Deux semaines avaient passé depuis que Léandre m’avait fait part de sa réflexion. Les cours avaient commencé à prendre de l’ampleur et nous allions avoir notre premier cours de magie pratique.
— Quand voudras-tu enfin me laisser tranquille ? rabacha une fille de la classe au jeune roux qui était devenu mon ami.
Nous nous rendions tous ensemble sur le terrain de pratique avec notre professeur de théorie. Fermant la marche, j’étais aux côtés de mon ami que je ne quittais que rarement. Depuis qu’il m’avait posé cette question, nous ne l’avions pas ramené sur le tapis. Nous nous retrouvions deux soirs par semaine à la bibliothèque pour continuer nos recherches mais cette hypothèse n’avait plus jamais été recherchée.
Etais-je morte cette nuit-là ? C’était un grand mystère auquel je préférais ne pas penser.
Nous arrivions sur le terrain où un homme, âgé d’une quarantaine d'années, s'avançait vers nous. Il avait les cheveux coupés très courts et une forte carrure qui ressemblait beaucoup plus à celle d’un chevalier qu’à un mage. Les manches de sa tunique bleue étaient remontées aux trois quarts. Il avait également un regard chaleureux qu’il posa sur chacun d’entre nous puis sur la jolie femme qui nous accompagnait.
— Professeur Valdenial, je vous amène vos élèves, lança notre jeune professeure en balayant l’air de son bras.
— Je vous remercie profusément, Mademoiselle Enjelo. Vous m'assisterez pour ce premier cours ? C’est cela ? la salua l’homme à la voix grave et accueillante qui parvint devant nous.
Le jeune femme sourit avant de confirmer d’un hochement de tête. Nous n’étions pas beaucoup dans la classe, à peine neuf, mais chacun d’entre nous aurait pu affirmer que Elane Enjelo était excellente dans son métier et aimait ce qu’elle faisait. L’on ne pouvait pas en dire autant du professeur d’histoire, Siméon de Dvareine, mari de Lisabeth, ma tante. Il aimait son sujet, cela était certain, mais il était dur, strict et peu enclin à la discussion. Je me demandais comment Lisabeth s’était débrouillée pour l’épouser.
— Les enfants ! Ecoutez-moi bien, demanda notre nouveau professeur en se tournant face au groupe que nous formions. Je serai votre professeur de pratique. Je suis Saint-Chevalier et cette année on m’a proposé de devenir professeur pour les jeunes étudiants prometteurs que vous êtes. J’espère que je serai à la hauteur malgré mon inexpérience dans le domaine de l’enseignement.
Beaucoup d’élèves restèrent bouche bée. Je ne savais pas à quoi cela était dû. Personnellement, j’avais déjà eu l’occasion de rencontrer plusieurs Saint-Chevalier lors de mon passage au palais royal. Rufin, Leah… Léoni essayait de toutes ses forces de devenir l’un d’entre eux et m’avait également raconté pleins de faits sur eux. Ces grands chevaliers-mages qui défendaient le royaume au service du roi Emile Gambail.
— Vous êtes en petit nombre, ce sera bien plus agréable pour vous de travailler. J’attends donc de vous que vous soyez productifs.
Retrouvant leurs esprits, tout le monde hocha la tête, moi également. Des bavardages se répandirent dans notre petit groupe.
J’avais hâte de commencer enfin à pratiquer la magie. Cela faisait déjà deux semaines que je n’avais rien pu faire. Pendant les vacances, mon frère s’était appliqué à m’expliquer certains principes mais rien de bien exaltant. Il m’avait refilé tous ses vieux bouquins et m’avait sommée de les étudier.
Je ressentais l’excitation des heures à venir dans tout mon corps.
Le professeur claqua de ses grandes mains pour attirer notre attention.
— Récemment, avec mademoiselle Enjelo, vous avez dû étudier la magie élémentaire, commença-t-il en lançant un regard à sa collègue qui confirma d’un hochement de tête. Vous avez donc vu que la magie élémentaire basique repose sur quatre éléments. Quels sont-ils ?
