier, alors je ne vais pas te mentir. Cette boule est un artifice, expliqua Meiran. C’est un objet qui me sert de support. L’avenir je le vois dans les yeux des gens qui viennent me voir. Et ça je ne l’ai pas appris. C’est un pouvoir que j’ai toujours eu. Je m’en suis aperçue quand j’étais toute petite. Je suis née avec. 

– J’ai étudié la magie, mais je ne dispose d’aucun pouvoir inné comme toi, dit Martagon.

– Comment fais-tu alors ? demanda Meiran.

– J’ai tous mes livres dans mon sac, fit Martagon. Je connais quelques formules magiques simples par cœur. Et quand c’est compliqué, je peux en trouver d’autres dans mes grimoires si besoin. Je suis capable de déchiffrer et de comprendre des recettes écrites dans des langues oubliées.

– De ce fait, ton pouvoir semble illimité. Si tu peux lire ce que tu ne sais pas, ton savoir est infini. Quant à moi, je ne suis pas sûre que ma capacité de divination soit de la magie, reprit Meiran. 

– Sais-tu faire autre chose ? questionna Martagon.

– Comme toutes les vieilles femmes, je peux fabriquer des potions dans un chaudron. Je les utilise parfois pour soigner des petites blessures. Tout cela je l’ai appris des grands-mères qui vivaient ici avant moi. On m’apporte des herbes, des plantes, des fleurs pour préparer mes mixtures. Je suis bien trop âgée pour aller les chercher moi-même. Mais on me ramène n’importe quoi. Alors bien souvent, je n’arrive à aucun résultat. Et je ne connais que quelques recettes de base.

– Sais-tu pourquoi je suis là ? insista Martagon qui voulait en apprendre davantage sur l’étendue des connaissances et des pouvoirs de Meiran. 

 

À cet instant, il se tourna et jeta un coup d'œil à Izen. Le soldat écoutait chacune des paroles de Meiran et de Martagon. Il semblait fasciné par leur échange. Le sorcier esquissa un sourire de complicité avec son ami. Le soldat hocha imperceptiblement la tête. Ils se comprenaient sans se parler. Si Meiran disait la vérité, elle serait leur porte de sortie du campement. Car tous les saltimbanques lui étaient redevables. Elle était à n’en pas douter la cheffe de la tribu. Martagon redoubla de diplomatie pour tester la sincérité de la vieille femme. 

 

– Je l’ai lu dans tes yeux, répondit Meiran.

– Mais encore ? demanda Martagon. Qu’as-tu vu dans mes yeux ?

 

Selon la réponse de Meiran à la question de Martagon, les deux voyageurs sauraient si la sorcière était une affabulatrice ou bien une véritable divinatrice. Meiran surprit leur échange de regards. Elle eut un petit rire moqueur.

 

– Tu vas chercher de l’aide à Skajja pour soigner ta femme, dit-elle à Martagon. Tu es pressé, car elle est très malade et tu n’as pas réussi à la guérir. Es-tu satisfait de ma réponse ? Non, tu n’as pas l’air de me croire. Eh bien, sache que tu te trompes. Je mens rarement, et je ne t’ai pas trahi. 

– Je te crois Meiran, fit Martagon qui voulait rester dans les bonnes grâces de la vieille tout en ne tombant pas dans ses pièges grossiers. 

 

Le sorcier n’accordait pas sa confiance si facilement. Il avait dû être simple pour une diseuse de bonne aventure, même de bas niveau, de deviner le but du voyage de Martagon. La vieille voulait quelque chose et était en train de le manipuler pour arriver à ses fins. Elle avait l’air d’une mégère sans scrupules. Elle n’hésiterait pas à le flatter pour l’amener vers l’objectif qu’elle s’était fixé. Car il était de plus en plus convaincu que Meiran se jouait de lui depuis le début de leur entrevue.

