CHAPITRE 5

Notes de l’auteur : TW : Violence conjugale et sexuelle.

Le 27 juin 1683, château de Lamezac, Villenouvelle

Cachant ses yeux secs aux yeux du monde, le baron de Lamezac, meurtri d'une double façon, tant dans son cœur que dans ses chers espoirs par la mort prématurée de sa fille, pleurait sans larme, la perte de son triomphe politique prochain auprès du roi ; et pensait qu'il n'était rien arrivé de bon depuis leur voyage à Lyon. La brutalité de la rupture des fiançailles avec les Villeterne avait été un présage on ne peut plus clair de l'avenir avorté de Louise, laquelle, s'il en croyait les murmures des gens ordinaires tels que ses domestiques, avait quelque faute cachée... Or, le baron de Lamezac ne pouvait croire que sa fille fût laide de dissimulations honteuses parce que Louise avait été élevée dans la plus grande fermeté catholique et qu'il s'était fait fort de lui inculquer par les sœurs chez qui il l'avait placé en pension, que soumission et obéissance étaient les bijoux les plus éclatants que devaient porter une femme. Alors, quel diable avait été plus fort que Dieu pour lui ôter la vie dans le sein de la jeunesse, la future gloire du baron sur la scène de Versailles ?

En marmonnant, Monsieur pleura encore un peu pour sa fille et beaucoup pour sa carrière, quand il fut arrêté dans son deuil politique lorsque quelqu'un gratta à sa porte. D'une voix puissante, où s'entendait nettement la colère d'être contrarié dans ses projets plutôt qu'une affliction douloureuse, il donna son ordre d'entrer. La porte s'ouvrit sur Francine, une servante accorte, aux formes envoûtantes et au zèle éclatant qui se plia en une révérence. Le baron de Lamezac vit que la créature attendait de lui un mot afin qu'elle se relevât et le lui donna en observant la lumière étrange qui brillait dans les yeux de sa domestique. Cette petite gens était sa maîtresse du moment et arrivait avec ingéniosité à se maintenir à ce statut par le dévouement qu'elle lui offrait.

D'une façon pleine de componction, Francine s'avança vers lui, la tête basse, des larmes dévalant ses joues rebondies de jeune femme dont la fraîcheur commençait à disparaître.

— Monsieur... murmura-t-elle en reniflant. Monsieur...

Le baron la considéra avec un œil dur en la toisant en silence. Francine fut encouragée par l'attitude du seigneur qui, au lieu de la rabrouer et de la renvoyer, se taisait pour ouïr ce qu'elle allait lui annoncer avec un grand navrement.

— Monsieur... je ne peux plus garder le silence davantage... dit-elle en tombant à genoux. Monsieur... je n'ose vous le dire... je n'ose faire franchir les mots révélateurs de ma bouche, mais Dieu ne veut point de mensonge et de fausses vérités quand la vie d'une innocente est aux portes du Jugement Dernier.

— Que déblatérez-vous là ?

— Monsieur... hier au soir, quand toutes les chandelles étaient éteintes, j'ai entendu des froissements d'étoffes dans la cuisine. Je revenais de...

Francine rougit et par ce détail de carnation, le baron devina que ce fut après qu'il l'ait renvoyé de ses appartements.

— J'ai marché dans la direction du bruit, reprit-elle, vous savez que j'ai une crainte aiguë des brigands et croyant avoir affaire à l'un d'eux, je me suis cachée derrière la porte de l'arrière-cuisine. Par chance, elle était entrouverte... Mon Dieu, je n'ose le dire... ce que j'ai vu...

— Dites Francine, dites toujours, repartit le baron persuadé que la servante allait avouer quelques maraudages entre sa domesticité.

Grâce à la diligence qu'elle mettait dans sa besogne de le satisfaire et dans l'art de moucharder autrui, Francine, pour rester toujours au niveau où elle s'était hissée par l'abandon de sa vertu, dénonçait la moindre des incartades de ses collègues pour sauvegarder sa place.

— Monsieur... j'ai vu deux personnes que connaît et estime beaucoup monsieur...

— Qui ?

— Madame la baronne et feu votre fille Louise... s'empressa de confesser Francine en mettant ses mains en prière à l'évocation de la dernière. Madame votre épouse chuchotait et jetait des regards inquiets à toutes les portes, pis, elle a sorti d'une poche de sa robe une petite fiole et l'a glissé dans la main de votre fille. Mademoiselle a tremblé, je l'ai vu ! Son visage était terrifié ! Ensuite, elles sont parties dans les pas l'une de l'autre et je les ai suivie jusqu'à ce qu'elles se séparent devant la chambre de mademoiselle. J'ai voulu me faufiler dans les appartements de mademoiselle, mais sa chambrière dormait d'un petit sommeil dans sa garde-robe, avancer l'aurait réveillé. Sur le moment, je n'ai plus su quoi faire ! Devais-je réveiller la chambrière ? Devais-je m'en aller ?