Aussitôt sa question posée, notre élève modèle brune, qui reprochait à Félix son enthousiasme un peu plus tôt, leva le bras. Manquant au passage de donner un coup de coude à celui qui se tenait derrière elle.
— Oui ? Tu t’appelles ?
— Odile. Il y a l’eau, le feu, la terre et l’air.
L’homme claqua une seconde fois dans ses mains. Un grand sourire dessiné sur le visage.
— C’est exact. Mais tous les éléments ne peuvent pas être pratiqués par tout le monde. Surtout avec aussi peu de pratique que vous. C’est pour quoi, nous allons tous ensemble nous essayer à tous les éléments durant ce cours afin de savoir sur lequel vous devez personnellement vous focaliser.
Allait-il s’occuper de nous au cas par cas ? Cela pouvait être possible, après tout nous n’étions que peu nombreux. Mais cela me semblait tout de même être une sacrée tâche.
— Je vous propose de vous asseoir en rond au milieu de la cour. Mademoiselle Enjelo et moi allons chercher le matériel avant de vous rejoindre.
Il nous signala du doigt un cercle de rochers un peu plus loin. Les autres élèves s’y dirigèrent avec précipitation. Léandre sur mes talons, je marchai tranquillement pour m’y rendre.
L’espace, assez grand, était globalement dalé mais une bonne partie du terrain était faite de terre et d’herbe. Il n’y avait pas de fioritures ni d’étagères avec du matériel comme il pouvait y avoir sur le terrain d'entraînement des chevaliers au palais.
Arrivée près des rochers, je choisis de m’asseoir sur un large rocher avec Léandre. Les autres élèves s’étaient séparément assis sur une pierre. Nos professeurs ne mirent pas longtemps avant de revenir avec un gros chariot rempli de divers matériel.
Ils le placèrent en dehors du cercle et, tandis que la jeune femme s’asseyait sur une pierre à son tour, l’homme resta debout devant celui qui restait. Il posa ses mains sur ses hanches.
— A partir de maintenant, je souhaiterais que vous m'appeliez Nial. Je n’ai pas l’habitude d’entendre mon nom, et de toute façon il ne m’appartient pas.
N’était-ce pas un peu trop familier ? Chacun de nos autres professeurs nous avaient au contraire interdit de nous adresser à eux de manière aussi intime. Ce professeur était atypique.
— Bien ! Je vais donc vous expliquer l’exercice que je veux que vous réalisiez.
Il se tourna et saisit une espèce de pot en argile dans le chariot. Il le posa au centre du cercle que nous formions.
— J’imagine que vous avez déjà commencé à apprendre le limnéin. Alors, écoutez attentivement la formule que je vais réciter et vous essaierez de m’en donner la traduction.
Il positionna sa main droite au-dessus du matériel.
— Édolléz, émzés.
Presque immédiatement, des étincelles crépitèrent sous ses doigts et tombèrent dans le pot avant d’embraser ce qu’il y avait à l’intérieur, créant ainsi une flamme.
— Alors, quelqu’un veut-il essayer de me donner la traduction de mes mots ? Demanda-t-il une fois sa démonstration terminée.
Personne ne leva la main. Nous avions commencé ce cours à peine une semaine plus tôt. Aucune chance que l’un d’entre nous ne parvienne à comprendre ce qu’il venait de dire.
— Personne n’a la moindre petite idée ? appuya-t-il les sourcils levés.
— C’est que nous n’avons eu que trois leçons jusque-là, intervint un garçon assis à l’opposé de moi.
La bouche de l’homme forma un rond. Il ne semblait pas avoir prévu ça. Néanmoins, cela ne modifia pas ses plans parce qu’il nous expliqua de lui-même.
— Étincelles, embrasez. C’est la traduction. Dans notre langue, elle n’a donc aucun impact. Surtout si on ne lui donne pas d’intention.
