Le vent souffle si fort depuis le matin que Sofia et Baptiste ne traînent pas une fois les sandwichs club et les petites tomates ingurgités. Ils laissent derrière eux le ponton au bois qui craquèle si fort que Sofia craint que sa jambe passera à travers pendant qu’elle s’y déplace. Les pique-nique après quatre ans sont plus pragmatiques que les premiers. Pas besoin de les faire durer plus que de raison car c’est le seul moment ensemble, plus la fougue des débuts pour s’embrasser et s’isoler des regards sur un peu d’herbe à l’abris du passage. Non, les pique-niques après quatre ans de relation sont en toute somme un repas comme un autre, sauf que le cadre change. Un peu d’air frais en plus et de confort en moins, ce qui est largement compensé par le calme qu’offre la Garonne qui poursuit son chemin de façon silencieuse sous leurs yeux, bordée par les herbes hautes qui viennent y plonger.
Baptiste agite le tote bag dans l’air avant de le basculer sur son épaule. Sofia, elle, stationne encore devant le ponton. Appareil photo à la main, elle réalise ses derniers réglages pour sa session du jour. Et tandis qu’ils se mettent en route, Baptiste n’existe plus. Il déblatère au sujet de Corentin, ce garçon qui est en train de basculer sur son service et dont la situation l’émeut particulièrement. Malgré une mère violente, le petit n’accepte pas le placement mais Baptiste sent bien qu’une relation de confiance s’instaure entre eux.
Même les week-ends où il n’est pas là-bas, il ne peut s’empêcher de penser au travail. Ce qu’il voit à la maison d’enfants le ronge. Leur quotidien est si révoltant que l’éducateur ne peut pas juste appuyer sur un bouton off quand il passe le pas de l’appartement, ce que Sofia n’a aucun problème à faire. Choisir la nuance de rouge qui sera la plus adaptée au prochain pot de la crème de nuit de Natama, la marque qui n’utilise que des produits de la région bordelaise pour sa fabrication, ne la tracasse pas autant que les enjeux professionnels de son copain. Elle aimerait parfois être plus investie, mais elle a trouvé un certain confort à être capable de couper une fois le travail fini. Et pour cela, en a-t-elle conclu, il faut n’en avoir rien à foutre. Alors si Natama retient du vermeil au grenat, au fond, elle dormira tout aussi bien. Peut-être cela changera le jour où elle pourra vivre de ses photos, mais si cela arrive, alors elle sera contente d’être investie, du moins s’en convainc-elle.
— Et là, continue de raconter Baptiste, tu ne devineras jamais ce qu’elle a osé me dire.
Il en est encore à la mère du petit Corentin. Sofia n’ose pas couper court à la conversation.
— Qu’est-ce qu’elle t’a dit ? demande Sofia d’un ton détaché.
Elle a repéré, sur un arbre, une écorce aux reflets bleu. Elle travaille son cadre, pour mieux mettre en valeur le contraste avec le bois beige grisonnant alentours. Combien de personnes passent ici sans prêter attention à ce détail, cette anomalie qui fait la beauté de la nature ? Beaucoup ne doivent même pas remarquer l’arbre en passant, se dit-elle. Ils marchent, marchent, mais ne prennent pas le temps d’observer. Peut-être ne viennent-ils pas là pour ça, après tout. Alors qu’elle, là, y trouve une nouvelle façon de représenter son sujet de prédilection. L’individualité dans la masse. L’unicité au sein d’un tout. L’interdépendance des êtres pour donner un tout plus grand : cette fois, un arbre. Oui, cette écorce en est une incarnation parfaite, et il lui faudra encore retoucher cette photographie pour que ce message ressorte à sa juste valeur.
