Chapitre 4/4 Deux étoiles

Parfois, je ne sais plus très bien de quel côté des barreaux je me trouve.

C’est comme si quelqu’un avait posé une grille sur une flaque d’eau et que j’y contemplais mon reflet.

                                                           F.

 

 

 

 

2055

Quelque part,

dans une galaxie

    lointaine, très lointaine…

 

 

Imaginez, si vous pouvez, un voile noir tendu, là-haut, si haut, sous l’immense plafond d’une pièce sans murs ni sol. Imaginez donc vos deux pieds, posés sur bien moins que de l’eau. Imaginez un puits sans fond et jetez-y vos idées folles.

 

Imaginez, si vous pouvez, un endroit qui ne tient à rien, mais dans lequel tout coïncide. Soudain, les repères s’effacent. Vous êtes pris de surdité et d’une cécité sans fin. Plus rien n’existe que le vide. Plus rien n’existe que l’espace.

 

C’est une étrange solitude, à son terrible paroxysme. C’est être seul à en crever au milieu d’un million de gens. Au milieu de la multitude, c’est subir un tel ostracisme qu’il vous donne envie de pleurer et envie de rompre les rangs.

 

 

C’est quoi, la solitude, alors ? C’est quoi, être seul, tout petit ? C’est quoi, être l’autre, là-bas, celui que tout le monde observe, celui que tout le monde ignore, celui dont tout le monde rit, celui que l’on montre du doigt, cette plante en manque de sève ? Étoile au milieu des étoiles, on la voit sans même la voir. On ne sait même pas son nom et on s’en fout. C’est juste un point. Ce que ressentent les étoiles, on ne veut pas trop le savoir. Le ciel est bleu, tout tourne rond. On les oublie et tout va bien.

 

C’est cette blessure indolore, ce cri que personne n’entend, qui fait bien le plus de mal, je crois. Il pleut même quand il fait beau. À l’intérieur, on est dehors. À l’extérieur, on est dedans. Quoi que l’on soit, où que l’on soit, c’est n’être jamais comme il faut. C’est sentir le vide entre soi et le monde qui nous entoure. C’est se sentir si loin de tout qu’on ne sait plus trop où l’on est. C’est le silence et, à la fois, c’est tout ce bruit, qui nous rend sourds, qui nous fait peur et nous rend fous. Plus rien n’est là, plus rien n’est vrai.

 

La solitude est incolore. C’est un invisible corset, serré tout contre votre corps, qui vous oppresse sans arrêt. C’est un point blanc sur un fond noir. C’est une voix dans le silence. C’est l’abandon, face à l’espoir. C’est soi, face à eux. C’est l’errance. C’est un rien au milieu d’un tout. C’est un tout au milieu de rien. C’est la raison qui vous rend fou. C’est la folie qui vous retient.

 

C’est ce vaisseau perdu, là-bas, au milieu d’un vide sans fin et qui dérive pas à pas vers l’infini, vers le ravin. À y regarder de plus près, on dirait qu’il y en a deux. On dirait bien, oui, on dirait… oui, c’est bien ça, voilà, l’un d’eux s’est amarré. Un visiteur ? Allons voir ça. Approchons-nous et regardons à l’intérieur si leur histoire vaut le coup.

 

Entrez ! entrez, mon cher ami. Cela faisait vraiment longtemps que j’attendais votre venue. J’en ai rêvé, je vous l’avoue. Asseyez-vous, je vous en prie. C’est un grand jour. Je suis content ! ah ! je vous ai tant attendu ! soyez ici comme chez vous. Si j’avais su que vous veniez, j’aurais préparé l’apéro ! non, je plaisante. C’est interdit. C’est marqué dans le règlement. Pas d’alcool pour les prisonniers. La livraison est pour bientôt, d’ailleurs. Tous les trente à midi, ils font le ravitaillement.

 

C’est un gros spacio-container qui vient m’apporter à bouffer. Il s’arrime et ouvre la porte. C’est carrément automatique ! moi, je n’ai pas grand-chose à faire. Dedans, tout est déshydraté. Je transvase ce qu’il m’apporte, j’appuie sur un bouton et clic ! le container ferme le sas, l’intérieur est scanné, au cas où je m’y cacherais pour fuir. Je te le dis, c’est sans issue. Puis il repart dans l’autre sens et moi, et bien, je reste là. J’ai déjà tenté de m’enfuir. Ça m’a coûté dix ans de plus.

