Chapitre 4

Par Hylla

— Les soirées jeu, les vacances à Lacanau… énumère Sofia. Ça aussi, j’imagine que c’est fini.

À moitié assise sur le plan de travail, elle attend que la verseuse se remplisse de déca. La machine a toujours été capricieuse mais ces derniers temps, elle ronronne d’une façon inquiétante. Baptiste, lui, finit de gratter le plat auquel se cramponnent les derniers résidus de lasagnes. Parfois, ils se surprennent à rêver d’avoir un lave-vaisselle, et concluent en rigolant que devenir adulte, c’est commencer à rêver des appareils de la ménagère des années cinquante.

— Enfin c’est surtout pour Ana que c’est dur, la recadre Baptiste. Et puis rien ne nous empêche de faire des jeux à trois. Ou d’aller à Lacanau avec elle.

— Mais ce ne sera plus pareil, tu ne crois pas ?

Baptiste hausse les épaules.

— Ça ne veut pas dire que ce sera moins bien, reprend-il.

— Vous n’avez jamais été proche, avec Samuel, de toute façon.

— Pas autant que toi, ça c’est sûr, lâche-t-il d’un ton désinvolte.

Pourtant, Sofia ne prend pas sa phrase à la légère. C’est une pique. Quand ils se sont rencontrés, Baptiste n’appréciait pas de voir sa nouvelle copine si tactile avec un autre homme. Elle avait beau le rassurer, lui dire que ce n’était « que Samuel », que c’était le petit-ami d’Ana, quelque chose en cet homme ne lui avait jamais inspiré confiance. Il avait appris à l’apprécier, il l’avait souvent côtoyé, mais ils n’avaient jamais été amis. Il le voyait davantage comme un maillon du groupe qu’un proche. Alors si Samuel les avait quittés, Baptiste s’en remettrait. C’est surtout pour Ana qu’il a de la peine. Et pour Sofia, qui souffre par procuration et passe le plus clair de son temps libre avec son amie à essayer tant bien que mal de lui remonter le moral. Indirectement, lui aussi en est victime : certains soirs de semaine, Sofia les passe chez Ana, ou cette dernière vient chez eux et son amie se dévoue pour l’entendre répéter en boucle les mêmes évidences : il est parti, c’est incompréhensible, terrible, et c’est vraiment un connard de l’avoir trompée.

Baptiste et Sofia n’ont que peu de temps ensemble. Lui travaille presque tous les week-ends à la maison d’enfants, elle au bureau les jours de semaine. Une fois par mois, ils ont les samedis et dimanches ensemble, mais le reste du temps, ils sont condamnés à ne se voir qu’au retour du travail. Ils aiment pourtant se réveiller l’un à côté de l’autre, se dire que la journée leur appartiendra, que pour une fois, le dénominateur sera d’être ensemble, mais cela est trop rare. Cinq semaines de congé par an, et un week-end par mois. Et encore, c’est quand Sofia ne couvre pas un mariage le week-end, ce qui a tendance à être rare entre mai et octobre.

Alors, avec toute l’amitié qu’il porte à Ana, il lui tarde un peu qu’elle aille mieux et qu’elle les laisse tranquilles.

Dès qu’il a fini d’essuyer le plat, Baptiste se rapproche de Sofia. Il se place entre ses jambes qu’il écarte de ses mains délicates, puis l’enlace. Les cheveux de Sofia sentent bon la camomille, il ne s’en lassera jamais. Il ferme les yeux pour mieux profiter de ces quelques instants où ils s’appartiennent tout à fait, avant de la gratifier d’un bisou sur la joue puis de se hisser sur la pointe des pieds pour attraper deux tasses dans le placard. Sofia baisse la tête pour éviter de se cogner pendant la manœuvre.

Baptiste appuie enfin sur le bouton pour éteindre la cafetière, mettant ainsi fin à cette cacophonie électrique. Et pendant qu’il verse du déca dans la première tasse, il lui demande :

— Ça te dirait, qu’on aille pique-niquer tous les deux, dimanche ?