Il nous regarda tour à tour, s’assurant certainement que nous comprenions. Mais cela nous l’avions déjà étudié en théorie.
— Mademoiselle Enjelo et moi-même allons vous distribuer un pot vide. Vous commencerez seul par l’élément de l’eau. C’est le moins dangereux. A part vous mouiller, vous ne risquez pas grand chose.
Il enjoignit d’un geste de la main, le jeune femme à venir distribuer le matériel.
— Je viendrai vous voir un par un pour tester avec vous l’élément du feu et de l’eau. Je vous aiderai à déterminer quels sont les éléments que vous êtes capable de façonner.
Ils distribuèrent à chacun d’entre nous le même pot en argile que le professeur avait précédemment utilisé pour sa démonstration. Cependant, le nôtre était vide. Ils revinrent à leur place et Nial éteignit d’un mouvement de la main le feu qu’il avait créé plus tôt avant de prendre dans ses mains l’objet. Je descendis de mon rocher à l’instar de tous les autres, pour me placer devant le matériel mit à notre disposition. Mon ami et camarade s’installa en face de moi avec son propre vase.
— Placez votre main devant vous, au-dessus de votre bol. Visualisez bien l’eau qui coule.
Il attendit quelques secondes en regardant chacun d’entre nous. Je croisai son regard avant de fermer les yeux pour me concentrer. J’allais enfin utiliser un nouveau sort. J’étais intérieurement surexcitée.
— Répétez après moi : éoou, kiou.
— Eoou, kiou, répéta-t-on d’une même voix.
Je rouvris lentement les yeux. Rien ne s’était produit de mon côté. Je regardais dépitée mon bol vide. A ma droite, Léandre, lui, avait réussi. Des gouttes d’eau tombaient de la paume de sa main et venaient atterrir dans son récipient.
— Toutes mes félicitations, fis-je sincère malgré ma légère déception.
Il tourna la tête vers moi, souriant, brisant sa concentration.
— Merci.
Il jeta un œil vers mon œuvre.
— Ce n’est peut-être pas ton élément, accusa-t-il.
Je hochai la tête. Il en restait encore trois. Et puis, ce n’était qu’un premier essai.
— Bien, j’aimerais que vous vous exerciez sur cette formule. Qu’il y est un résultat concret ou non. Mademoiselle Enjelo va passer voir chacun d’entre vous pour donner à ceux n’ayant aucun résultat une formule pour l’essai de la terre.
Il s’accroupit près de l’élève le plus proche de lui et commença à tester pour le feu. Mais il se retourna rapidement.
— J’oubliais. Le feu et l’eau sont les deux seuls éléments qu’un mage puisse créer. Pour les deux autres, il ne s’agit que d’une magie de contrôle un peu spécifique.
Il se concentra à nouveau sur l’élève derrière lui. Notre professeur de théorie commença alors son tour, trois élèves à côté de nous. Léandre me donna un coup de coude.
— Réessaie. Je vais regarder si quelque chose se forme ou non, me proposa-t-il.
Je hochai la tête, le remerciant pour son idée je lui souris. Je plaçais ma main au-dessus du pot. Je pris soin de visualiser mentalement des gouttes d’eau tombant de ma paume. Je pouvais presque les sentir couler le long de ma peau avant de venir s’écraser au fond du récipient. Puis je répétais les mots que nous avait appris le professeur Valdenial.
— Eoou, kiou.
Restant concentrée sur ma tâche, j’ouvris les yeux après quelques secondes d’attente. Un œil, puis l’autre. Je ne vis à nouveau rien.
Alors, un souvenir me revint. Le directeur m’avait testée en me demandant de lancer deux sorts. Je me rappelle l’avoir épaté avec le sort du bouclier. Mais le premier me semblait être une magie de vent. Était-ce lui mon élément ? Le professeur Nial avait bien dit que personne ne pouvait maîtriser tous les éléments, non ? Malheureusement l’air n’était pas à l’ordre du jour.