 

Il me reste six ans à faire et je pense bien trop souvent à raccourcir cette durée. Un jour, ils me trouveront mort, pendu à ce grand luminaire où bien là, baignant dans mon sang, les veines des poignets tranchés. Ils ne trouveront que mon corps. Mon âme est déjà partie loin. Elle est libre comme l’oiseau et légère comme le vent. Ils ne pourront pas l’enchainer. Elle se roule dans le foin. Elle navigue au fil de l’eau. Elle est libre, au moins tout autant que je suis ici prisonnier.

 

Ils m’ont enfermé pour de bon dans la plus spacieuse des cages. J’ai tout l’espace qu’il me faut, si je peux m’exprimer ainsi. L’univers entier pour prison. On m’a bien vendu le voyage. Pas de matons, pas de barreaux et de la paix à l’infini. La seule chose qu’ils demandent, c’est, en quelque sorte, un boulot. Je dois me balader partout pour trouver des constellations. Petites, moyennes ou grandes, la tête en bas, la tête en haut, je mesure et je note tout. Des étoiles à profusion !

 

Ah oui, je dois noter aussi si je vois des météorites ou des trucs un peu rigolos, ou des phénomènes bizarres. J’ai déjà vu quelques ovnis. La plupart allaient bien trop vite pour pouvoir prendre une photo, mais, au moins, moi, j’ai pu en voir. Ça met des rêves plein les yeux. Parfois, en les voyant passer, j’aurais voulu les retenir. J’aurais bien voulu qu’ils s’arrêtent et m’emmènent loin avec eux. Mais bon, comme vous le voyez, je suis toujours là. Mon empire se limite à cette navette.

 

Parfois, je repense à avant, quand j’étais gamin, sur la Terre. On ne connait de nos bonheurs que tous ceux que l’on a perdus. C’est ainsi. Quand j’étais enfant, on partait ensemble à la mer, avec mes parents et ma sœur. J’en ai un souvenir ému. On choisissait un coin tranquille, sur la dune, tout près de la plage. La table rouge dépliée (ce n’était pas toujours très stable), on pouvait manger en famille. Je garde ces belles images. Les salades de crudités… parfois, un petit goût de sable.

 

Après manger, on s’asseyait sur les rochers, avec Papa. On regardait la mer danser et il me prenait dans ses bras. Les souvenirs ont un parfum, que l’on garde au fond de nos cœurs et celui-là, j’en suis certain, c’était le parfum du bonheur. J’avais gardé une photo de l’un de ces instants précieux. Mon père et moi, tout près de l’eau, sa main sur mon épaule. Nous deux…

 

Il avait mis son t-shirt vert. Le mien était rouge, je crois. Je voudrais partir en arrière pour revivre ce moment-là. Bon Dieu, j’en ai la boule au bide rien que de repenser à ça. J’en ai presque les yeux humides. Enfin bref… c’était mon papa. Tous ces moments que j’ai vécus partiront un jour, avec moi. Les mots, les regards, disparus. Ça n’aura jamais été là.

 

Tout ce temps, avec les copains, qu’on passait devant la maison à se marrer pour trois fois rien. C’était vraiment bien. C’était bon. Quand il faisait beau, on sortait faire du skate dans la rue. En fait, j’ai vraiment l’impression qu’il faisait toujours un peu beau, comme si mon cerveau gommait les jours trop gris ou il a plu. Dans mes souvenirs, il fait bon. C’est l’été. Partout, il fait chaud. Bref, on sortait avec nos skates. On avait quoi ? Quinze ans, seize ans. La rue était en pente. Bingo ! tous à plat ventre ! on décomptait puis on s’élançait, bille en tête, tout à fond, la tête en avant. Nos doigts frôlaient le goudron chaud. Ça, c’était du sport. Et du vrai !