 

– J’ai moi aussi un petit service à te demander, poursuivit Meiran d’une voix plus mielleuse. Et j’ai lu dans tes yeux que tu en es capable. Il y a ici une jeune fille qui est très malade. Aucun des soins que je lui ai prodigués n’a apporté d’amélioration à sa santé. C’est pire, son état se détériore de jour en jour. Je ne connais pas le mal dont elle est atteinte. Veux-tu essayer de la soigner ?  

 

– Nous y voici, pensa Martagon. Voici la véritable raison de toutes ces flatteries. 

 

Il hocha la tête, comme pour réfléchir.

 

– Si je guéris ta fille, pourrons-nous, Izen et moi, quitter le campement et reprendre la route de Skajja ? reprit-il.

 

Martagon sentait qu’il avançait en terrain miné. Il ne savait pas quelles étaient les arrière-pensées de la vieille et de ses compagnons mais il les devinait. Les saltimbanques n’avaient certainement pas l’intention de laisser repartir leurs prisonniers. Martagon imaginait qu’il allait mesurer les capacités de soigner de Meiran en examinant la jeune fille. Il saurait ce qu’elle ne savait pas faire. Peut-être pourrait-il diagnostiquer la maladie dont elle était atteinte. Mais il serait probablement incapable de la guérir. Tout en analysant la situation, il fomentait activement un plan dans son esprit. Il leur fallait fuir avec la fille et gagner Skajja. Elle serait un otage pour leur garantir la sécurité du voyage. 

 

– Je ne peux rien te promettre, répondit Meiran. Je ne suis pas la seule à décider ici. Mais si tu guéris la fille, toutes les chances seront de ton côté et je soutiendrai ta demande.

– Fort bien, fit Martagon en jetant un regard d’intelligence à Izen. Je veux bien essayer. 

 

Aussitôt, Meiran émit un son aigu avec sa gorge et plusieurs hommes sortirent de l’ombre. Elle s’adressa à eux dans leur langue commune. Les saltimbanques soulevèrent Martagon et firent mine de le traîner vers l’une des roulottes.

 

– Izen vient avec moi, dit le sorcier. Et j’ai besoin de mon sac. Il me faudra aussi peut-être, selon les besoins, trouver des ingrédients pour fabriquer des potions de soins.

 

Meiran jeta deux ou trois ordres à ses séides. Ceux-ci détachèrent les liens de Martagon et d’Izen et les firent avancer vers la roulotte en les menaçant de leurs armes. Martagon récupéra son sac de voyage. La vieille les précédait. De la pointe de leurs dagues, les hommes les poussèrent pour grimper les quatre marches de bois qui menaient à la porte. Les prisonniers aperçurent quelques paires d’yeux intrigués qui brillaient dans le noir et les observaient à distance. 

 

L’intérieur de la remorque était plus vaste qu’il ne le paraissait vu de l’extérieur. Sur une couchette sous la fenêtre, la forme d’un corps allongé se dessinait sous une couverture brodée. Une masse de cheveux noirs débordait de l’édredon. Meiran fit signe aux saltimbanques de rester dehors et referma la porte derrière elle. Elle s’approcha de la couche et souleva la couverture, dévoilant une mince jeune fille couchée en chien de fusil. Elle était vêtue d’une simple chemise blanche en lin qui la couvrait depuis le cou jusqu’aux pieds qu’elle avait menus. Ainsi découverte, la prisonnière se retourna sur le dos en ouvrant les yeux. Son visage juvénile, qui devait être à l’origine assez laid, était strié de grandes plaques rouges et gonflées. Tout autour, la peau était grise et de profondes rides cernaient ses yeux violacés. Les mêmes boursouflures étaient visibles sur ses mains et sur ses pieds.

 

– Elle ne cessait de vomir et n’a plus rien avalé depuis plusieurs jours, dit Meiran. Je ne sais pas de quoi il s’agit.

