2016
Quand j’ai ouvert les yeux au réveil, tout était obscur. Une partie de moi espérait encore que ce n’était qu’un mauvais rêve. Je me lève de mon lit et essaie de trouver mes repères dans ma chambre, que je pensais connaitre par cœur. Le coin de mes orteils tape contre les meubles, et même si ce n’est pas ce qui me fait le plus mal, je retiens mes larmes.
Comme dans mes lointains souvenirs d’enfance, je m’assois en tailleur, soulève le lourd panneau de la malle et l’une de mes mains y entre avec précaution. Elle saisit le premier trésor qu’elle rencontre. La longue-vue. Je fais glisser la partie intérieure pour la déployer de toute son envergure. Mes doigts effleurent son cuivre froid comme pour restituer son souvenir doré. On l’avait déniché sur un marché d’antiquités avec Takeo quand on était encore en primaire. On avait dépensé toutes nos économies et il avait insisté pour que je la garde, même si c’était lui qui l’avait trouvée. L’objet le fascinait aussi, non seulement par l’imaginaire d’aventures qu’il suscitait chez les jeunes garçons qu’on était, mais surtout parce qu’il lui évoquait un ancêtre de son télescope. Je la referme et la dépose dans le coffre avec précaution. Ma main saisit un autre trophée de ma collection. Un casse-tête en bois. C’était un ami de mon père qui me l’avait donné, parce qu’il connaissait mon amour pour les antiquités. D’après lui, c’était un héritage de son grand-père. J’essaie de me souvenir comment il fonctionne et je souris à l’idée que je n’ai jamais réussi à le résoudre. Je devrais trouver le temps, désormais. Je soupire. J’explore chacune de mes reliques l’une après l’autre, me rappelant parfaitement où et quand j’ai fait l’acquisition de chacune d’elles.
Quand je me relève, je m’approche de la bibliothèque et parcours du doigt la reliure à anneaux des ouvrages centenaires qui ornent l’étagère du haut. Puis mon index sillonne à l’horizontale la tranche des livres de seconde main du dessous, ceux auxquels je tiens le plus. J’en prends un au hasard par réflexe ou par nécessité, et je l’emporte avec moi sur le rocking-chair près de la fenêtre. Quand je m’installe dessus, le craquement familier du siège me réconforte, et j’ouvre le roman pour le plaisir de caresser ses pages gondolées d’encre.
Je ne pourrai plus lire. Je pourrai écouter des livres audios, mais je ne pourrais plus apprécier la magie des caractères imprimés sur la page blanche. À cette pensée, mon cœur se serre.
Le médecin a reconnu la cécité complète de ma vue, même s’il n’a pas pu la justifier. Je ne suis pas plus avancé. Mes parents sont aux petits soins depuis ce matin. À vrai dire, ils en font beaucoup trop. Ma mère m’accompagne en me tenant la main même quand je lui dis que ce n’est pas nécessaire. Ils me parlent tous les deux comme à un enfant de deux ans qui n’est plus capable de rien faire seul, mais je n’ai pas la force de rétorquer quoi que ce soit. J’espère juste ne pas avoir à subir ça jusqu’à la fin de mes jours.
Une semaine passe ainsi, comme une éternité. Takeo et quelques camarades sont venus me rendre visite comme à un mourant. La déléguée me demande si je reviendrai en classe à la rentrée. Je n’en sais rien moi-même. Les mots restent coincés dans ma gorge. L’air grave qui résonne dans leurs questions m’angoisse d’autant plus. La voix de Takeo essaie de plaisanter pour réchauffer l’atmosphère, et ça me fait un bien fou après ces journées étouffantes avec mes parents. Je crois qu’il a remarqué : en partant, il m’affirme qu’il reviendra demain. Je devine la chaleur de son sourire. Je suis tellement reconnaissant qu’il soit mon ami.
Depuis que j’ai perdu la vue, j’apprécie davantage encore les odeurs de cuisine de ma mère. Jour après jour, c’est un plaisir avant celui du repas. Son tonkatsu. Ses sobas. Ses onigiris. Elle a même pris le temps de me préparer un curry à l’indienne. Par contre, manger à l’aveugle est une vraie épreuve de concentration. La première fois, mes baguettes s’entrechoquaient sans arrêt avec mon assiette, et j’ai renversé mon bol de miso, mais j’ai quand même insisté auprès de ma mère pour qu’elle me laisse m’habituer à manger seul. Aujourd’hui, je me débrouille plutôt bien avec mon bol de Gyudon.