Il l’a dit. Tous les deux. Baptiste espère bien que ce détail n’aura pas échappé à Sofia.

— Ça dépend, tu avais quel endroit en tête ?

— Ça y est, il y a un standing à nos pique-niques maintenant ? ricane-t-il.

— Pas au pique-nique, en soi, le rassure-t-elle en agitant les mains. C’est juste que j’avais prévu d’aller marcher dimanche. Alors si on va pique-niquer, autant aller dans un endroit sympa.

— Je ne pensais pas au parking de la déchetterie du coin si ça peut te rassurer.

Sofia lui donne une petite tape sur l’épaule pour qu’il retrouve son sérieux.

— Sauf si vraiment c’est ce que tu as prévu pour la balade, bien sûr, repend Baptiste d’un air solennel.

Sofia pouffe. Ça fait longtemps, qu’ils n’ont pas pique-niqué. Ils le faisaient souvent avant d’habiter ensemble. C’était une façon de passer du bon temps à deux sans s’endetter en restaurants. Après tout, quand Baptiste et Sofia se sont rencontrés, il y a quatre ans, elle vivait encore avec Ana et leur appartement n’était pas connu pour être désert. Il y avait toujours quelqu’un. Un ami, toute une brochette d’un coup, de la famille qui passait par là, Samuel. Et Ana. Ce n’est qu’en emménageant ensemble deux ans plus tard qu’ils ont su ce que voulait dire plus d’une poignée d’heures dans l’intimité, même si finalement, leurs emplois respectifs ne leur permettent pas d’en profiter beaucoup.

Sofia souffle sur sa tasse qu’elle serre entre ses deux mains pour mieux se réchauffer.

— C’est une bonne idée, dit-elle avec prudence. Pas pour le parking de la déchetterie, cela dit.

— Je pensais aller sur les bords de Garonne. Tu te souviens du cabanon de pêcheur abandonné ? On aurait nos fesses au sec sur le petit ponton, non ?

— T’as pas peur qu’il s’écroule ? Il avait l’air sacrément mal en point la dernière fois. On n’est même pas sûr qu’il soit intact encore aujourd’hui !

— On avisera si c’est le cas, répond-il d’un grand sourire.

— Alors c’est d’accord. Je prendrai mon appareil photo, je marcherai là-bas.

— Je n’ai pas le droit de t’accompagner ?

Les sourcils de Baptiste s’apostrophent pour mieux la taquiner.

— Bien sûr. Si tu promets de marcher à mon rythme.

— Tu ne marches pas ! Tu fais du sur-place. Tu recules !

— J’écris mes photographies. Si tu veux marcher tout droit sans prendre le temps d’admirer ce qui est sous tes yeux, tu n’es pas obligé de m’attendre.

— Je rigole, Soso. Je ferai du sur-place avec toi tout le temps qu’il te faudra.

Les joues de Sofia s’empourprent, et elle caresse du bout des doigts la main de Baptiste avant de revenir à sa tasse pour prendre une gorgée du déca au goût plein de tartre de la machine.

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Gabhany
Posté le 08/01/2025
Coucou Hylla :) J'ai beaucoup aimé le point de vue de Baptiste. Du coup tu es en interne ou en omniscient ? J'ai l'impression que tu alternes entre les deux non ?
J'aime toujours autant ces petites bulles de vie, c'est doux, Baptiste a l'air d'être un gars bien, attentionné et bienveillant, la nuance que tu apportes avec son envie d'avoir Sofia pour lui tout seul est intéressante.
Je continue ma lecture avec plaisir :)
Hylla
Posté le 15/01/2025
Hellooo !! Question point de vue, très juste, car je tâtonne moi-même à l'écriture.