Le prince à mes côtés attrapa rapidement mon pot. Je haussai un sourcil. Que faisait-il ?
— Regarde.
Il orienta le vase vers moi tandis que je me penchai pour mieux voir. Une unique gouttelette était visible au fond. Presque inexistante, il n’empêchait qu’elle existait. Les coins de mes lèvres se levèrent. Enfin je réussissais mon premier sort dans l’enceinte de l’académie !
— Félicitations à toi, Théa !
Je souris encore plus face à ses éloges. Que c’était bon d’avoir un soutien dans cet apprentissage complexe qu’était la magie.
Après quelques nouveaux essais, je ne réussis malheureusement pas à faire mieux. Le professeur Valdenial parvint alors enfin à nous.
— Alors les enfants, où en êtes-vous avec la magie de l’eau ? Demanda-t-il en s’asseyant à nos côtés avec son pot rempli de copeaux de bois.
— On s’en sort bien. J’ai réussi à remplir le fond du mien, s’enquit de répondre Léandre.
Le professeur et Saint-Chevalier sourit de fierté face à la prouesse de son élève. Il tourna la tête vers moi. Ma réussite était bien plus minime.
— J’ai… ça.
Je lui présentai mon œuvre. Il y jeta un coup d'œil.
— C’est déjà bien ! L’eau est celui que le plus de mages arrivent à manier. Peut-être aurez-vous accès à un autre élément, nous rassura-t-il avec un sourire apaisant. Bien. Mettez ça de côté. Vous allez vous essayer chacun votre tour au feu.
Il déposa son récipient au centre de notre petit cercle. Il prit la main de Léandre qu’il plaça au-dessus.
— Répète après moi : édolléz, émzés.
— Édolléz, émzés.
Il n’y eut aucun effet. Ils s’y essayèrent à plusieurs nouvelles reprises, sans succès. Bizarrement, le voir échouer me faisait me sentir mieux. Je me sentais coupable de ce que je ressentais mais c’était vrai. Savoir que je n’étais pas la seule à échouer me rassurait.
L’instituteur m’incita ensuite à faire de même. Main au-dessus et concentrée, je récitai à mon tour la formule. Je crus sentir une chaleur se répandre dans mes doigts mais aucune étincelle ne fit son apparition. Dépitée, je levai mon regard vers le professeur.
— Manipuler à la fois l'élément de l’eau et du feu est vraiment rare. Ils sont opposés. Cela aurait été incroyable si l’un de vous avait réussi.
Je hochai la tête. Il n’avait pas tort. Thalion m’avait raconté quelque chose de similaire. Certaines magies étaient complémentaires, d’autres opposées et leur utilisation pouvaient s’avérer plus ou moins complexe selon le mage. C’était exactement la raison pour laquelle les clans existaient. Ils permettaient aux mages d’exceller dans le domaine qui lui était destiné. Peu étaient capables de choisir de soi-même son domaine d’études supérieures.
— Pourriez-vous nous montrer à nouveau ? Demanda alors Léandre, me surprenant.
— Oui, si vous le souhaitez.
Il se positionna et récita la formule. Aussitôt des étincelles tombèrent sur le bois et l’enflammèrent.
La flamme brûlait avec une intensité constante, sa base bleue et son sommet jaune-orangé.
Formant des dessins et s’élevant haut dans le ciel.
Elle consumait le bois, transformant sa surface en braises rougeoyantes. Le feu crépitait doucement, libérant une chaleur agréable et une odeur boisée.
Il dansait non loin de là, maniant avec habileté cette magie.
Une image s’affichait clairement dans mon esprit. Un jeune homme dansant sous les flammes.
La lumière éclatante obnubilait mon regard, me rappelant la puissance du feu, capable de réchauffer…
Était-ce un souvenir qui pointait le bout de son nez ?
… et de détruire en même temps.