 

Martagon soupçonna aussitôt une sorte d’empoisonnement. Il serait compliqué de trouver un antidote sans connaître la substance à l’origine de la maladie. Il se tourna vers Izen et vit que son ami regardait la jeune  femme avec stupéfaction. D’un clignement de cils il ordonna à Izen de se reprendre. Il aurait le temps de lui expliquer sa surprise plus tard, quand ils seraient tranquilles. Pour l’instant, il fallait continuer à faire semblant d’être de bonne volonté. 

 

Meiran observait les réactions de Martagon. Le sorcier restait magnanime et ne laissait rien paraître. Meiran approcha de la jeune femme et souleva sa main pour la faire observer. 

 

– Elle a des taches sur tout le corps. Certaines suintent et s’infectent. Si rien n’est fait rapidement, j’ai bien peur qu’elle ne disparaisse très vite, murmura Meiran. Elle est atteinte d’un mal incurable par toutes les médecines que j’ai essayées. 

– Je vais faire de mon mieux, répondit Martagon. 

 

Autour d’eux dans la roulotte, s’amoncelaient des quantités de peaux de bêtes et de fourrures. La pièce ne contenait rien d’autre que la couchette et les pelages entassés. Il restait peu de place au milieu pour se déplacer. Dans l’espace réduit, il régnait l’odeur persistante des peaux en train de sécher. 

 

– Cette roulotte sert de lieu de stockage pour les fourrures que nous chassons avec des trappes, expliqua Meiran en voyant l’expression étonnée de Martagon. Le commerce des peaux est l’une de nos sources de revenus. 

– Cette jeune fille est l’une des vôtres ? s’enquit Martagon qui ne paraissait pas s’intéresser aux activités lucratives des saltimbanques.

– Il faut bien vivre, maugréa Meiran sans répondre à la question.

 

Ignorant les digressions de la vieille femme, le sorcier s’approcha de la couchette et s’accroupit devant la jeune fille. Il avança la main et se mit à palper les joues et le front. Terrifiée, la fille le regardait de ses yeux noirs qui le transperçaient. A la voir de plus près, il trouva en elle des ressemblances avec la race d’Izen. Pommettes saillantes, nez évasé,  cheveux noirs épais et yeux sombres. La bouche était fine et les lèvres délicates, contrairement à celles du soldat qui étaient épaisses et rêches. Il parvenait à imaginer la véritable couleur de la peau sous la couche grisâtre de la maladie. 

 

– Peux-tu parler ? demanda-t-il en langue universelle.

– Elle ne comprend que notre langage, expliqua Meiran. Et elle ne peut pas parler. Elle est devenue muette. Elle ne s’exprime plus depuis plusieurs jours.

 

Martagon avait les yeux fixés sur les yeux de la jeune fille. Le regard qu’il y lisait était implorant. Il appelait au secours. Le sorcier tourna la tête et croisa celui d’Izen. Il lui fallut moins d’une seconde pour prendre sa décision. 

 

– Je vais commencer à l’ausculter, dit-il à Meiran. Donne-moi mon sac, pour que je prenne mes instruments. Mais d’abord je vais l’endormir pour qu’elle ne souffre pas.

 

D’un regard pénétrant accompagné d’un geste de la main, Martagon plongea la princesse Shu dans un sommeil artificiel.

 

La vieille lui tendit sa besace. Martagon fouilla dans ses grimoires et sortit un vieux livre à la couverture usagée. Il se mit à tourner les pages délicatement pour ne pas les froisser et abîmer les formules anciennes écrites à la main. D’un œil oblique, il surveillait Meiran pour guetter ses réactions. Elle ne bougeait pas. Elle ne devait pas connaître le langage des runes et ne comprenait rien à ce qu’il faisait. Mais pourquoi demandait-elle l’aide d’un sorcier qui avait forcément des pouvoirs supérieurs aux siens ? Martagon ne voyait qu’une seule réponse, la jeune fille qui se trouvait devant lui n’était pas une saltimbanque. Elle ne faisait pas partie de la troupe. C’est pourquoi Meiran ne voulait surtout pas qu’elle parle et qu’elle révèle sa véritable identité. Elle était certainement une prisonnière de grande valeur. Elle avait probablement été enlevée et Meiran voulait exiger une contrepartie en échange de sa délivrance. Mais elle ne pourrait pas obtenir de rançon tant que la fille serait malade. Cette vieille femme était décidément diabolique. Par chance, elle n’avait pas été capable de guérir la fille, elle avait seulement pu la faire taire. 