 

L’aventure était parfois source d’un genou un peu écorché, ou un coude, ou même les deux, mais je peux quand même te dire qu’on terminait souvent la course sans qu’il n’y ait eu de blessé. Des skateurs fous ! un peu, mon n’veu ! putain, mais qu’est-ce qu’on pouvait rire. On roulait de plus en plus vite, au mépris de tous les dangers, et tout au bout de cette pente, on finissait dans un jardin. Un tonneau dans les marguerites ! un vol plané dans les rosiers ! et on terminait la descente, couverts d’herbe des pieds aux mains !

 

Tu vois, je crois qu’après l’enfance, plus rien ne vaut vraiment le coup. On devient vieux. On devient con. On a peur de n’importe quoi. Ah… c’était si bien, l’insouciance. Ce temps où l’on se fout de tout. Si le monde tournait bien rond, crois-moi, les enfants seraient rois. Mais on n’est même pas foutus d’en prendre soin, de nos enfants. Alors, comment donc leur apprendre à prendre soin de leur voisin ? La violence et les films de cul. Voilà tout ce qu’on leur apprend et quand l’un d’eux vient à se pendre, on ne fait rien de plus. Non, rien.

 

Enfin, bon. Ça, toi, tu t’en fous. Hein ? Avec tes trois poils au cul et ta face de… enfin bref… tu diras que c’est du racisme, mais bon, c’est pas à Diên Biên Phu ou à Shanghaï que t’aurais pu monter dans un aéronef et faire du spacio-tourisme. C’est bien cool, pour vous, d’arriver, les poches remplies de pognon. Ça se croit à l’El Dorado et ça ne veut plus en partir. Je ne suis pas un vacancier ou un gros touriste à la con. Ah, c’est sûr, j’en prends, des photos. Mais pas trop pour les souvenirs.

 

Je voyage autour des étoiles depuis un tel paquet d’années… parfois, je ne sais plus très bien si j’ai un jour vécu sur Terre. Même une aurore boréale ne peut encore m’étonner. Je ne m’émeus plus trop de rien. Je rêve peu. C’est mon enfer. Pourtant, c’était mon paradis. C’était tellement excitant. S’envoler au-delà des cieux… atteindre tous les horizons… j’ai parcouru les galaxies, traversé l’espace et le temps… c’est vrai, j’en ai pris plein les yeux. Ça, j’en ai eu pour mon pognon.

 

Ça fait envie, non ? Bah ! tu vois, pas vraiment. Si je fais la somme des bons moments et des mauvais, crois-moi, le compte n’y est pas. Le gars qui se tient devant toi est le plus malheureux des hommes. J’ai perdu tout ce que j’avais et je suis si loin de chez moi. Je me souviens d’un temps lointain où j’étais jeune moi aussi. J’en ai un vague souvenir. C’est loin, tout ça. Ça fait longtemps. C’est en deux mille trente et un, en janvier, que je suis parti. J’aurais déjà dû revenir. Cela devait durer vingt ans.

 

« Fais ta peine et tu redescends », qu’ils disaient, les costards-cravate. Résultat, je suis toujours là à compter les météorites. Je suis détenu-explorant. Ils sont sympas, les bureaucrates, d’inventer des trucs comme ça. Enfin… on a ce qu’on mérite. Je ne suis pas là par hasard. Non, ce n’est pas tombé du ciel. C’est même le contraire, en fait, puisqu’ils m’ont envoyé ici. Mais puisque tu veux tout savoir, voilà ton dû. Voici ton miel. Ils m’ont mis dans cette navette parce que j’ai pris une vie.

 

C’est pour ça. J’ai tué quelqu’un. Après, au vu des circonstances, ils auraient pu être indulgents. Il était venu nous tuer. Il m’a raté, ce gros crétin ! Ma sœur n’a pas eu cette chance. À cause du harcèlement, sa sœur à lui s’est suicidée. On a appris que la gamine s’était déjà fait harceler par des nanas, toute une année, dans son ancien bahut. Tu vois ? Alors forcément, j’imagine que quand tout a recommencé, elle n’a pas pu supporter. Elle s’est dit : « j’arrête là ».

