Chapitre 5

Jules

— Ma grand-mère va mourir.

Cinq mots. Cinq coups de poignard. Cinq décharges électriques qui me traversaient de part en part. Je les prononçai, même si je voulais les ravaler. Parce que Théo venait de rentrer dans la chambre, et que je ne pouvais pas porter ça seul. Alors je laissai ces mots sortir, à voix basse, étranglés.

J’avais les yeux perdus au plafond avec des moulures discrètes, allongé frôlant le milieu du lit, dans l’idée qu’il serait le seul à pouvoir recoudre le temps. Je connaissais chaque détail, chaque relief, chaque ligne de ce vaste espace, où nos étagères en bois clair croulaient moins sous les gadgets que sous les livres aux tranches usées. La lumière tamisée de l'applique murale, loin du clinquant, éclairait juste ce qu'il fallait.

Le pull de Théo que je portais, un Tommy Hilfiger bleu marine, m'enveloppait de son odeur familière – ce mélange de son odeur et de son parfum. Je le soupçonnais de toujours laisser traîner ses pulls exprès, sauf, bien entendu, quand il avait transpiré. Je le lui piquais, il râlait, ne le trouvant pas, avant de me voir avec sur le dos. Au fond, ce petit jeu devait l'amuser autant qu'il l'agaçait, surtout que la salle de bains et le dressing privés étaient accessibles par des portes discrètes dans la piaule. 

Théo s'assit si près de moi qu’il devenait une source de présence réconfortante. Sa main chercha la mienne, l'enveloppant doucement. Cette simple pression apaisait un peu mon chaos, bien plus que n'importe quel discours. Mon nez piquait, annonçant les larmes. Pleurer, c'était admettre. Et admettre, c'était survivre à cette nouvelle perte. Donc, pour ne pas y céder, je fixais encore ce plafond, espérant qu'à force, j'y trouverais un miracle caché entre deux courbes.

La vie m’avait déjà tout pris. Elle m’écrasait de l’intérieur, une interminable douleur. À six ans, je n’étais plus un enfant. J’étais un survivant. Elle me vola ma mère, quand je n’étais même pas capable de comprendre ce que ça signifiait. Une nuit, un camion, un chauffard ivre et une vie pulvérisée. Depuis, je vivais avec des morceaux. Des souvenirs émiettés qui s’effaçaient un peu plus chaque jour. Je me souvenais de ses yeux verts, un vert océan, comme les miens. Mais son rire ? Sa voix ? C’était devenu du brouillard, une étoile filante qui disparaissait avant qu’on eût le temps de la saisir. Ce manque incommensurable me dévorait. Je n’eus même pas le temps de la connaître. Et chaque instant passé sans elle creusait un peu plus ce gouffre.

Alors, je taisais tout. Je gardais tout enfoui, c’était un poison qui me rongeait. Mais c’était tout ce qu’il me restait d’elle. Ce qui ne disparaîtrait jamais. Ce que personne ne pourrait jamais me reprendre.

Et… dix ans plus tard, c’était au tour de ma grand-mère. Ma dernière île, mon dernier refuge. La dernière personne de ma famille qui m’était cher.

Celle qui m’appelait Giulietto. Elle ne marchait plus. Elle peinait à manger, à boire. Ses mains tremblaient tant qu’elle renversait l’eau du verre. Chaque mouvement semblait être un défi, chaque geste une souffrance. Les jours se confondaient, le temps lui échappait. Parfois, elle murmurait le prénom de son mari, le grand-père que je n’avais jamais connu, convaincue qu’il était encore vivant.

Parfois, elle demandait où était sa fille, ma mère, qui elle aussi, était partie trop tôt. Elle l’appelait, en pensant qu’en la criant, elle pourrait la faire revenir. Et pourtant, dès que je franchissais la porte de la chambre, je voyais une étincelle dans ses yeux. Mais ça ne durait jamais longtemps. L’obscurité revenait toujours. Je m’asseyais, impuissant à ses côtés, sur une chaise type d'hôpital beige, une de celles avec des accoudoirs, tandis qu'elle sombrait dans son délire. Je restais la voir s'éteindre peu à peu.