 

Le hasard avait placé Martagon et Izen sur la route du cirque, et Meiran avait su en tirer parti. Elle avait tout fait pour les prendre dans ses filets. Elle avait dû lancer un enchantement maléfique sur la forêt pour attirer les visiteurs. Si Martagon n’avait pas été un sorcier, il serait peut-être mort à cette heure. Sans s’en douter, ses pouvoirs magiques supérieurs les avaient protégés de ceux de Meiran. Mais cette folle avait joué avec le feu.

 

La vieille pensait savoir ce qu’elle faisait. Elle avait envoyé ses hommes pour les effrayer. Malgré leur capture, il se félicita d’être en compagnie d’Izen. S’il le pouvait, le soldat le défendrait. c’était une pensée réconfortante. Mais qu’aurait-il pu faire contre une dizaine de brigands ? Ils étaient allés se jeter la tête la première dans la gueule du loup. Aucune action n’était jamais sans fondement. Le destin les avait poussés vers la clairière où ils avaient rencontré les saltimbanques, et il y avait une bonne raison pour cela. Fort de ses conclusions, Martagon prononça la formule magique qu’il connaissait par cœur. Il avait juste feuilleté son grimoire pour faire illusion pendant qu’il se donnait le temps de réfléchir. Meiran s’écroula sur le sol, évanouie.

 

Izen se précipita vers la jeune fille. Il se pencha sur elle et la regarda, l’air médusé. 

 

– Tu la connais ? murmura Martagon.

– C’est la sœur du roi, souffla Izen. C’est la princesse Shushana !

– Comment le sais-tu, répondit Martagon, tu l’avais déjà vue ?

– Oui, lors de cérémonies et défilés officiels, expliqua Izen. Elle était toujours aux côtés de son frère. On disait qu’elle le conseillait habilement. Mais le roi a été assassiné, ainsi que toute sa famille. Et le pays est en sang. Elle ne pourra jamais y retourner.

– Je crois que Meiran ne le sait pas, précisa Martagon. Elle veut que je guérisse la princesse Shushana pour en tirer une rançon. 

– On l'appelait la princesse Shu, elle détestait son prénom. Et tu peux la soigner ? demanda Izen.

– Non, elle a été intoxiquée et je ne connais pas le poison. Elle a probablement mangé ou bu quelque chose qui contenait une substance nocive. Sans savoir de quoi il s’agit, je ne peux pas trouver le bon antidote. Si je me trompe, cela risque d’être pire. Nous n’avons qu’une solution, nous enfuir avec elle et aller le plus vite possible à Skajja voir Zeman. Lui est un vrai guérisseur, il saura forcément quel poison a été utilisé et quoi faire.

– Comment veux-tu t’y prendre pour sortir de la roulotte avec la princesse Shu, traverser le camp et nous précipiter sur la route de Skajja. Et nous n’avons plus d’armes … ajouta Izen avec une certaine ironie.

– Il nous reste la magie, répondit Martagon. Laisse-moi réfléchir.