Au début, je me suis dit que l'omniscient, c'était bien pour développer davantage les ressentis de tous les personnages. Mais à l'écriture, j'ai l'impression de sortir plus souvent un point de vue interne. Quand j'ai l'occasion, je vais dans la tête des autres personnages aussi, et j'aime bien celle de Baptiste d'ailleurs. Pour autant, je me dis que je devrai trancher en réécriture : soit conserver l'omniscient, mais mieux l'exploiter, car actuellement il est trop balbutiant, soit restreindre le point de vue et du coup enlever les passages qui rentrent dans la tête des autres personnages

Si tu as un avis sur la question n'hésite pas, je suis preneuse :)
Nanouchka
Posté le 17/12/2024
Coucou Hylla ♥

J'adore le point de vue de Baptiste, qui a plein d'empathie et gentillesse pour tout le monde mais qui pour autant aimerait bien voir Sofia sans Ana pendant quelques instants - c'est nuancé, compréhensible.

Cette vie à deux me parle beaucoup, semble naturelle, ni tout à fait satisfaisante ni tout à fait enrageante, un entre-deux avec à la fois du confort et de la tension. Il semble y avoir beaucoup de douceur et de facilité entre Baptiste et Sofia en même temps. Et malgré ça, parsemés dans le chapitre, il y a plein de débuts de dispute - qui pourraient éclater à tout moment, et dont on ne saurait pas jusqu'où elles iraient.

Et c'est marrant, ça me fait penser au côté contagieux des ruptures. Je me demande si ça jouera ici. Je me souviens qu'il y a une décennie où tous les amis de mes parents divorçaient les uns après les autres, c'était hyper étrange.

Bref, tout plein de questions et hâte de continuer.
Hylla
Posté le 19/12/2024
Hello !!

Je vois TELLEMENT ce que tu veux dire avec la décennie des ruptures ! Même autour de nous, parfois, y a des mois de séparation en cascade... la vie est cyclique paraît il ;)

Pour le point de vue justement, c est une de mes questions que je vais devoir adresser en réécriture. Je pense, globalement, sur ces premiers chapitres, être entre deux : le point de vue n est ni totalement omniscient, ni totalement interne.
L interne est plus facile
L omniscient me plaît beaucoup, et je trouve intéressant d aller dans la tête des autres aussi, surtout si finalement l histoire est focalisée autour de Sofia (j ai un temps cru qu elle oscillerait entre elle et Ana mais ça ne s écrit pas ainsi)

Pourtant, si j opte pour l omniscient, je ne peux m empêcher de penser qu il y aura mieux à faire, que ce point de vue n est pas du tout exploité à son plein potentiel... au risque, pour l instant, de davantage me ranger dans la catégorie des "points de vue mal maîtrisés" qu autre chose
Nanouchka
Posté le 23/12/2024
J'entends cette théorie des points de vue... J'y réfléchis beaucoup en ce moment. Je crois que j'aime ce point de vue omniscient où on reste centrés autour d'un ou plusieurs personnages principaux mais on se permet d'entrer et sortir de la tête d'autres gens aussi. Il me semble que c'est ce que fait Richard Powers et j'adore qu'il ait ce mélange de liberté et d'empathie pour les personnages principaux. C'est très difficile à maîtriser, j'ai l'impression, mais ça me tente grandement dans mon écriture, parce que j'adore le fait que le roman permette de présenter plusieurs points de vue - et c'est d'autant plus intéressant dans ton récit, je trouve, étant donné les thèmes que tu présentes. On en reparlera si tu veux, le POV c'est un sujet qui me tricote des noeuds dans le cerveau.
Makara
Posté le 14/11/2024
Tout le dialogue avec Baptiste m'a rappelé une certaine anecdote te concernant :p
Ai-je raison ? La suite me le dira !
ça se dévore toujours aussi facilement !
Hylla
Posté le 17/11/2024
? Je ne vois pas vraiment de quoi tu parles xD Est-ce que c'est parce que je marche lentement ?
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