— Et qu'avez-vous fait ?

— Rien ! s'écria la servante en larmes à ses pieds. Par ma lâcheté, j'ai participé à la mort de votre fille, cette demoiselle si pure !

— Pourquoi diable telle conclusion ? dit le baron qui était curieux d'entendre la suite.

— Parce que monsieur, je suis certaine que la fiole qu'a donné Madame n'est pas très honnête... la glisser en douce dans la nuit, dans la cuisine ! Non, non c'est trop louche !

— Vous êtes vraiment stupide ma pauvre Francine ! Enfin, peut-on en attendre davantage des femmes ? De gueuse de surcroît, rétorqua le baron en soufflant, agacé.

À ses pieds, Francine pleurait et reniflait en ne cessant de réitérer ses propos contre la baronne et s'accablait de mille maux contre sa pusillanimité, chose impardonnable qui avait conduit à la mort de la si splendide mademoiselle Louise. Le baron de Lamezac la dévisagea de toute sa hauteur et fit cas de ses états d'âme, en revanche, cette histoire de fiole l'intriguait au plus haut point, même s'il ne voulait le laisser paraître. Si ce qu'avait confessé sa maîtresse s'avérait vrai, sa femme savait quelque chose qu'il ignorait, quelque chose dont elle avait voulu se défaire par des méthodes radicales... En son for intérieur, le baron de Lamezac, qui n'appréciait pas plus sa femme et que cette Francine, n'apprécia point que la baronne se fut permis d'entreprendre des décisions sans lui en référer. Passez encore qu'elle s'occupât de chiffons et passementeries, cependant les choses sérieuses ne lui étaient guère dévolues !

Il jeta un coup d'œil à la fenêtre et vit que le domaine tournait à un rythme endeuillé et lent et cela n'eut pas le ton de lui plaire ! Louise n'allait pas emporter dans la tourmente la somptuosité de son logis ! Le baron de Lamezac souffla une énième fois et fit appeler son valet de chambre. Lorsque celui-ci passa la tête par la porte, il lui ordonna d'aller lui chercher un habit complet dans le goût du deuil, ensuite de venir le chercher ! Aussitôt dit, aussitôt le valet de chambre disparut sans même avoir jeté un coup d'œil à Francine à genoux dans la pièce. Sans quitter le coin de la fenêtre, le baron fit signe à Francine de le rejoindre, quand elle fut à sa hauteur, il lui attrapa la mâchoire et serra sa prise.

— Tu es méprisable... lui souffla-t-il d'une voix acerbe. Ma fille était en danger et tu n'as rien fait... je devrai te livrer au baile ou encore te faire enfermer dans les cachots du château ! Or, tant que l'affaire n'est pas éclaircie, je veux un silence absolu, tu m'entends mon enfant. Si un seul bruit fuite... tu t'en repentiras crois-moi, conclut-il en serrant encore sa prise.

Francine prit peur mais connaissait la violence du baron de Lamezac, il était un personnage qui sous le calme de sa physionomie battait une tempête fourbe et sanglante. Si ses domestiques étaient tant appliqués à leur besogne, c'est qu'ils avaient, un jour, été témoin de l'un ou l'autre de leur collègue se faisant rosser, et la monstruosité avec laquelle la punition fut donnée avait servie d'exemple. Le baron ne malmenait point exclusivement sa domesticité, la baronne et même feu sa fille avaient essuyé les crises du seigneur. Personne au château n'était naïf et la crainte autant que la prudence étaient les maîtres mots de leur conduite.

Le baron de Lamezac entendit son valet de chambre lui annoncer que son habit était prêt dans la garde-robe.

— J'arrive, lui dit-il.

Quand il ouït la porte se fermer derrière son domestique, il baissa ses yeux sur Francine qui patientait les yeux rivés sur le parquet.

— Toi, ouvre tes cuisses.

Le baron marchait dans le couloir reliant ses appartements à ceux de sa femme, vêtu d'un ensemble d'une tonalité grave et s'enferrait par cette panoplie dispendieuse, dans un deuil qu'il n'éprouvait qu'à moitié, et encore, la moitié souffrante n'était que celle de ses ambitions. Devant la porte de l'antichambre de la baronne, il se vit informer par la femme de chambre de son épouse que Madame était dans son cabinet de lecture afin de trouver dans de pieux mots, la force de survivre à la douleur de la perte de Louise. Le seigneur de Lamezac fit volte-face et se dirigea vers la pièce où se tenait recluse la baronne, arrivé, il entra sans frapper et débuta l'interrogatoire de cette façon.

— Il est drôle de feindre l'affliction du deuil madame, quand on a tenu dans sa main l'arme fatale.