J’avais peur. Pas de la mort. Je la connaissais trop bien. J’avais peur de ce qu’elle laissait derrière. De ce prochain deuil, celui que j’appréhendais déjà, alors que je n’avais jamais vraiment refermé la plaie du premier. Du néant. De cette chambre vide. De tous ces tiroirs à vider. Des photos qui s’entasseraient dans des boîtes, des albums, pour ne pas les oublier, mais pour les enfermer dans un coin du cœur où il serait trop douloureux de les revoir.

Je l’avais compris, après la mort de ma mère : le pire était de vivre avec les souvenirs, à la recherche d’un sourire, d’un regard perdu dans la foule, sachant qu’elle ne serait plus jamais là pour les offrir. Elle n’était plus qu’un visage effacé que je tentais de capturer. Elle était devenue une pensée, fugitive, qui revenait me hanter les jours de mélancolie. Et à l’aube du dernier grand voyage de Bianca, je comprenais que, même face à ce compte à rebours, l’impuissance à freiner le temps n’était pas moins cruelle.

Mes yeux me brûlèrent. Mais je ne pleurai pas. Pourtant, à l’intérieur, tout, absolument tout, se déchira.

— Le personnel dit que… c’est la fin.

Ma voix se brisa. Une fissure à peine perceptible. Dans cette brèche, il y avait tout. Je savais que ma grand-mère vieillissait. Je savais que tout était éphémère, que la vie était faite de départs et de renaissances, que des vies s’allumaient et s’éteignaient chaque jour, partout autour de nous. La mort faisait partie du cycle de la vie, elle faisait sa ronde, insidieuse, sans prévenir. Mais je n’arrivais pas à accepter que cette fois, la faucheuse s’approchait de ma grand-mère. J’avais beau comprendre tout ça, rien ne changeait. Je n’arrivais pas à me faire à l’idée que, comme ma mère avant elle, elle finirait par disparaître. Je n’avais pas trouvé comment vivre avec ces départs ni comment apprivoiser ces absences douloureuses qui frappaient à nouveau.

— Je n’aurai plus de famille.

La douleur était trop profonde pour que je puisse la saisir pleinement, pour la formuler. J’essayai pourtant de la réduire à une phrase, mais ce n’était qu’un abîme du futur qui se dessinait. Une existence sans repères, dépouillée de ceux qui m’auraient accompagné. Personne ne devrait avoir à porter le poids d’une telle perte si jeune. Personne ne devrait se retrouver à naviguer seul dans ce monde, sans famille, au moment où il fallait se forger.

Cruel, voilà ce qu'il est, ce Dieu, s'il existe. Pourquoi ne pas faire mourir les violeurs, les pédophiles et les tueurs ? Pourquoi est-ce ce sont les enfants, les malades et victimes qui meurent à leur place ?

Théo sentit la lourdeur de mes propos. Il raffermit sa poigne, ses doigts s’enroulant avec force autour des miens. Il patientait, tout son corps exprimait qu’il ne partirait pas, quoi qu’il arrive. Son étreinte était mon ancrage solide dans ce tourbillon de malheur.

— Tu nous auras. Tu nous as toujours eu, tu nous as et tu nous auras.

Les larmes coulèrent, incapable de les retenir plus longtemps. Elles dévalèrent mes joues. Le monde s’effritait sous mes souliers, le sol lui-même se dérobait. Je n’avais même pas la force de le regarder, le visage devenu un masque brisé. J’allais sûrement avoir les yeux gonflés, rougis par l’agonie. Mais peu importe. Les larmes ne soulageaient rien. Elles n’effaçaient pas ce que je portais.

— Ce n’est pas pareil, balbutiai-je. Les liens du sang… ça ne se remplace pas.

Théo déglutit. Je m’accrochais à cette main rassurante. Mais ce simple contact ne suffisait plus. Au bout d’un instant, Théo lâcha doucement ma main, le temps de me faire signe de me relever, de passer son bras autour de mes épaules et de m’attirer contre lui. Il m’enlaçait. Contre sa poitrine, je sentis mon chagrin ralentir, battre moins fort.