 

Il se replia sur lui-même avec ses longs bras autour de ses genoux. Puis il entra dans sa propre bulle où il s’isola pour méditer pendant plusieurs minutes. Insensible à cette concentration, Izen sentait l’impatience bouillir en lui. Il était mal à l’aise. il se trouvait face à la sœur de son roi. Elle avait la réputation d’être une jeune fille très intelligente mais d’un caractère implacable. Sa conscience lui ordonnait de délivrer la princesse Shu et de la ramener saine et sauve dans leur pays. S’il ne remplissait pas cette mission, il aurait peut-être la tête tranchée. C'était la punition suprême pour les traîtres à la couronne. Il devait obéissance et soumission à la princesse. Son enthousiasme et son besoin de liberté avaient disparu. Dès qu’il avait aperçu le visage évanoui de la jeune femme sur l’oreiller, il avait su que son destin avait à nouveau basculé. Depuis cette découverte, Izen était tourmenté. Comment faire pour fuir ce cirque infernal ? Que se passerait-il si Meiran se réveillait ? Tout à l’heure, Martagon l’avait prise de vitesse, elle n’avait pas imaginé qu’il la paralyserait en l’endormant. Mais dorénavant, elle ne se laisserait sûrement plus faire. Izen leva les yeux et vit que Martagon dépliait lentement ses longues jambes et ses longs bras. 

 

Il se mit à fouiller frénétiquement dans le fond de son sac. Il en extirpa triomphalement un vieux grimoire. Il y avait tant de choses dans la besace, et elle restait si légère, qu’Izen soupçonnait qu’elle était enchantée. Le sorcier compulsa les pages du livre à la recherche de la formule qu’il voulait utiliser. Quand enfin il la trouva, il pointa le doigt dessus et releva la tête. 

 

– Nous sommes sauvés, dit-il. J’avais plusieurs solutions, mais celle-ci fait appel aux pouvoirs des arbres. Elle a naturellement ma préférence.

– Explique-toi, répondit Izen qui ne comprenait rien au discours de Martagon.

– Meiran avait ensorcelé la forêt pour nous attirer vers son campement, expliqua Martagon. Je ne sais pas si elle recherchait particulièrement un guérisseur pour sa prisonnière ou bien si notre arrivée est un pur hasard.

– Un sorcier qui peut soigner et un soldat de l’armée du frère de la princesse, tu crois vraiment que notre capture était le fruit du hasard ? ironisa Izen. Il ne s’agit pas d'une simple coïncidence. Notre arrivée correspondait avec le besoin de cette vieille diseuse de bonne aventure. 

– Tu as raison. Une puissance supérieure est-elle à l’origine de toute cette aventure ? s’interrogea Martagon devenu pensif. Comment Meiran pouvait-elle connaître nos compétences ?

– Je ne sais pas quoi te répondre, fit Izen. Ne perdons pas de temps. Développe ta tactique de fuite.

– Oui, reprit Martagon. Nous allons disparaître aux yeux des saltimbanques, le temps de quitter le camp. Puis j’enchanterai la forêt. Ils penseront que nous nous sommes cachés dans les bois, incapables d’en sortir. Ils tourneront en rond et perdront du temps à nous chercher. Pendant ce temps-là, nous serons déjà sur la route de Skajja.

– Comment vas-tu t’y prendre ? questionna Izen.

– Je vais arrêter le cours du temps pendant quelques minutes, indiqua Martagon. Les gens du cirque resteront figés dans la position dans laquelle ils seront au moment où je lancerai le sort. A ce moment-là, nous partirons. Quelque soit notre vitesse à passer devant eux, ils ne verront rien. Un peu comme si nous étions transparents. Quand ils sortiront de leur paralysie, la forêt nous protégera, nous nous fondrons en elle. Ce sont des enchantements que je maîtrise très bien. Car tu le sais, je suis un peu fait de bois.

– Mais il nous faut des chevaux, intervint Izen, sinon nous serons bien trop lents pour fuir. Car nous devrons porter la princesse malade. Ton plan ne fonctionne pas complètement.

– Assurément. Je pourrai réanimer les montures, réfléchit Martagon. Nous devrons faire fuir tous les chevaux. Cela retardera les poursuivants.

– Il nous faudra également récupérer nos armes, ajouta Izen.

– Tu es un fin stratège, tu penses à tout avant notre départ, murmura Martagon dont les idées tournaient à grande vitesse avant de s’emboîter parfaitement et de se mettre en place.