La baronne qui lisait les Confessions de Saint-Augustin l'examina, inquiète, priant pour qu'il ne levât la main sur elle pour expulser quelques contrariétés et frémit quand il lui parla en ces termes.

— Dois-je me répéter ?

— Je... je... ne saurais comprendre...

— Vous feignez divinement. L'apanage des femmes depuis Ève, j'imagine, susurra-t-il cinglant. Je viens vous voir parce qu'il serait possible que votre personne ne fût point étrangère dans la mort de notre fille.

La baronne ne sut par quelle force mystérieuse elle arrivait à feindre un calme qu'elle ne vivait pas et parvenait à répondre distinctement, même livide.

— Mon seigneur, je ne saurais donner suite à votre inculpation !

— Madame, cessez votre jeu de dupe et donnez-moi la fiole, dit-il d'un ton comminatoire qui aurait fait choir son épouse sur son siège si elle n'y était point assise.

— Je... Je... ne comprends pas, mentit-elle avec le reste de vaillance qui lui restait car elle savait qu'en s'opposant à son maître, il allait lui en coûter.

Effectivement, le baron de Lamezac fondit sur elle et la gifla si fort alors qu'elle se levait de son fauteuil, que la malheureuse reçut le coup de plein fouet et chut à terre, pétrifiée par la puissance de l'attaque. Ce n'était pas le première fois qu'il la frappait mais le même état de choc et de terreur la prenait systématiquement. Elle ne s'y habituait jamais.

Le baron relevait déjà la main pour réitérer la correction quand il suspendit son geste en l'air, lui décochant un regard injecté de dégoût.

— Madame, où est la fiole ? demanda-t-il d'une voix si douce qu'elle en fut terrifiante.

Voyant que sa femme ne répondait point, il l'attrapa par le bras et la fit se relever en un éclair, violent et autoritaire, et ordonna qu'on fasse fouiller tous les effets de la baronne et de Louise ! Entendant que son époux étendait la liste de ses recherches aux effets de son enfant, la baronne pâlit si brutalement que l'on eût dit qu'elle allait s'évanouir sur la seconde.

Le baron de Lamezac somma Francine qui venait d'entrer, d'emmener la baronne dans les jardins et qu'elle s'y tînt tranquille jusqu'à ce qu'il la fît rappeler. Humiliée d'être tenue à l'écart des fouilles ignominieuses qu'il lui imposait, la baronne sortit avec fierté, mais cachait sous ce masque qu'elle composait, une peur qu'il ne revînt la frapper. Escortée par Francine, la baronne marchait en tête de cortège d'une allure faussement calme et maîtrisée et ne cessait de jeter des coups d'œil derrière elle, en direction des bruits de commodes que l'on faisait tomber, du lit qu'on poussait, de la coiffeuse que l'on vidait et la mère meurtrie suffoquait à chaque pas. Dans le jardin d'agrément, Madame prit possession d'un coin tranquille où ne régnait nulle âpreté dangereuse et s'assit sur un banc sous une charmille fleurie.

La beauté pure du lieu tranchait avec la triste mine qui se devinait derrière le silence de la baronne. À ses côtés, Francine, sentant qu'elle pouvait encore jouer une carte contre la baronne en l'exploitant, se fit docile et prévenante. La servante désirait plus que tout au monde usurper la place de Madame et souhaitait qu'elle fût répudiée, chassée afin de devenir l'Officielle en ce château. Si Francine endurait le déplaisir d'être prise et possédée, violentée ou autre, ce n'était que pour accéder au statut qu'elle s'était mis en tête d'acquérir. La servante avait par son passé houleux, une soif de se mettre à l'abri des sévices de la vie et de se garder de la famine qui courrait la campagne. Seul fléau qu'elle ne pouvait assujettir était la peste qui faisait irruption par période dans la vie des gens et mangeait, comme un invité inattendu et vorace, un festin que l'on ne lui avait point dédié. Le souvenir de son indigence antérieure, de la disette, des morts de ses sœurs et frères puînés comptaient beaucoup dans sa soif de changer de condition, et ce, par tous les moyens et tous les sacrifices.

— Madame... dit Francine avec zèle. Si madame a soif, je peux aller lui chercher un rafraîchissement.

— Non. Cela ira. Je n'ai pas soif.

La baronne fixait le profil parfait du château, plus particulièrement la fenêtre où elle voyait des domestiques s'affairaient à vider, tirer, mettre sens dessus-dessous ses appartements et ceux de sa fille. Parfois, Madame apercevait la silhouette de son époux aller de pièce en pièce, lever la main sur quelques servantes ou valet de pied pour avoir commis une bévue quelconque, et revenir dans la pièce précédente en fulminant.

— Madame... allez-vous bien ?