 

Apparemment, ma sœur à moi, Léa, et quelques autres filles l’avaient un peu trop chahutée. Elles ne pensaient pas à mal. La fille est allée sur le toit puis elle a enjambée la grille et puis voilà, elle a sauté. Pour en finir, c’est radical. Parfois, juste une goutte d’eau, ça paraît si peu, si petit. Ça s’essuie d’un revers de main. Il en faut plus pour tout changer… mais quand tombe celle de trop, tu sais, quand le vase est rempli, alors, tout déborde soudain et là, c’est un raz-de-marée.

 

Moi, je crois que son maudit vase était plein depuis bien longtemps. Il en aura fallu bien peu, mais ça a suffi pour la tuer. Une étincelle et hop ! le gaz envoie tout valser dans le vent. Je crois qu’on se soucie trop peu du sort des ados harcelés. Je n’y avais jamais pensé avant tous ces événements. Pauvre gamine… on aurait dû… qu’est-ce qu’on aurait bien pu y faire ? Ce sont des bombes que l’on crée. Des bombes à retardement. Ils devraient parler un peu plus de tout ça sur le temps scolaire.

 

J’aurais bien sauté dans le vide, mais la porte ne s’ouvre pas. Le bouton est à l’extérieur. Mesure de sécurité. Pas d’évasion, pas de suicide. Mais heureusement, te voilà ! mon visiteur libérateur ! ben tu voies, la curiosité, c’est vraiment un truc à la con. Mais c’est gentil d’être passé causer un peu, de bon matin. Les liens ne sont pas trop serrés ? Tu respires sous le bâillon ? Bon, et bien, je dois te laisser. Tu verras, tu seras très bien. J’ai mis un couteau dans l’évier.

 

Tu pourras donc te libérer quand je serai parti. Voilà. Je te laisse donc mon navire et je prends possession du tien. Je mets les voiles. J’ai repéré un très joli petit endroit et cette terre, je peux te dire que les autres n’en savent rien. Ils peuvent me chercher longtemps, mais même s’ils font de leur mieux, ils ne sont pas près de trouver l’endroit où je serai parti. Moi, ça m’a pris plus de quinze ans pour enfin tomber sur ce lieu alors, ils peuvent s’accrocher. Bon courage à ces abrutis.

 

Tu leur diras que Fred n’est plus du tout détenu-explorant, mais un homme libre et heureux qui ne leur doit plus rien du tout. Qu’ils sortent leurs doigts de leur cul. Ils emprisonnent leurs enfants plutôt que de s’occuper d’eux. On vit dans un monde de fous. Allez, tchao ! si la prison sert vraiment à nous éloigner, nous, les criminels, les parias, les monstres et bêtes immondes, alors je leur donne raison. Qu’ils ne viennent pas me chercher. Promis, je ne reviendrai pas. Je me tiendrai loin de leur monde.

 

De toute façon, je n’ai plus rien qui me retienne sur Terre. Mes parents et ma sœur sont morts alors pourquoi donc revenir ? Les humains sont tous des vendus. Ils crèveraient leur propre mère pour du pouvoir ou pour de l’or. De tous les maux, l’homme est le pire. L’homme a rendu l’humain mauvais. Je suis désolé, cher ami. Tu te retrouves piégé, là, otage de mon évasion. Et oui. C’est moi, l’humain mauvais. Pourtant, avant, j’étais gentil, mais on s’est attaqué à moi alors je suis devenu con.

 

Les mains et les pieds attachés, l’homme assis en face de lui, adossé contre le mur froid, semblait très calme et détendu. Le bâillon était trop serré. Les liens lui faisaient mal aussi, mais bon, il ne se plaignait pas. Il attendait que soit venu le temps de se mettre debout. Il attendait, comme un chasseur attend que le petit lapin flaire l’appât, s’approche un peu puis, doucement, passe son cou, s’étrangle et meure. En attendant, sage et serein, il sifflotait Les gens heureux.

 

Fred fut surpris, lorsqu’il entra dans son nouvel engin volant par la propreté de ce lieu. Le sol avait été lavé et ça sentait bon l’acacia. Enfin un désodorisant qui ne sentait pas le vieux pneu ou le patchouli périmé. Tout était rangé à sa place. Pas un papier ne dépassait d’un tiroir ou d’une étagère. C’était une fusée témoin. Seule ombre au tableau, une tasse séchant à côté de l’évier.