– Sais-tu où se trouvent les chevaux et les armes ? interrogea encore Izen. Peux-tu visualiser l’extérieur de la roulotte ?

– Moi non, répondit Martagon, mais Memnon est dehors. Il va faire un repérage.

– Comment le prévenir ? interrogea Izen qui ne semblait pas s’étonner des capacités du chien. Nous ne devrons pas perdre de temps. Car une fois dehors, car si je t’ai bien compris, nous n’aurons que quelques minutes pour disparaître.

– Il y a une trappe sous la roulotte, elle est cachée sous les peaux. Je vais l’ouvrir et appeler Memnon, fit Martagon. C’est par là que nous sortirons car la porte est fermée à clé. 

 

Joignant le geste à la parole, Martagon poussa sur le côté des ballots de fourrures et révéla une ouverture découpée dans le plancher. Il souleva délicatement la trappe pour ne pas faire de bruit et attirer l’attention des gardes à l’entrée de la roulotte. Memnon se trouvait juste sous la trappe, il attendait l’appel de son maître. Martagon s’étendit à plat ventre sur le sol et chuchota à l’oreille de l’animal. Le chien partit ventre à terre. Lorsqu’il revint, Martagon se releva. Il hocha la tête en direction d’Izen. Celui-ci s’approcha de la princesse Shu qu’il prit dans ses bras.

 

– Memnon, saute dans la roulotte, dit Martagon. Maintenant, Izen, approche-toi et pose ta main sur mon bras. Je vais poser la mienne sur Memnon. Ainsi quand je vais incanter, nous serons liés et exclus des victimes de l’enchantement.

 

Martagon se concentra un instant puis il prit le livre et caressa la tête de Memnon assis à ses côtés. Il déchiffra la formule magique et prononça le sort qui arrêta l’écoulement du temps. Le bruit dans le campement autour de la roulotte cessa aussitôt. Izen se faufila avec la princesse évanouie à travers la trappe et bondit sur le sol, suivi par Memnon et par Martagon qui se plia et glissa sa longue charpente dans l’ouverture. Ils rampèrent et émergèrent de dessous la maison roulante. 

 

Tout semblait figé dans le campement. Même le feu avait cessé de crépiter. Les saltimbanques étaient paralysés dans leur dernière posture en plein mouvement. C’était un spectacle extravagant, mais les voyageurs n’y portèrent aucune attention. Ils s’assurèrent simplement  que la voie était libre.

 

Memnon les guida à travers le camp immobile jusqu’au pied d'une autre roulotte. Martagon grimpa les quatre marches d’un coup et ouvrit la porte. A l'intérieur, il ramassa leurs armes qui avaient été jetées sur le plancher. Il jaillit d’un bond en haut des marches qu’il descendit d’une enjambée, et rejoignit à grands pas Izen et Memnon qui couraient devant. Arrivés à l’enclos où se trouvaient les bêtes, il suspendit l’arc et les flèches sur les épaules d’Izen et jeta toutes les armes blanches au fond de son sac. Seuls trois chevaux étaient utilisables pour leur fuite. Les autres étaient de lourdes bêtes qui tiraient les roulottes. Martagon détacha les montures les plus rapides. En les touchant, il annula le sort qui les pétrifiait et elles reprirent vie. Izen et Martagon allaient devoir chevaucher à cru car il n’y avait pas de selles. Izen installa la princesse Shu sur le dos de l’une des bêtes. Malgré la lourdeur de son armure, il sauta d’un bond agile sur la croupe. Il enserra la taille de la princesse et lança l’animal au galop. Derrière lui, Martagon se jucha sur le dos d’un autre cheval et fouetta les flancs de grands coups de genoux. La monture partit à grande vitesse, suivie par la dernière bête et par Memnon.

