Chapitres 2 et 3

2

 

Évie

Les informations sont peu encourageantes, des affrontements un peu partout, quelques pandémies çà et là, et toujours cette tragique extinction de masse. Bien que les experts tirent la sonnette d’alarme depuis des décennies, personne ne semble l’entendre : notre pauvre planète est à bout de souffle et, un de ces jours, elle risque bien de s’éteindre, et nous tous avec elle. Pour le moment, nous sommes à peu près en sécurité dans ce village d’à peine quelques centaines d’âmes, au cœur d’une vallée normande.

La mine renfrognée de mon fils m’arrache un sourire. Peu intéressé par son apparence, ce gamin a toujours l’air de s’être coiffé avec un pétard et habillé avec le premier truc sur lequel il a mis la main dans sa penderie : un pantalon d’équitation râpé, un sweat trop large et des chaussettes remontées jusqu’en haut des mollets. Pourtant, avec ses grands yeux noisette cernés d’or et son regard charmeur, il est irrésistible.

Chaque jour, depuis le début de ces vacances d’été, je le vois reprendre vie. Comme beaucoup de jeunes de son âge, il refuse de me parler de ce qui le contrarie, mais je vois bien qu’au lycée, il n’est pas dans son élément, que quelque chose le trouble au point de progressivement affecter sa santé. Loin des couloirs de béton, sur la moquette de gazon et sous les arches de bois vert, son visage pâle reprend peu à peu des couleurs. Accompagné de Whisper, il reprend sa place naturelle, retrouve un sens à sa vie. C’est décidé, l’an prochain, il suivra les cours par correspondance.

Je ne veux plus avoir ce sentiment de le mener à l’abattoir, alors qu’il pose à peine le pied en ville. C’est trop dur pour mon cœur de mère, et je ne suis pas certaine que ce sacrifice lui apporte autant qu’on veut bien le prétendre. Finalement, qu’apprend-il de plus, là-bas ? Rien de véritablement important, j’en suis certaine. Un vague formatage pour s’assurer de faire rentrer cette main-d’œuvre malléable dans les cases. Ce n’est pas ce que je souhaite pour lui. Et puis, il n’est vraiment heureux qu’avec son fidèle ami, son frère, Whisper. Le destin de ces deux-là est étroitement lié, j’en suis convaincue, ce ne peut être une simple coïncidence, s’ils sont venus au monde le même jour !

Alors que j’apporte une balle de foin pour complémenter le troupeau, dont le pré d’été n’est déjà plus qu’une paillasse jaune desséchée, j’aperçois Whisper qui broute le long du chemin et Kellan, assis près de la motte Féodale. Je lui adresse un signe de la main qui reste sans réponse. Plongé dans ses rêveries, il ne m’a probablement pas vue.

Il se lève soudain et disparaît, absorbé par l’opulence verte de la forêt.

Ça y est, mon fils prend son envol.

 

 

 

3

 

Sarenhes

Voilà quelques heures qu’un Potentiel est entré dans notre réalité. Je ne sais pas vraiment comment je l’ai reconnu, je n’en ai jamais vu auparavant. Cela fait pourtant plusieurs siècles que je prospère, entourée de ma famille, mais jamais nous n’avions eu besoin de l’aide de l’un des leurs jusqu’alors.

Lorsque ce moment est arrivé où la menace s’est révélée incontrôlable et nos forces si limitées et désemparées, l’Univers et la Terre-Mère se sont concertés et ont admis qu’il nous fallait une aide extérieure plus puissante encore que les loups polymorphes. Cela faisait des millénaires que les Protecteurs avaient été endormis au cœur de la planète. Chacun espérait qu’ils jouiraient paisiblement de cet état de sérénité pour l’éternité. Mais la cruauté des Hommes et leur insatiable avidité ont mis un terme à cette quiétude.

Ils ont commencé par déboiser pour s’installer. Sans chercher à établir le contact, estimant sans doute que les autres espèces ne pouvaient aussi être sapiens sapiens qu’eux.