 

« Encore un buveur de thé vert… » marmonna Fred, sûr et certain que Hanja mangeait des sushis et chiait des rouleaux de printemps. Ça, c’était son côté raciste. Pour les stéréotypes, action !

 

Les noirs ont tous un gros zizi !

Les juifs ont tous beaucoup d’argent !

Les arabes ? Tous des terroristes !

 

Il ne disait rien sur les cons.

 

Fred n’était pas un militant, un activiste, un dur de dur. C’est le bras droit extrêmement tendu qu’il votait, ça, c’est sûr, mais jamais il n’aurait osé le dire en public. Pas du tout. Il n’arborait ni croix gammée ni symbole suprémaciste. Il n’aimait pas les étrangers. Il n’en pensait pas moins. C’est tout.

 

Là-dessus, il était comblé, car ce n’était pas les visites d’immigrés ou de clandestins qui venaient prendre de la place dans sa vie, remarquons-le bien, depuis qu’il était dans l’espace. Et voilà donc que débarquait cette espèce d’hurluberlu, cette raclure de bidet, cet emplumé, ce trou du cul (ça, bien sûr, c’est Fred qui le dit) qui, non content d’y être entré, cherche à lui voler son chez-lui. Avouons-le, c’est un peu gonflé.

 

Alors Fred lui avait montré, en trois ou quatre ramponneaux, ce qu’il en coûtait d’agresser le capitaine du bateau. C’est une porte de sortie que venait de lui apporter cet inconnu, comme un messie apporte la sainte pensée. Après l’avoir bien attaché, il avait laissé le gars là et s’était donc précipité dans son vaisseau. Nous y voilà.

 

                Au fond de la petite pièce où il se trouvait à présent, il y avait deux grandes caisses, un petit lit, un bureau blanc et une lampe de chevet, posée au bord de celui-ci, près d’un crayon et d’un carnet. Quelque chose y était écrit.

 

Bonjour. Je m’appelle Hanja et j’aurai vingt ans très bientôt. J’avais prévu de débarquer dans ta navette et de te tuer. Oh… je ne suis pas de ces gars avec de super biscotos et des abdos à tout casser. Non. D’ailleurs, mon plan a échoué. Normalement, je suis entré comme un visiteur amical. Quelques banalités, bonjour ! comment allez-vous ? Moi ça va… puis j’ai commencé à frapper. J’espère que je t’ai fait mal. Mais bon, ce n’était pas mon jour. Enfin, j’ai cru comprendre ça. Puisque tu lis ces quelques mots, c’est que c’est toi qui as gagné. Je suis soit mort, soit inconscient. En tout cas, j’ai dû prendre cher. Je crois que tu m’as mis K.O. et que tu m’as bien attaché, dans ta navette d’explorant. Round 1, Fred ! ça m’en a tout l’air.

 

Je suppose que tu as pris possession de mon véhicule. C’est évident. Bravo ! bien joué ! tu vas pouvoir filer en douce et moi, je suis coincé ici, pour longtemps, dans cette cellule. Mais j’ai quelque chose à t’avouer. Ton pied est dans un piège à ours. Un piège à loups, un piège à con, appelle ça comme tu veux. Le fait est que tu as marché dans la merde, en entrant ici. Je vais tout t’expliquer. Pardon. Toi, le poisson, ouvre tes yeux. Lis donc ça, faute d’écouter. Tu n’en croiras pas tes branchies.

 

Dans ton bocal, tu peux tourner. Tu ne nageras pas longtemps. Mais ça, je te l’expliquerai en temps voulu. Ça va te plaire. J’ai mis du temps à te trouver. Ça m’a pris à peu près deux ans. Je suis né quelque temps après que tu aies dézingué mon frère. Tu vois où je veux en venir ? Oui. Je suis sûr que tu comprends. Je suis le frère de Baé. Celui que tu as poignardé. Du plus vieux de mes souvenirs, même quand j’étais un enfant, c’est cette envie de te buter qui revient toujours me hanter.