Après le repas, je lui propose de laver la vaisselle, mais elle refuse parce qu’elle craint que je me blesse. Alors je reste à table et j’entretiens la conversation pour lui tenir compagnie. Étrangement, la senteur du liquide vaisselle mêlée à l’écoulement de l’eau m’apaise.
Le reste de la journée, je redécouvre des albums entiers de groupes que je n’avais plus écoutés depuis des années. Coldrain. Uverworld. One ok rock. J’ai l’impression de flotter dans la musique, et avec elle dans une époque qui me parait lointaine. C’était au début du collège. Je passais de plus en plus de temps chez Takeo. On faisait nos devoirs ensemble et quand on avait terminé, il me parlait d’astronomie jusqu’à ce que je parte. Son enthousiasme était si débordant qu’il me contaminait. Quand il venait chez moi, il s’installait sur le rocking-chair, moi sur mon lit, et on passait des heures à écouter ces groupes de rock japonais en hurlant par-dessus. À cette pensée, un sourire corne mes lèvres. Quand Takeo reviendra, je lui proposerai de nous replonger dedans ensemble. Puis le brusque retour à la réalité me donne le vague à l’âme. Je ne saurais dire si le reflux de ces souvenirs me rassure ou si je suis juste mélancolique.
Une nouvelle semaine passe. Heureusement que je suis en vacances, je n’aurais pas eu le moral de suivre des cours audios ces derniers jours. Mais il va bien falloir y penser à la reprise. J’espère quand même avoir mon diplôme. On ne sait jamais, peut-être que je peux trouver un travail. Peut-être même que je pourrais vivre seul. Peut-être que je pourrai trouver une manière de profiter de ma vie…
Je commence sérieusement à m’ennuyer. Même si je ne suis pas très sociable, être entouré d’autres lycéens me faisait du bien. Mes parents sont partis se coucher. C’est ce que je devrais faire aussi, mais je n’y arrive pas. Je n’en ai pas envie. Je reste accoudé à la fenêtre, à profiter de la sensation de l’air du début d’été sur ma peau. Je lève la tête, mais je ne vois pas le ciel. Mon ventre se noue. Et dire que je négligeais tous ces petits bonheurs simples.
J’imagine une lueur ronde se dessinant sur la voûte céleste. Je la vois de plus en plus nettement, comme une mise au point sur un appareil photo. C’est vraiment mon imagination ? Non, elle apparait devant mes yeux. La lune, pleine. Je cligne plusieurs fois des yeux. Elle est toujours là. Je passe mes mains devant moi, je les vois. Je vois ?! Je me retourne et observe ma chambre pour la première fois depuis deux semaines. Ses couleurs et ses contrastes m’ont l’air tellement vifs… Je n’en reviens pas. Je n’en reviens pas ! J’ai envie de hurler de joie, puis je me souviens qu’il est tard et je me contiens. Je commence à rire nerveusement.
Je fais le tour de ma chambre et en redécouvre chaque détail comme si c’était la première fois que je la parcourais. Le rocking-chair à la fine armature dans le coin devant moi. La bibliothèque en bois sombre débordante de livres. La reliure des vieux volumes aux couleurs délabrées par les années, qui contrastent avec le dos sobre des romans contemporains en dessous. Le vinyle d’Iron Maiden qui attend que je le joue une nouvelle fois sur mon vieux tourne-disque – mon plus précieux trésor trouvé dans une brocante. Ma penderie dans laquelle s’alignent mes longs gilets, mes T-shirts noirs ou blancs et mon uniforme de lycéen repassés par ma mère.
De l’autre côté, mon lit aux draps d’un bleu nuit et à ses pieds, mon bureau recouvert par les derniers cours que j’ai révisé pour les examens. Je retourne à la fenêtre et je baisse le regard vers la rue éclairée par la lumière blanchâtre du 7-eleven et des enseignes vacillantes. Des passants la traversent, et je les vois. Je les vois… qu’est-ce que c’est ? J’ai l’impression qu’ils sont entourés d’une ombre brumeuse. Autour de chacun d’eux se dessine un halo qui suit leurs mouvements. Ce doit être ma vue qui ne s’est pas rétablie correctement. Peut-être que d’ici demain…
Demain ! Dès demain je vais pouvoir retourner en ville, sortir avec Takeo, profiter de l’été. Je suis fou de joie ! Je me prosterne face à la fenêtre et remercie la lune ou toute autre divinité qui m’aurait permis de voir de nouveau.