Après avoir vérifié que sa prise est bien cadrée, Sofia éteint son appareil, un sourire aux oreilles. Baptiste stationne à quelques pas, les bras croisés. Il a fini son histoire, et Sofia n’a pas vraiment écouté, même si elle a laissé échapper quelques onomatopées pour réagir, bien qu’absente, à son histoire. Elle ne saura jamais ce que la mère du petit a osé dire à son petit-ami, qui le met toujours en rogne deux jours plus tard, mais il en reparlera sûrement bientôt. Il parle toujours de son travail. Il a besoin de verbaliser pour mieux exorciser, et Sofia le laisse faire. Mais Baptiste sait que les escapades en pleine nature de Sofia le dimanche après-midi sont sacrées. C’est son moment à elle, son moment pour créer. Alors même si ce qu’a dit la mère du petit Corentin était vraiment choquant et que Sofia n’a strictement rien écouté, il sait qu’il a déjà de la chance d’avoir été toléré à cette balade.
C’est cela, s’aimer. Accepter les impolitesses de l’autre car elles font partie d’un tout plus grand.
Sofia prend plusieurs clichés. Une branche qui sort de l’eau et lutte contre le courant, une feuille rougie qui ressort parmi ses congénères brunes et craquelées, un caillou au rebord saillant qui s’extirpe de la terre. Quand ils sortent du sentier qui borde la Garonne pour arriver devant une série de maisons, elle considère que sa session n'a pas été vaine.
— On fait demi-tour ? propose-t-elle.
— On peut pousser un peu plus loin, non ?
Sofia lui sourit. À partir de maintenant, cette balade sera à eux deux. Elle range son appareil dans son sac à dos et resserre sa queue de cheval.
— Je ne suis jamais venue par ici, souffle-t-elle.
Les demeures sont aussi calmes que la rivière qu’elles longent. Malgré le blanc écru noirci, elles n’ont rien perdu de leur superbe. En particulier celle à deux étages recouverte de lierre. Les mauvaises herbes sont si hautes s’échappent du portail, mais il n’est pas difficile d’imaginer cet endroit habité avec un peu d’huile de coude.
— T’imagines vivre ici ? entame Baptiste en enlaçant Sofia.
Elle n’a pas quitté le portail. La nature qui reprend ses droits sur cette bâtisse la fascine.
Peu importe les tentatives de l’homme, il suffit qu’il s’absente pour que tout fleurisse de nouveau.
— C’est… Trop cher ?
— Je dis juste « imagine » !
— Oui, dans ce cas…
Dans ce cas, Sofia passerait beaucoup de temps à imaginer ; alors, elle se contente de sourire. Elle ne veut pas se projeter dans quelque chose qu’elle ne peut pas avoir. C’est trop douloureux, de devoir constamment revenir à la réalité, alors c’est mieux de ne pas la quitter du tout.
— C’est un peu grand pour nous, cela dit.
Pour mieux conclure son propos, Sofia esquisse quelques pas. Il est temps de quitter cette barraque avant que Baptiste se demande si elle est à vendre et combien elle coûte, alors qu’ils savent tous les deux que leur situation leur permet au mieux d’avoir un deux pièces dans la région.
— Un jour, on aura bien besoin de plus grand que notre appartement.
— On est très bien là où on est, coupe Sofia.
— Avec des enfants, on sera vite à l’étroit dans nos quarante mètres carrés.
Sofia écarquille les yeux. La respiration coupée, elle ouvre la bouche mais rien n’en sort. Rien ne semble convenable, du moins assez raisonné pour répondre correctement à cette affirmation. Quelqu’un doit tenir ses tripes et les serrer fort car son estomac se compresse et lui fait mal. Elle aimerait prendre son corps et le secouer, lui dire de se ressaisir et de ne rien laisser transparaître mais elle n'y parvient pas. Elle traîne la patte. Baptiste, lui, ne s’aperçoit pas de l’impact de ses propos, et finit par l’achever :
— Quitte à acheter, autant prévoir d’entrée le bon nombre de chambres.
— J’imagine que c’est ce que prennent en compte les gens, quand ils achètent, murmure Sofia.
Il se tourne vers elle, le regard curieux, l’air innocent.
— Cinq chambres, donc.
— Cinq chambres ? Depuis quand ?
— Avec trois enfants, la chambre d’amis et la nôtre, ça fait au moins cinq. Six si tu as besoin d’un bureau…
— On n’aura jamais les moyens d’avoir ça.
Sofia a parlé dans un murmure. Sa voix est restée bloquée dans sa gorge, elle n’avait pas le même ton incisif que d’habitude. Elle tremblait.
