Chapitre 4

4

 

Kellan

 

Je suis perdu.

Jamais je ne rentrerai chez moi, c’est certain.

Après la pluie salvatrice, les arbres se mettent à craqueler et à s’agiter : c’est terrifiant !

Des émotions contradictoires cognent si fort dans ma tête qu’elle va finir par imploser. Je ne contrôle plus rien, pas même mes larmes qui s’échappent à gros renfort de sanglots qui me secouent tout entier.

Comment puis-je être aussi impuissant face à mon destin ?

Comment une simple balade, au cœur de cette nature que j’affectionne tant, a-t-elle pu se transformer en un tel cauchemar ?

Comment ai-je pu me laisser entraîner dans un tel guet-apens de la sorte ?

Ils me scrutent de leurs feuilles dans un bruit devenu assourdissant. Jamais je n’aurais imaginé ma paisible forêt mugir de cette manière. Tout en elle est un cri dont je ne comprends pas un traître mot, si ce n’est qu’elle veut ma peau.

Comment lutter ?

Ils sont si grands, et je suis encerclé. Je ne dispose d’aucune échappatoire.

C’est probablement le feu qui l’a mise dans une telle furie. Si seulement elle pouvait lire dans mes pensées, elle saurait que je ne lui souhaite aucun mal, bien au contraire…

Je hurle, je tourne, implorant le Ciel de m’entendre et de m’épargner. Je perds pied et sombre dans la folie. Quand soudain, je m’écrase lourdement au sol. Vite ! Je dois m’éloigner des arbres. Je glisse sur mes fesses et me retrouve tout pile entre eux. C’était sans compter sur la présence d’un minuscule arbrisseau à peine sorti de l’humus. Le fourbe me prend par surprise et manque de m’électrocuter !

Une avalanche d’images et de sons déferle aussitôt dans mon esprit qui tourne à plein régime sans que je puisse le maîtriser : les arbres se parlent, s’entraident et interagissent de manière organisée. Tous les moyens sont bons : sons, vibrations et rapprochements physiques. Ils usent de tout ce que la nature leur a offert pour garantir une solidarité organique universelle. Ils n’en laissent pourtant rien paraître…

La communication s’achève sur un message d’une clarté limpide : « Save our souls. »

Je tombe des nues. Mon ressentiment, mes craintes et mes appréhensions s’effacent aussitôt, laissant place à mon empathie naturelle.

Ainsi, les arbres auraient besoin de mon aide ?

Mais de quelle manière suis-je censé intervenir ?

Comment pourrai-je les aider du haut de mon mètre soixante-dix-neuf ?

Ma vocation écologique n’a jamais été entendue. Pire, les gens s’en sont moqués. Je n’ai pas l’étoffe d’un leader, je ne peux rien pour eux, malheureusement.

Pourtant, je ne peux me résigner à baisser les bras aussi facilement. Il doit bien y avoir un moyen de faire entendre raison au monde… Si déjà je parvenais à cerner le problème majeur des arbres, ce serait un bon début.

Mais comment échanger avec eux ?

Je me souviens avoir discuté avec ma mère des bienfaits allégués de la sylvothérapie, communément pratiquée au Japon. Il me semble toutefois que cette pratique ne permet que l’apport d’une forme d’énergie vitale par l’arbre à l’homme. Mais, dans ce cas, d’où sont issues les informations projetées dans mon esprit, il y a quelques minutes ?

Et si ceux qu’on avait pris pour des illuminés, comme Beth Moon[1], étaient en fait des sages dotés de capacités de communication interespèces ?

Au point où j’en suis, je ne perds rien à essayer. Et si je dois périr sous les coups d’un arbre belliqueux, revanchard ou désespéré, autant que cela se fasse sans délai. Je me relève lentement et tourne les épaules doucement, à la recherche d’un spécimen qui me convienne. Il y en a un spécialement grand et beau, au tronc creux, à quelques mètres seulement. J’ai l’impression que ses congénères le pointent de leurs branches, comme pour m’inviter à le rejoindre.

Je l’observe un instant : il est majestueux et immense. Celui-là n’est manifestement pas né de la dernière pluie. Je ne pourrais même pas entourer son tronc de mes bras.

Je m’approche.

À chacun de mes pas, la végétation s’écarte, formant une minuscule haie d’honneur. Je vois ainsi où je pose mes pieds. Je poursuis ma progression avec prudence, gagnant en confiance pas après pas. Chaque respiration affermit ma détermination, comme si un nuage invisible de bravoure emplissait mes poumons et affluait dans mon sang.

Enfin, j’arrive devant l’arbre. Je me poste devant lui et prends une grande inspiration.

C’est la première fois que je m’adresse à un végétal, j’ignore comment m’y prendre.

Comment savoir s’il consent à ce contact, d’ailleurs ? Je ne souhaite pas le lui imposer… Je lui explique d’une voix calme et posée comme je l’aurais fait avec un cheval inconnu :

— Bonjour, très grand arbre. Je crois que tes amis me recommandent de t’enlacer afin que nous puissions « discuter ». Je ne sais comment procéder, suis-je trop formel ?

Sans surprise, il ne me répond pas.