Du haut de leur arbre de vie – si ce n’est pas aberrant de l’avoir nommé ainsi, alors qu’ils nient purement et simplement notre qualité d’êtres vivants –, ils se sont autoproclamés régents de notre mère.

Sans aucune mesure, ils ont pillé les ressources, parfois sans s’en rendre compte, de milliers d’autres espèces.

Souvent, ils ont pris des vies, sans un remerciement ni un regret. Mais le pire, c’est qu’ils l’ont fait, non à des fins de survie, mais pour générer des richesses toutes relatives et un confort bien superflu.

Ils ont ainsi créé le concept de gâchis et préféré maintenir certains des leurs dans le besoin plutôt que de leur fournir des biens destinés à être relégués au rang de détritus.

Les ordures ou poubelles – appelons-les comme on le souhaite – sont aussi le fruit de leur intarissable cupidité couplée à un manque de bon sens évident : ils les abandonnent la plupart du temps dans les océans au lieu d’en tirer un bénéfice terrestre. Ils ont même considéré que notre mère ne faisait assez bien son travail et ont commencé à emballer les fruits et légumes ou toute autre création futile par des morceaux de plastique aussi indestructibles qu’inutiles. Le bilan est catastrophique. Le monde marin suffoque. Le monde souterrain aussi. Se sont ajoutées à cette horreur la propagation de substances toxiques et de trop nombreuses catastrophes nucléaires aux conséquences dramatiques, qui ont contraint des milliers d’espèces à la mutation ou à la mort.

Notre mère a bien tenté de nous aider à leur faire entendre raison, mais ils n’ont rien voulu savoir. Il n’y a pas plus sourd que celui qui ne veut pas entendre. Et au lieu de se reconnecter à elle et de reconnaître leurs erreurs, ils s’y sont confrontés, innovant toujours plus pour s’en prémunir et la soumettre. Mais ce qu’ils ne saisissent pas, c’est que si nous devons périr, eux aussi : ils ne peuvent s’affranchir de notre unité. Si nous souhaitons vivre, il faudra le faire en harmonie, et que tous œuvrent pour le bien-être de la communauté terrestre.

La réponse à nos problèmes est là, sous nos feuillages. Chacun de ses pas résonne telle une onde de choc. Sa présence est retransmise de mycélium en mycélium, jusqu’à parvenir au moindre recoin de notre monde. La faune diffuse aussi l’information, jusqu’aux plus inatteignables profondeurs des mers. L’ensemble des enfants de notre Terre-Mère sait que notre espoir est là.

Pourtant, de son côté, cette petite chose encore chétive ne semble pas comprendre ce qu’elle fait ici. Elle arbore une mine perdue et perpétue de bien étranges pratiques. Certaines sont bien offensives, comme ce feu qui aurait pu nous être fatal, si nous n’avions pas eu la capacité de générer de la pluie en abondance.

Dans les souvenirs hérités de mes ancêtres, les Protecteurs n’ont ni cette apparence ni ces manières. Peut-être le Potentiel n’est-il pas suffisamment mûr ? Ce qui commence à m’inquiéter, c’est qu’il ne semble pas déceler notre présence ni même celle de la faune. Malgré les louables intentions que je perçois dans son cœur, il paraît déconnecté de son environnement, de nous… Il a semblé si surpris lorsqu’un de mes enfants a tenté de le réconforter, puis il s’est convaincu d’avoir halluciné : quel étrange défenseur qui ne croit pas en l’existence de ses protégés !

Nous manquons de temps, il doit sortir de sa torpeur et assurer sa mission. Je ferai mon possible pour l’y aider, même si je me sens de plus en plus faible. J’espère ne pas m’éteindre avant que ma succession soit assurée, car cela signerait la disparition de ma descendance, déjà si fragilisée par les attaques continuelles des Hommes.