La baronne de Lamezac tourna lentement la tête vers elle et songea à lui rendre la question qu'elle lui avait posée. La personne de Francine exhalait l'odeur caractéristique des choses qui ne se faisaient que la nuit venue ou en grande clandestinité, et parmi les nuances de cette fragrance, Madame reconnut l'eau de musc dont son époux adorait s'asperger jusqu'en lui donner le tournis. Le fait que Francine fut acceptée, ou jetée, dans le lit de son mari ne lui causait nulle once de jalousie, c'était une coutume bien connue des seigneurs de prendre plaisir à part que dans la couche conjugale et ce plaisir adultérin lui offrait, par la défection que son époux lui témoignait, le bonheur de ne pas avoir à entreprendre son devoir d'épouse plus que nécessaire.

La fouille battait son plein et Madame savait qu'il ne trouverait rien, ou du moins espérait qu'il ne dénicherait rien, puisque que c'était elle qui avait trouvé la fiole en verre sous le carreau de nuit de Louise. Madame s'était empressée de dissimuler le contenant dans un pli de sa manche en maudissant l'esprit faible qu'avait toujours eu sa fille. D'un geste rapide, elle l'avait jeté au feu et l'avait entendu se briser au moment où deux servantes emmenaient le corps de la défunte sur une civière, recouvert d'un drap immaculé. À cette heure, la baronne espérait que les flammes avaient fondue les débris de la fiole et mangée son bouchon de bois, c'était ce qu'elle espérait ardemment.

Plongée dans ses pensées, Madame ne vit point venir vers elle une silhouette martiale, dont le regard était agacé et l'esprit bouillant. Le baron de Lamezac arrivait à toute jambe, faisant claquer les talons de ses bottes contre les dalles du chemin central et vint trouver son épouse, qui sursauta quand elle le vit à dix pas d'elle. Sa mâchoire contractée parlait pour lui et dénonçait qu'il était pour l'heure, bredouille de toute découverte. D'un mot sec, il chassa Francine qui s'enfuit en courant et Monsieur s'adressa à son épouse.

— Madame ! En voilà assez ! Mes gens fouillent et ne trouvent rien !

— Mon seigneur... c'est qu'il n'y a peut-être rien à trouver, avança délicatement la baronne.

— Vous controuvez madame et j'ai bien l'intention de vous dépouiller de votre mensonge, reprit-il avec aigreur. Je suis venue vous dire de me suivre. Il est temps que vous répariez un mensonge et une omission ! lui assena-t-il en lui prenant brusquement le poignet.

Sous l'assaut de son mari, la baronne ne répondit rien pour ne point l'encolérer davantage, mais au mitan du chemin, elle se hasarda à lui demander les deux forfaits qu'il lui imputait. Le baron la laissa sans réponse jusqu'à ce qu'ils pénètrent dans sa chambre et qu'il la jeta sur sa couche. D'une main, il troussa sa lourde jupe et ses jupons, déchira la fine dentelle des manches, trancha les liens du corps baleiné et quand il la reluqua nue et vulnérable, il la posséda de plein droit avec fureur et désir de domination. Entre deux râles de plaisir, il éclaira son interrogation en lui chuchotant à l'oreille :

— Je vous dépouille de votre culpabilité, je vous déshabille pour m'assurer que vous ne cachez rien de secret dans vos atours...

Pendant qu'il lui disait cela, des domestiques entrés en grande discrétion, s'afféraient à ramasser les vêtements de la baronne et s'éclipsèrent discrètement par une porte de service pour passer au peigne fin ses oripeaux. Madame avait bien honte qu'ils la vissent dans une telle posture avec son mari, mais discernant que cela lui avait décuplé une vigueur bestiale, elle serra les dents et chercha en Dieu la force de tenir.

— Ensuite, reprit le baron enivré de plaisir, je vous offre la possibilité de vous racheter auprès de moi. Depuis notre mariage, je désespère que vous soyez grosse du fils que vous me devez ! J'ai bonne foi que vous me comblerez, sans quoi, à l'avenir, je crains que nous devions nous connaître plus souvent madame... Je suis tenace, vous le savez, quand je réclame quelque chose qui m'est dû.

À la fin du devoir conjugal forcé, la baronne, nue comme Ève, souillée comme Lilith, tira rouge d'opprobre un drap de coton blanc contre son sein molesté et gonflé, et attendit que son époux quitte la pièce au plus vite pour pleurer et recouvrer un semblant de sécurité dans la solitude. Dévisager la silhouette de son mari lui devenait insoutenable. Las, il se retourna et la força à le regarder avec attention, épreuve de trop, et la baronne, démunie, lui offrit un hoquet, puis ses larmes et le baron sourit, satisfait de son œuvre en lui lançant.

— Pour savoir le fin mot de la mort de Louise, elle sera autopsiée.

 

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