— Je vais m’approcher et te toucher de la main, puis, si tu es d’accord, je te prendrai dans mes bras. S’il te plaît, parle moins vite, cette fois ; je n’ai pas compris grand-chose, tout à l’heure…

Je m’avance à petits pas, la main tendue devant moi. Je pose à peine la pulpe de mes doigts sur l’écorce que les premières images me parviennent. Ce ne sont pas des images, en fait, mais des sensations : je ressens leur vie, leur solidarité, leur amour. Je comprends comment l’arbre mère veille sur sa parcelle de forêt, comment il nourrit ses enfants par le biais de ses racines presque plus impressionnantes encore que son feuillage. J’appréhende leurs mécanismes de défense, leurs modèles d’adaptation et leur incommensurable mémoire transmise de génération en génération. Tout ce savoir universel était caché là, au cœur d’une forêt si accessible, et pourtant délaissée des Hommes. Je découvre cette communauté d’apparence silencieuse, mais tellement audible si on prend la peine de l’écouter.

J’entends maintenant un murmure dans le souffle du vent – je n’avais pas envisagé que mon étalon porte un nom si plein de sens !

— Sarenhes…

Je ne peux m’empêcher de répondre à haute voix :

— Saaarennhèsss ? Mais qu’est-ce que cela signifie ?

— Sarenhes… grand… arbre… mère… c’est moi… poursuit la brise, tandis que l’arbre m’étreint délicatement de ses branches les plus basses.

— Je suis enchanté de faire ta connaissance, Sarenhes. C’est un honneur pour moi… Kellan, pour te servir, mais il va falloir m’expliquer précisément ce que tu attends de moi…

— Enchanté… drôle… souffle l’arbre, pris de spasmes.

D’abord inquiet, je comprends soudain qu’il rit ! Ses feuilles se secouent en rythme, imitant le son cristallin d’un bâton de pluie. Il poursuit :

— Key Long… Ère des forêts… Protecteur…Terre-Mère…

L’arbre-mère semble exténué malgré sa splendeur. Je m’éloigne, comprenant que notre conversation l’épuise. J’en suis profondément désolé. Même en essayant de l’aider, je lui fais du mal… Je ne suis décidément bon à rien.

Soudain, l’humus s’illumine par à-coups. J’aperçois un fluide bleuté circuler, au gré du réseau racinaire, pulsant en direction de Sarenhes. La végétation dans son ensemble ploie et lui insuffle ce qu’elle a de force vitale. Ses enfants la nourrissent, la guérissent. J’assiste sans filtre à l’expression de leur solidarité, bien plus sincère et entière qu’elle ne le sera jamais dans le monde d’où je viens.

Je suis subjugué par tant d’altruisme et de compassion, au-delà des différences évidentes. C’est ce à quoi j’ai aspiré toute ma vie, sans jamais parvenir à en obtenir ne serait-ce qu’une once. Dans ce patelin, j’ai toujours été l’étranger, celui dont on avait peur, celui qu’on enviait, celui à qui on reprochait d’avoir pris ce qui revenait à un autre, plus local… Nous n’avons jamais pu compter sur les gens du village, la solidarité ne s’appliquait pas à notre famille pour toutes ces raisons aussi obscures qu’injustifiées… Et là, devant moi, des plantes de toutes natures se rejoignent dans le don inconditionnel de soi. Nous avons tant à apprendre d’elles…

Malgré la beauté de ce spectacle, quelque chose me contrarie : comment contribuer à sauver ce système ? Par quels moyens ? Mes découvertes restent incomplètes, et je ne saisis pas le rôle que je dois jouer ici. Les termes employés par l’arbre-mère sont empreints de mystère et entretiennent le flou dans lequel je suis plongé.

Un frémissement attire mon attention.

Un jeune arbre vigoureux s’ébroue tout en étirant une branche vers moi. Il souhaite probablement poursuivre la conversation entamée avec Sarenhes. J’hésite. Je ne voudrais pas l’affaiblir, d’autant plus que les autres ne pourront pas l’aider, cette fois. Il insiste. J’ai du mal à résister, je suis curieux d’en savoir plus. Ce que je viens d’apprendre n’a fait que m’ouvrir l’appétit, et maintenant, je suis insatiable. Et puis celui-là me plaît bien. Je ne sais pas, il a un petit quelque chose en plus. D’instinct, je dirais que c’est son aura qui m’attire.

Formaté par mes contacts avec les équidés, je lui parle en le rejoignant, pour le rassurer, lui ouvrir mon esprit avant qu’il ne puisse directement y accéder. Je ne ressens plus aucune appréhension lorsque j’arrive à sa hauteur, et c’est presque avec tendresse que je pose mes doigts sur lui.

Je ne suis pas submergé, cette fois, il se contente de m’adresser quelques mots :

— Révéler… Mage ultime…

— Je… je ne comprends pas… Qui est ce Mage ultime ? Ne me dis pas que c’est moi ?

— Tu dois… trouver… Mage ultime… résonne-t-il en moi.

Il ajoute, à bout de souffle :

— Révéler…

Le contact entre nous est soudain interrompu. Cela a dû constituer un effort « surarbre » pour lui. Je renonce donc à formuler d’autres questions. Mais ce n’est pas clair du tout. En fait, ça l’est encore moins qu’il y a quelques minutes.

Qui est ce Mage ?

Et comment le retrouver ?

Où faut-il commencer à le chercher ?

 

 

 

[1] Beth Moon est une photographe qui s’est fixé pour mission, en 1999, de réunir des informations sur les arbres ancestraux. Elle a publié un recueil de photos en 2014, intitulé Ancient Trees : Portraits of Time.

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