 

Ils se dirigeaient vers l’est. Ils suivaient la trajectoire la plus directe possible pour s’éloigner du campement avant le réveil des saltimbanques. Ils contournèrent des buissons et des troncs morts, bondirent au-dessus de petits ruisseaux, traversèrent des clairières lumineuses et des rivières bouillonnantes, nombreuses dans la forêt humide. Quand Martagon estima qu’ils étaient suffisamment loin du cirque, il ralentit, se retourna et jeta un dernier coup d'œil en direction de l’ouest. 

 

A cet instant, ils entendirent un cri abominable qui provenait des profondeurs de la forêt. La complainte se déployait comme un ruban autour des arbres et des buissons et montait jusqu’aux branches les plus hautes. Elle animait la forêt d’un tremblement tempétueux.

 

– Martagon ! hurlait la voix qui semblait traverser les âges. Je te maudis, toi et ta famille ! Ta femme et tes enfants ne sont pas là où tu crois qu’ils se trouvent. Vous ne serez plus jamais réunis.

– Meiran ! s’écria Martagon en sautant à bas de son cheval. Le camp est réveillé.

 

Il se précipita vers l’arbre le plus proche et entoura le tronc de ses bras noueux. Il posa le front sur l’écorce rugueuse. Aussitôt, ce fut comme si la forêt exhalait un souffle léger. Le gémissement atroce diminua. Il fut petit à petit absorbé par le courant d’air et s’éteignit. La forêt agitée retrouva son calme. Les oiseaux reprirent leurs chants et le sol fut à nouveau foulé par les courses furtives de petits animaux.

 

– C’est un sortilège d’amnésie, expliqua-t-il à Izen. La forêt nous a effacé de sa mémoire et de celle de ses habitants. Meiran et les saltimbanques vont nous oublier. Pour eux, ce sera comme si nous n’avions jamais existé.

– Meiran t’a maudit, remarqua Izen. Qu’est-ce que cela veut dire ?

– Je suis déjà maudit, répliqua Martagon. Ma femme et mes enfants sont malades. On m’a envoyé loin d’eux, mais dans une mauvaise direction. Ce que je fais aujourd’hui n’a plus de sens. Je ne crois pas que ma situation puisse être pire.

– Meiran a dit que ta famille est partie de chez toi, ajouta Izen.

– Comment pourrait-elle le savoir ? répondit Martagon. Elle n’est qu’une diseuse de bonne aventure de pacotille.

– Elle avait enchanté la forêt pour nous attirer vers le cirque, insista Izen.

– C’est une mauvaise femme, murmura Martagon. Elle ne pense qu’à faire le mal. Je ne sais pas d’où lui vient ce don d’enchanter la forêt. 

– Mais qui l’avait prévenue de notre passage ? demanda encore Izen. N’était-ce pas sa capacité de divination ? Cette femme a en charge la survie de son cirque, elle fait tout ce qu’elle doit faire pour subvenir aux besoins de sa famille. Pour ça, elle est sans scrupules, elle enlève une princesse et capture des voyageurs.

– Tu as sans doute raison, Izen, avoua enfin Martagon.

– Et la princesse Shu ? demanda Izen. Que va-t-il se passer pour elle ?

– Elle était là avant nous, car ils l’ont enlevée et séquestrée, ils vont se souvenir d’elle. Ils se demanderont où elle s’est enfuie. Ils penseront qu’elle a volé les chevaux et chercheront dans les alentours. Ils ne comprendront jamais comment elle aura pu faire pour quitter le camp ni pourquoi ils ne la trouveront pas. 

– Et si nous les croisons un jour par le plus grand des hasards ? A Skajja par exemple.

– Rappelle-toi, fit Martagon, ils nous ont oubliés.

 

Les cavaliers reprirent leur voyage. Ils n’avaient plus besoin de galoper. Leur allure devint lente. Les chevaux qui avaient dépensé toute leur énergie lors de la course effrénée retrouvèrent leur souffle. Petit à petit, l’équipage se fondit au milieu des troncs d’arbres. Leurs silhouettes s’amenuisèrent dans le lointain et disparurent au milieu des fougères. Seul le frémissement de feuilles basses à certains endroits témoignait encore de leur passage.

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