Il y a urgence ! Nous devons entrer en contact avec lui, et moi plus que tout autre.

Cela passe nécessairement par un contact physique. Je me concentre autant que je peux et tente de lui parler sans détour :

— Viens, petite bestiole… viens te blottir dans mes branches, te réfugier dans mon tronc, caresser mon ramage et admirer mes racines. Confie-toi à moi… craqué-je de toutes mes feuilles, passablement aidées du vent. Approche-toi, pose tes doigts sur moi et sens la vie qui m’habite encore un peu… supplié-je.

Mais rien… le petit être ne comprend pas. Il reste sourd à ma complainte. De la pluie coule sur son visage. Saurait-il, comme nous, faire pleuvoir à volonté ?

Non, ce n’est pas ça.

Son cœur se serre, et le désespoir s’empare de lui.

Il est si communicatif. Pourquoi les Hommes n’ont-ils pas entendu son amour pour notre mère, au lieu de lui inculquer leur haine imbécile ?

Pourquoi est-il si triste ?

Il se trouve à l’endroit précis où il doit être et il hésite comme un arbrisseau…

Il semble si fragile.

Ses émotions s’entrechoquent sur son visage, comme si son esprit ne parvenait pas à lui indiquer la voie à suivre. Et son petit corps si frêle… Sera-t-il en mesure de nous apporter l’aide dont nous avons tant besoin ?

Je tente une dernière fois :

— Je suis là, petite bête, n’aie crainte, tout ira bien… Nous sommes là pour toi comme tu seras là pour nous… Je l’espère…

Il n’est pas assez sensible pour interpréter mes vibrations sans contact. Il doit me toucher.

Peut-être se laissera-t-il aller, lorsque la solitude lui pèsera trop.

En espérant que cela arrivera vite.

Je rassemble mes esprits et étire mes racines pour adresser un message aux miens :

— Mes enfants, nous avons besoin du Potentiel, mais il a aussi besoin de nous, aussi vrai que sans arbres, il n’y a pas d’oxygène. S’il se penche vers vous, s’assied à la base de votre tronc, escalade vos branches ou vient s’y nicher, délivrez-lui le savoir. Expliquez-lui qui nous sommes et ce qu’il est. Montrez-lui les souvenirs ancestraux et communiquez-lui le message : il doit trouver le Mage ultime. Je compte sur vous, mes enfants. De votre dévotion et de votre persévérance dépend notre avenir à tous…

Un acquiescement unanime fait vibrer l’atmosphère.

Je suis soulagé, nous parviendrons à nos fins.

Je m’étonne néanmoins de l’absence des loups. Ce n’est sans doute pas plus mal pour une première approche, déjà que le Potentiel n’est pas rassuré et se croit en milieu hostile : la présence d’une meute de loups argentés gigantesques, aux crocs acérés, ne ferait qu’ajouter au malaise ambiant.

Tiens, voilà maintenant qu’il tourne sur lui-même en se tenant la tête. À l’entendre, il oscille entre désespoir, colère et suspicion…

Il va mal, vraiment.

Il finira par tomber et nous serons là, tout n’est qu’une question de patience, et je reconnais que j’en ai de moins en moins.

Et si je l’aidais un peu ?

À tourbillonner ainsi, il se retrouvera immanquablement à terre. Je peux bien accélérer les choses, après tout. Je relève une racine de manière à former une boucle dépassant à peine du sol, mais suffisamment pour qu’il s’y prenne les pieds. Et le tour est joué ! Il se retrouve hébété sur les fesses et glisse en direction d’un nouveau-né. Son petit gabarit doit le rassurer. Pourtant, il n’est pas question de taille, ici. À peine l’a-t-il effleuré que mon tout jeune enfant lui assène une décharge d’énergie chargée d’informations. La transmission est brève, mais efficace.

Le petit être se recroqueville au milieu du sous-bois : on croirait un énorme œuf noir.

En espérant qu’en découle la naissance d’une conscience.

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