— Peut-être qu’on quittera Bordeaux, qui sait. C’est peut-être pour le mieux.
Sofia pèse ses mots. Elle tâtonne. Doit-elle hurler pour laisser libre cours à ce monstre d’angoisse qui palpite dans ses veines ? Crier que trois enfants, c’est beaucoup trop ? Lui rappeler que depuis quelques mois, elle ne veut plus d’enfants ?
— J’aime vivre à Bordeaux pourtant, finit-elle par se décider de répondre.
— Ça ne sera pas la même vie.
— Et d’aller se terrer dans la Creuse non plus. Tout n’a pas besoin de changer !
Tout, et rien non plus. Rien n’a besoin de changer. Nous, l’appartement, la ville. Si, il faudrait changer une chose. Le boulot. Et ça, il faudrait vraiment le changer.
Baptiste fronce les sourcils en la dévisageant.
Elle a parlé vite, elle a parlé fort. La Creuse n’est pas censée agacer si profondément Sofia. Elle n’y a jamais mis un pied, et il n’a même pas dit que c’est là-bas qu’il veut aller. Il n’a pas spécifié où, lui-même ne le sait pas. C’est une idée qui a commencé à germer dans sa tête depuis quelques jours, quand son frère Armand lui a annoncé qu’il partait vivre dans un petit village près de Périgueux. Baptiste a trouvé l’idée chouette, même si cela voudra dire voir ses neveux moins souvent. Quoi que ce n’est pas si loin. Périgueux, ce ne serait pas un si mauvais endroit par exemple. Il y a été quelques fois puisque c’est la ville natale d’un de ses amis de la formation. Il serait plus proche d’Armand. Les cousins pourraient grandir ensemble. L’immobilier est moins cher. Après tout, est-ce que ce ne serait pas l’occasion de partir ?
Pour Sofia, visiblement, non. Elle y viendra, pense-t-il. Elle finira par comprendre son point de vue, ou ils trouveront un compromis, comme ils ont toujours fait.
— Même si Ana venait vivre dans la Creuse ? tente Baptiste.
— Je ne vois pas dans quel monde Ana irait vivre dans la Creuse.
— Mais imagine, s’il n’y avait plus personne à Bordeaux.
— Imagine, imagine… Toujours vouloir à tout imaginer !
— Je croyais que tu étais une artiste, la taquine-t-il.
Sofia serre les poings.
— Je crée à partir d’une réalité tangible.
Baptiste l’attire contre elle et, d’un doigt, redresse son menton pour fixer ses yeux. Ses pupilles fébriles tremblent. De quoi, il n’en a pas la moindre idée, mais il veut les rassurer. Il avance son visage et, du bout des lèvres, l’embrasse.
Sofia y trouve le réconfort dont elle a besoin et s’accroche. Elle ne veut pas rompre l’instant. Elle ne veut mettre fin à rien.
Et elle a peur que si elle parle, que si elle insiste sur ce qu’elle pensait que Baptiste aurait compris, cet instant, comme tous les autres, devienne volatile et soit rangé dans le tiroir des souvenirs que l’on referme à clé.
My, my, un chapitre dont je ressors tendue comme du fil de fer. Je suis navrée pour Sofia parce que je vois tout à fait ce moment où on comprend que l'autre personne n'a pas entendu quelque chose de capital qu'on a communiqué. Et soudain, tout semble compromis.
Je pense comme Makara et toi qu'il faudrait juste clarifier ce qu'ils s'étaient dit avant, parce que j'étais partie du principe que Baptiste était 100% au courant qu'elle ne voulait pas d'enfants, et donc j'ai eu la sensation de rater une marche forcément.
Il semble quand même vouloir très fortement trois enfants et une maison à la campagne, ce qui le met à des années-lumière d'un futur avec Sofia. Rupture en vue ? Sofia et Ana célibataires et sur les dating apps ? La tête pleine de questions.
Vous avez raison avec Makara, je dois vraiment clarifier ce point, et même plus tôt dans l histoire d ailleurs, sinon c est trop confus...
Merci pour tes retours !!
Pleins de bisous,
Mak'
A clarifier, donc !
Merci pour tes retours ;)