 

Je n’ai plus ni frère ni sœur. Je n’ai plus de parents non plus. Je suis seul. Rien ne me retient ni à la vie, ni à la Terre alors, tu vois, je n’ai pas peur et si je dois poser mon cul ici jusqu’à la Saint Glinglin, aucun souci. Je peux le faire. Si je t’ai tué, c’est tant mieux. Vivre est bien sûr mon premier choix et si je peux partir d’ici en un morceau, je le ferai, mais je serai quand même heureux si tu meurs ici avec moi. Et si tu m’as tué, tant pis. Au moins, comme on dit, ça, c’est fait.

 

Si je t’ai écrit cette lettre, ce n’est pas que j’avais envie de discuter, là, avec toi, ou juste pour passer le temps. Un instant, tu as cru, peut-être, que tu t’en étais bien sorti. Il se trouve que toi et moi, on est un peu liés, maintenant. Si je suis en vie, tu es mort. Si je suis mort, tu vas mourir. J’ai piégé ma jolie navette avant de te rendre visite. Tu as déjà scellé ton sort. Tu ne pourras pas t’en sortir. Ne te creuse pas trop la tête. Je vais t’envoyer en orbite.

 

Le détecteur a déclenché le compte à rebours au moment où tu as pénétré ici. Dix-huit minutes pile-poil. Evidemment, pour l’arrêter, il faut le code. Oui, ça, c’est chiant. Tu vas finir en confettis ! fini pour toi, le carnaval ! combien de temps s’est écoulé depuis que tu lis cette lettre ? Combien de temps te reste-t-il ? dix minutes ? Ou peut-être moins… c’est marrant, je t’ai tant cherché… j’ai l’impression de te connaitre. Ça n’a pas été très facile, mais j’y suis. C’est bientôt la fin.

 

Je vais te laisser digérer ces quelques mots que j’ai écrits. Je vais te laisser paniquer en pensant à ce temps qui court. Je vais te laisser t’énerver, m’insulter. Vas-y, je t’en prie, et je vais te laisser pleurer comme j’ai pleuré. C’est ton tour.

 

Quelques minutes s’écoulèrent, comme s’écoule l’eau souillée lorsque l’on vide un lavabo, emportant dans son tourbillon le paradis, comme l’enfer. Fred n’osait même plus bouger. Il restait là, comme un nigaud, tremblant des orteils au menton. Chaque seconde était un plus et chacune était la dernière. Derrière un tic, derrière un tac, se cachait peut-être la mort. Derrière un mur, dans un campus, un triste élève manquait d’air, de peur que ne vienne l’attaque au détour d’un couloir. Encore.

 

Encore, avoir peur d’avancer. Avoir envie de s’arrêter. Avoir envie que tout s’arrête. Encore en vie… envie de rien. Encore, avoir peur d’y aller. Quelque part, un enfant brisé. Juste une tape sur la tête. Juste une claque et… ce n’est rien. Fred avait peur, comme avait peur cet enfant, de cette seconde où tout allait partir en vrille. Il avait peur de continuer. La peur, pire que la douleur, vous laisse à part et hors du monde, là où nulle étoile ne brille et où l’espoir n’est que fumée.

 

Il ressentait, chaque seconde, ce que ressentait chaque enfant, chaque élève, ado harcelé, chaque seconde de sa vie. C’était la sensation immonde que tout pouvait, en un instant, dégénérer puis exploser. L’angoisse habitait son esprit. La peur de tout. La peur, encore. L’envie de hurler, de s’enfuir. Derrière un tac, derrière un tic, derrière un mur, derrière lui. Trembler. Trembler de tout son corps puis accepter, dans un soupir. Fermer les yeux. Fermer la vie comme on ferme un livre abîmé, sans lire la fin de l’histoire. Éteindre la télé, soudain, en plein milieu d’une série au scénario mal goupillé. Tic…tac… fermer les yeux, s’asseoir et se sentir presque serein. Attendre encore un peu, et puis…

 

Là-bas, tout au fond de la classe, à la vue de tous, invisible, un océan au bord des yeux, au fond d’une rue, d’un placard… là-bas, tout au fond de l’espace, oublié de tous, inaudible, dans le néant, au fond des cieux. Noyé dans un épais brouillard, dans le noir, dans un noir sans fond, vint le silence de l’oubli.

 

L’indifférence générale avait gagné le premier prix et l’on ne perçut pas de son. Et l’on ne perçut pas de cris quand s’éteignirent deux étoiles au milieu d’une galaxie.

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