Une foule de gens traverse la place de la gare de Hakata. Avant le reste, je ne peux pas m’empêcher de remarquer leur vive allure. Ils ont l’air pressés, stressés. Et puis pour chacun, il y a cette curieuse atmosphère autour d’eux, cette opacité qui émane d’eux et qui leur est propre. Elle semble être leur reflet de leurs états d’âme. Pour certains, c’est flagrant : leur visage exprime le même abattement que l’ombre qui se dégage d’eux. Pour d’autres, qui emploient une énergie manifeste à garder le sourire, leur brume reste terne et je ne fais que deviner le fond de leur pensée.
Installé sur un banc à l’arrêt de bus, je fais mine d’attendre quelqu’un qui sortirait de la gare et je m’efforce de ne pas fixer chaque personne trop longtemps. Je ne comprends pas d’où me vient cette étrange faculté. Par déduction logique, je la relie à l’astre qui m’a aveuglé. Cela n’en reste pas plus humainement justifiable. Il y a deux choses dont je suis sûr, à force d’observer les gens : la première, c’est que je suis le seul à percevoir leur « lumière », car personne d’autre n’a manifesté de réaction étrange – quand j’en ai parlé à mes parents, ils m’ont regardé comme si j’étais un ahuri – ; la deuxième, c’est que je peux percevoir la « lumière » de tout le monde, sauf la mienne. Le lendemain matin du soir où j’avais recouvré la vue, en m’observant dans le miroir, j’étais parfaitement normal. Mes cheveux noirs étaient toujours brouillons, mes yeux noirs toujours en amandes, mon grain de beauté toujours au coin de mon œil gauche, et mon corps trop maigre n’était entouré d’aucune lumière ni d’aucune ombre. Je me suis regardé en me demandant si, après plusieurs années, j’aurais fini par oublier mon visage. J’ai pensé « Et ceux qui sont aveugles depuis leur naissance, ont-ils la moindre idée de ce à quoi ils ressemblent ? » Quelle idée peuvent-ils bien avoir d’eux-mêmes, au juste ?
Quoi qu’il en soit, ce qui m’est arrivé est hors du commun, et prouvable d’aucune manière. J’ai dès lors décidé de n’en parler à personne, au risque de passer pour un dégénéré.
Face à moi continuent de défiler des âmes aux reflets grisés. Même les « lumières » plus claires des enfants m’apparaissent mornes, comme si leurs parents projetaient un peu de leurs ombres sur eux.
Je passe une semaine entière à observer les passants. Je change souvent de quartier et m’aperçois qu’ils ne sont pas fréquentés par le même genre de personne, rien qu’à voir leur lumière. Dans les parcs, les âmes sont plus paisibles. Les galeries commerçantes sont remplies de personnes à la recherche de lumières fugitives. Le plus marquant, c’est les sorties de bureaux. La pression pèse sur les employés qui tentent de faire bonne figure, même auprès de leurs collègues de travail qui leur proposent un verre pour décompresser. Ne s’accordent-ils pas de répit pour revenir un peu à eux avant de se coucher, puis de se lever à nouveau pour repartir dans ce cycle fastidieux des normes sociétales ?
Lorsque Takeo me rejoint à la plage de Momochihama, je suis déjà à l’eau. Il fait décidément trop chaud pour moi en juillet et en août. L’eau est trouble et je suis presque le seul à me baigner, mais j’avais besoin de me rafraîchir. Je rejoins le sable brûlant pour le saluer. Après seulement une semaine à Okinawa, il est déjà bien bronzé. Ça hérisserait le poil de bien des filles au lycée. Mais ce que je remarque en premier, évidemment, c’est sa lumière. Elle est éclatante. C’est clairement l’effet des vacances au soleil.
— Comment tu vas, fils béni d’Amaterasu ? J’arrive pas à le croire, qui perd la vue et la retrouve après deux semaines ?