— Tu as ton père, lâcha-t-il, trop vite, avec maladresse.

Il avait sorti ça, en apparence faute de mieux, persuadé que ça m’apporterait un semblant de réconfort. Maladroit, évidemment. Son câlin en disait plus que ses malheureuses tentatives et je lui en étais reconnaissant. Mais cela ne changeait rien à la vacuité de ses propos. Un ricanement sec m’échappa, dénué de toute joie, puis je me dégageai de ses bras.

— L’autre junkie ? L’ombre qui se traîne entre sa vodka et sa came ? Arrête... T’appelles ça un père, toi ?

J’avais « mon père » … quelle bonne blague ! Il m’avait effacé de l’équation dès l’instant où il avait perdu sa femme, oubliant qu’elle était ma mère par la même occasion. Égoïste, englouti par sa propre peine, il n’avait vu que sa douleur. J’avais perdu mes deux parents au même temps : l’un sous terre, l’autre au fond d’un trou qu’il creusait lui-même, à coups de bouteilles et de seringues. Trop vivant pour être pleuré, trop absent pour être attendu.

— Non, il est comme le mien. Ils nous ont laissés tomber.

C’était le comble de l’assortiment, côté figure paternelle. Nous n’avions pas été gâtés. Mon père ? Toxicomane, alcoolo. Le sien ? Un lâche, un poltron. Honnêtement, ce n’était pas l’idéal. Certes, le sien les avait abandonnés au pire moment, mais quelque part, il restait peut-être encore un truc à sauver. Le mien, en revanche, c’était foutu d’avance. Je ne comprenais pas bien pourquoi il s’obstinait à comparer. Il essayait de me réconforter en se consolant lui-même de nos histoires avec nos vieux ? À mes yeux, c’était loin d’être une bonne idée.

— Michel revient dans vos vies, tente de réparer les pots cassés. Il sait que c’est un père catastrophique, mais au moins, il ne vous a pas abandonnés au premier venu. Ta grand-mère a assuré derrière. Et ta mère a fait ce qu’elle a pu. C’est pas comme le mien.

Sofia était ma tutrice, une femme qui, malgré nos liens de sang inexistants, m'avait pris sous son aile. J'étais seul au monde, sans adulte à qui m'accrocher. Ma propre grand-mère était déjà en maison de retraite, bien trop âgée pour prendre soin de moi, déjà incapable de veiller sur elle-même. Heureusement, il y avait Théo et sa famille.

Les démarches pour que sa grand-mère devienne ma tutrice avaient été un véritable calvaire, mais grâce à son métier et à sa notoriété, tout s'était accéléré. Le pouvoir, l'argent et la célébrité ouvraient des portes, je l'avais appris à mes dépens. Et même si cette réalité était amère, je ne pouvais me plaindre. Dans le cas contraire, j’aurais pu me retrouver à la DDASS, ce système censé aider les enfants, mais qui trop souvent les livrait à la misère, à la violence et à la maltraitance.

Tu as toujours eu toute ta famille derrière toi tandis que moi, je n’ai plus que la tienne. Alors ouais, c’est sûr, vous avez souffert. Mais faut pas tout mélanger, y’a pas de comparaison à faire.

Théo était la personne la plus importante dans ma vie, mon meilleur ami, mon pilier, je ne savais pas comment le nommer. Je savais juste qu’il tentait de m’aider à relativiser, tout en dissimulant sa propre quête de réconfort dans notre situation partagée. Son père, qui revenait dans nos vies, lui pesait terriblement. Et pire encore, il était revenu en tant que professeur de philosophie dans notre lycée.

Je voyais bien que Théo s’interrogeait, notamment sur ce choix étrange d’avoir pris cette option en seconde, alors qu’elle n’était obligatoire qu’en terminale. Si ça n’avait pas été le cas, nous nous serions contentés de le croiser dans les couloirs jusqu’à cette dernière année, et la nouvelle aurait peut-être été plus simple à encaisser. Je comprenais tout ça, en dépit de son refus d’en parler.