— Je me pose la même question… Tu as l’air d’avoir passé de bonnes vacances ?
— Je suis si transparent que ça ? C’était génial, les plages sont magnifiques, l’eau est bleu turquoise, rien à voir avec Fukuoka ! Je me demande comment tu peux te baigner ici.
— J’étais littéralement en train de fondre sur place.
— Tu exagères ! s’amuse-t-il. Il ne fait pas si chaud que ça, peut-être 27°C ?
— C’est déjà beaucoup trop pour moi !
— Pas de soucis, installe-toi à Sapporo, laisse la place aux amoureux de soleil.
— Je vais y réfléchir.
Face à mon manque de conviction, il explose de rire.
Dans le cours de l’après-midi, on finit par se joindre à une équipe de jeunes pour une partie de Beach-volley. Ils doivent être à l’Université, à peine plus âgés que nous. C’est plus difficile que je ne l’imaginais : le sable freine ma course, le soleil m’éblouit, je manque de rentrer dans mes coéquipiers à deux reprises, sans compter que je meurs de chaud. Pourtant, on termine avec le double de points, sur un smash exceptionnel de Takeo, et ils nous accordent même une ovation. Je n’en peux plus de rire quand Takeo défile devant nous, fier comme un pou.
J’aurais pu prendre le bus ou le métro pour rentrer chez moi, mais je décide de marcher. Je continue de découvrir la « lumière » des habitants de cette ville, pour la plupart plutôt terne, voire sombre, et ça me fascine. Que peuvent bien cacher tous ces gens ? J’ai presque envie d’aller leur parler pour leur poser la question. Le soleil se couche en direction de la baie de Hakata. Il illumine les baies vitrées des buildings d’Akasaka, lui apportant un charme inhabituel. De nombreuses personnes traversent le carrefour, soit pour rejoindre le métro, soit pour se diriger vers le quartier de Tenjin ou Takasu et profiter de la fin de leur journée. Le pas incertain, j’hésite à m’y rendre aussi. Tenjin et Takasu sont des coins animés, surtout le soir, j’aimerais savoir si l’éclat des gens y change.
Puis je suis figé sur place. De l’autre côté de la place, une lumière rayonnante sort de la bouche de métro, la démarche vive. En une semaine de déambulation à travers la ville, je n’ai rien vu de comparable. Ma curiosité est trop forte. Je m’élance à sa poursuite. Je traverse le premier passage piéton, et j’attends au deuxième en gardant sa présence dans mon champ de vision. C’est long. C’est bien trop long. Le rayon de soleil s’éloigne. Quand le feu passe au vert, je m’élance de l’autre côté de la route. J’évite de bousculer les passants, et quand je relève la tête, sa lumière est déjà noyée dans la masse. Je cours dans la direction qu’il a prise. Je zigzague entre les employés de bureau et les étudiants en uniforme. Je vois de nouveau son éclat au loin. Je suis déjà à bout de souffle, mais je ne m’arrête pas. Encore un peu, encore un peu… Non, le rayon de soleil vient de monter dans un bus. Non, non ! Trop tard. La porte automatique se ferme. Le bus s’éloigne. Je ne saurais pas qui c’était. Pourquoi était-ce si important, en fait ? Qu’aurais-je fait si j’avais réussi à l’atteindre ? Lui aurais-je dit « bonjour, votre lumière est rayonnante et ça m’intriguait » ?
Je pousse un long soupir. Je suis quand même déçu. Peut-être que je connaissais cette personne. Ou peut-être pas, mais j’aurais aimé la connaitre. Maintenant, elle est mêlée aux milliers d’habitants de Fukuoka.
ça a été un vrai bonheur d'écrire cette histoire, trop contente de la partager ici et de voir à quel point elle intrigue et elle plait ^_^
J'attendais avec impatience la suite de ton histoire et comme d'habitude, je ne suis pas du tout déçue !
C'est marrant parce qu'en général, je préfère les dialogues et les descriptions courtes, mais chez toi, je trouve que c'est si fluide que je n'ai pas le temps de m'ennuyer.
J'ai hâte d'avoir la suite !
Je suis ravie que ce chapitre te plaise, on commence à vraiment rentrer dans l'histoire ^_^
Merci de suivre, ça me motive à continuer de poster !!