Pourtant, tout ça semblait bancal. Peut-être qu’on l’avait mis ou remis sur notre route pour une raison, peut-être qu’il fallait traverser ce mal pour qu’il en sorte quelque chose de mieux.

Dans tous les cas, il devait comprendre que son raisonnement ne tenait pas la route. Mon père était un dépressif égoïste. Michel, c’était juste… un homme qui se plantait.

— Il est bizarre, ouais. Mais il n’est pas comme les autres. Il écoute. Il cherche pas à humilier. Il pense pas comme Varnelot. Il ne rabaisse pas comme Malvaux…, lui expliquai-je.

Il mettait tout dans le même sac : père foireux, prof foireux, homme foireux. C’était la rancœur de l’abandon qui le bloquait. Mais après quelques cours avec Michel, je captai : mauvais père, pas mauvais prof. Et ça, ça changeait tout. La haine de Théo était visible, comme sa pomme d’Adam qui faisait des montagnes russes. Mais il devait lâcher prise. Pas pour son père. Pour lui. Pour enfin se sentir libre.

— Je crois que ce sera le meilleur prof de notre scolarité. Mais ça, seul le temps nous le dira.

Je repensais justement à ce qu’on avait vu en philosophie avec lui, parce que Michel avait ce truc : ses cours collaient trop bien à nos vies. Et cette phrase d’Hannah Arendt me revenait : « Le pardon est la clef de l’action et de la liberté. » Mais elle disait aussi que sans regret, pas de vrai pardon. Pardonner, ce n’était pas oublier, ni effacer, ni refaire le passé. C’était voir l’autre s’acharner à réparer, voir ses mains trembler en recollant les morceaux. Ce n’était pas un « pardon facile », ce n’était pas ce truc léger qui balayait tout d’un revers de main.

D’ailleurs, Michel essayait, bricolait, sans doute d’une disposition maladroite, mais il essayait. Une maladresse qui se reflétait aussi chez son fils, soit dit en passant.

Parce que sans pardon, il n’y avait pas cette liberté, on était prisonnier de sa propre rage, comme un disque rayé.

Théo était hypnotisé par le sol, il se pourrait que le parquet lui souffle une réponse. Je voyais bien que ça cogitait derrière ses prunelles fatiguées. Pas prêt à entendre, mais pas complètement fermé non plus.

Et si, après tout, la solution se trouvait dans le parquet, et non dans le plafond ?

Il se releva un peu, sans s’éloigner. Ses doigts s’agitaient nerveusement, un réflexe qu’il avait chaque fois qu’il se sentait mal à l’aise ou stressé. Il soufflait par le nez, plus fort qu’à l’accoutumée.

— Ouais… peut-être, murmura-t-il, plus pour lui-même.

Je ne réagis pas. Ses pensées devaient se bousculer. Le froncement de ses sourcils trahissait pourtant qu’une prise de conscience était en train de s’opérer en lui. Il posa ses coudes sur ses genoux et, cette fois, soutint mon regard, droit dans les yeux.

— C’est pas simple, Jules, tu sais… souffla-t-il.

Cette parenthèse m’avait permis d’oublier la tragique situation de ma grand-mère. Pendant ces quelques minutes, Théo avait créé cet espace de répit où je pouvais respirer, un court laps de temps où mes pensées étaient ailleurs. J’avais pu m’évader, et pour cela, je lui en étais d’autant plus reconnaissant. Mais à mesure que ces minutes s’égrenaient, la gravité de la situation revenait lentement, me rappelant ce que j’allais devoir l’affronter à nouveau.

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Véritaserum
Posté le 07/07/2025
Wow...
...
J'ai pas les mots...
J'étais vraiment à deux doigts de pleurer au début, et je me suis retrouvé dans la détresse de Jules face à la mort.
Un magnifique chapitre, comme toujours.
Continue comme ça, c'est incroyable ce que tu écris.
Sarabistouille
Posté le 08/07/2025
À deux doigts de pleurer ? Sérieusement ? Wow je ne savais pas que je pouvais transmettre à ce point. Merci beaucoup, je suis touchée. 🙏🏽
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